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RUSSIE (suite)

 

3 mai 2016 - 23 mai 2016

La route s'élève progressivement pour passer au-dessus des maisonnettes de bois installées en contrebas sur les rives de la Volga. La Volga ! Avec le fleuve Amour et la Mosckva, un des noms de fleuve qui ont bercé mon adolescence remplie de littérature russe. L'aperçu que j'en ai est beaucoup moins poétique que dans mes souvenirs... L'eau s'écoule entre deux rives verdoyantes qui portent encore les traces des brûlures de la glace. Les courants charrient de la terre et donnent une couleur brune au fleuve qui se divise en deux bras, le premier qui remonte en zigzague vers le nord, l'autre partant rejoindre au sud le fleuve Vazouza. Sur les bords de la Volga, quelques jardiniers cultivent leurs parcelles.  Passé le pont enjambant le fleuve, une zone commerciale d'un autre genre se déploie : de grands entrepôts et magasins de meubles. La M9 grimpe tout à coup sur l'autre rive, je dois appuyer fort sur les pédales pour tenter de prendre de l'élan. Ce côté-là a beaucoup plus de charme avec ses maisonnettes en bois et ses tracteurs et vieilles trabans garés sur les chemins de terre.  Le drapeau de l'ancienne Union Soviétique attire mon regard. Quelques maisons l'arborent sur des mâts dressés à l'intérieur des cours. La dislocation de l'Union n'a que vingt-cinq ans... 

Je vis chaque kilomètre qui m'emmène vers Moscou d'une manière différente depuis le début de la journée. Mes coups de pédale sont détendus, je roule la plupart du temps la tête en l'air, spectratrice de la vie qui s'agite autour de moi, savourant la fin du trajet, cherchant à prolonger les dernières étapes pour ne pas arriver trop vite. Etant donné le flou qui règne sur la suite de mon voyage - je n'ai toujours pas résolu la question épineuse du choix entre le retour par Helsinki et la Suède ou le détour par le Cap Nord - j'ai l'impression de vivre ma dernière grande séquence de vélo en roue libre. Dernier petit sas de liberté totale, les chevaux de l'imagination et de la rêverie débridés au fil des kilomètres. J'éprouve déjà de la nostalgie, je vis déjà les prémices de la fin du voyage. Je mets souvent pied à terre en arrivant à la hauteur d'un arrêt de bus. Je les affectionne, ces arrêts de bus bleu et blanc. Je les trouve accueillants (enfin quand ils ne sont pas trop délabrés, exposés aux quatre vents), je prends plaisir à m'y arrêter quelques minutes, le temps d'éplucher et d'avaler une orange, une poire, un bout de pain, de fumer une cigarette (c'est honteux, je sais), en regardant passer les voitures ou les gens quand je suis en zone habitée, ou en laissant vagabonder mes pensées en regardant les nuages, les bouleaux, le soleil, les oiseaux... 

Je suis excitée comme une puce à l'idée de voir Moscou en fête. Il faut que j'écrive à Céline pour lui confirmer que j'arriverai sans problème le 8 mai. Mon esprit tente de s'accoutumer à l'idée qu'après avoir passé tout ce temps toute seule je vais vivre pendant une semaine en famille. Curieusement j'ai hâte, alors qu'au bout du compte je connais très peu Céline. On s'est côtoyées dans un cadre professionnel à la Fédé, mais on n'a jamais trop eu l'occasion d'échanger des choses plus personnelles. Pourtant nos échanges et le peu que j'ai appris à connaître d'elle m'inspirent confiance. Je trouve ça extraordinaire qu'on se retrouve à Moscou ! Retrouvailles improbables, rendues possible grâce à Anny. 

Je me remets en route après une énième pause. Je m'arrêterai plus tard ce soir, aujourd'hui je traîne, et sans aucune inquiétude car le soleil se couche tard, et de toute façon il ne fera pas sombre avant 23 heures. Je pourrais pédaler longtemps encore, sans crainte de me faire surprendre par la nuit. C'est bon de me sentir aussi détendue, aussi zen. Comme mes angoisses d'avant le passage de frontière me paraissent futiles aujourd'hui ! De quoi donc avais-je peur ? Mon esprit fantasme beaucoup trop sur les pseudo dangers de l'inconnu. Ma tête est peuplée de fantômes et de représentations trucquées de la réalité. J'aime cette nouvelle moi tellement plus sereine ! Le pressentiment des retrouvailles avec la  sécurité de la civilisation a sa part dans cette sérénité. Est-ce l'unique raison ou suis-je enfin en train de changer ? Impossible de le savoir tant que je ne suis pas rentrée...

Ce soir-là, mon avant-dernière nuit sous la tente depuis mon départ de Riga, je trouve une fois de plus mon bonheur au bord d'un très grand champ. Bon en vérité c'est un emplacement très moyennement idéal. Je suis mon instinct et m'engage dans un sentier étroit qui quitte la route pour entrer dans les champs. Je me trouve vite à l'abri de la circulation et du regard des curieux qui pourraient passer en voiture. Mais je patauge très vite sur un sol extrêmement humide, habité par un tas de petits moucherons et autres insectes dont je n'ai pas franchement envie d'avoir la compagnie cette nuit. Les herbes s'enfoncent de quelques centimètres sous mes pas. Je rebrousse chemin mais m'obstine à chercher une autre issue en longeant le bord du champs. J'ai la flemme de repartir sur la route pour explorer d'autres coins, et puis je tiens à mon horizon dégagé sur cet immense ciel que je veux pour décor ce soir. Alors je pousse le vélo de longues minutes, jusqu'à ce que je trouve un endroit où le sol est plus sec. J'arpente les quelques mètres carrés repérés en hésitant, avant de décider de m'arrêter ici pour cette nuit. Une dizaine de mètres me séparent du côté marécageux. Mais sur mon îlot au sec, je ne ressens aucun désagrément. Au contraire la tente sera baignée par le soleil jusque tard et dès les premières lueurs de l'aube. 

Allègrement, je détache ma tente et les sacoches, ne gardant sur moi que mon tshirt pour m'activer dans l'installation de mon bivouac. En un rien de temps, la toile de tente chauffe, parfaitement tendue dans cette terre meuble. Je dois cette fois encore coucher le vélo près de la tente pour l'attacher aux piquets. Après avoir fini mon petit rangement, je déploie le pare-vent du réchaud et prépare mon dîner. La soirée est douce, je suis heureuse comme tout de pouvoir profiter de cet espace ce soir. Je doute de pouvoir apercevoir le moindre animal cette fois-ci : je suis trop loin de la forêt. Mais qu'importe, ce soir le simple fait d'être là, sur ce petit bout de terre paisible, contente de ma journée, écoutant bouillir l'eau de ma casserole, guettant les changements de couleurs dans le ciel, me rend la fille la plus heureuse du monde. 

Je m'habitue à la clarté vivace qui tient la nuit à distance. Plongée dans ma lecture, je finis par m'endormir pour une longue nuit de sommeil réparatrice. Pour une fois je ne me réveille pas quinze fois dans la nuit, c'est rare et appréciable. Sur le même rythme que la veille, je démarre cette avant dernière journée de voyage vers Moscou tranquillement en décidant de me faire un café dès le saut du lit. J'ai laissé mon matériel à l'entrée de la tente, près à l'emploi. Je me lève et éloigne le réchaud à bonne distance de la tente pour éviter les accidents. J'ouvre le robinet du gaz et répète les mêmes gestes que d'habitude pour allumer le préchauffage, qui prend aussitôt. Mais alors que j'attends le moment propice pour ouvrir à nouveau le robinet et lancer le chauffage normal, j'entends et je vois la flamme crachoter bizarrement. L'intensité du bourdement familier diminue progressivement. Allons bon, qu'est-ce qu'il se passe ? Je sais bien que je n'ai plus beaucoup de gaz, mais tout de même pas au point d'être en panne de combustile. Ma flamme disparait quasiment. Je décide de reprendre depuis le début. Je ferme le robinet et attends un peu avant de détacher le conduit reliant la bouteille au réchaud. Je commence à ranger quelques affaires, puis reviens prendre la bouteille pour pomper et remettre de la pression dans la bouteille, non sans l'avoir secouée pour vérifier qu'il restait bien assez de carburant. Je pompe longtemps avant de sentir une résistance suffisante, mais jusqu'ici il n'y a rien d'inhabituel. Je tente à nouveau l'allumage, mais rien de ne se passe. Bon. J'ai une hypothèse. Depuis que je suis partie, je n'ai jamais eu à nettoyer le conduit du carburant. Je suppose que c'est ce qu'il faudrait que je fasse. Sauf que je n'ai plus le kit d'entretien du réchaud : il fait partie des objets volés pendant mon sommeil à Bélize...

Me voilà sans réchaud ! Peut-être qu'à Moscou je trouverai à remplacer mon kit d'entretien volé. Sinon il faudra me passer de repas chauds. Les beaux jours sont revenus, je ne devrais pas en souffrir. 

En attendant, il n'y a pas que les repas qui seront froids. Les shampooings aussi. Là aussi, il valait mieux que ça arrive maintenant plutôt qu'à l'automne dans le nord des Etats-Unis !

Il n'y a personne en vue, j'en profite pour faire ma toilette en dehors de la tente. Vivement la douche chez Céline et Nicolas ! Je ne souffre pas de mon hygiène plus qu'approximative. Par contre je ne lésine pas sur la crème solaire car ces journées exposée au soleil me crâment la peau.

Je lève le camp. D'après ce que j'ai vu hier en examinant la suite du parcours, ma journée commencera par une vingtaine de kilomètres en rase campagne avant de croiser les premiers villages. Ensuite je passerai la petite ville de Shakhovskaya, et poursuivrai jusqu'à Volokolamsk. A cet endroit je quitterai la M9 pour la longer sur une route secondaire qui me tiendra à l'écart de la circulation forcément plus dense à l'approche de Moscou. 

C'est parti pour la traversée des campagnes ! Je croise plusieurs petits cimetières fleuris en bords de route. J'aime beaucoup les petits bancs installés devant les tombes. J'ai beau être en plein désert sylvestre, je ne me sens pas seule pour autant ! De nombreux camions et voitures me tiennent compagnie. Curieusement, le trafic est plus intense dans le sens inverse.

Je retrouve le dodelinement de la route qui me donne l'occasion de jouer à saute moutons. Je m'élance pour grimper sans difficulté, savoure le point de vue à 360 degrés sur la mer de forêt qui m'entoure, et file cheveux au vent sur les longues pentes avant de remonter sur la prochaine collinette. C'est grisant ! Aux pieds d'une nouvelle descente, mes yeux accrochent un panneau différent des autres, un genre de boomerang renversé en ciment blanc, avec une inscription suspendue entre les deux extrémités. Je m'approche puis freine, un large sourire aux lèvres en découvrant ce qui est écrit : région de Moscou. J'y suis... C'est écrit en blanc, là, sous mes yeux. Je mets pieds à terre et ouvre la sacoche guidon pour sortir mon appareil photo. Je veux immortaliser ce moment qui fait entrer une part de mon rêve dans la réalité. Alors que je retire le capuchon, un vrombrissement attire mon attention. D'abord léger, mais grandissant de plus en plus vite. Je lève les yeux vers le ciel, dans le prolongement de la M9 qui s'allonge droit devant moi. Je découvre alors une escadrille de neuf mirages rouges et bleus filant plein ouest. C'est une chance que j'aie l'appareil photo déjà en mains ! Je le braque immédiatement en zoomant et clic clac, la patrouille de Russie est dans la boîte ! Nous sommes le 7 mai, les aviateurs s'entraînent pour la parade du 9 mai. Quelques 180 kilomètres plus loin, Céline, Nicolas et les enfants viennent de voir passer la même patrouille depuis le grand jardin de l'amitié. Ils sont sortis avec les vélos et trotinnettes par cette belle journée ensoleillée pour assister en famille aux préparatifs de la grande fête...

Ca fait belle lurette que je ne supporte plus le défilé du 14 juillet en France. Pourtant il comptait parmi les grands rendez-vous immanquables de notre famille, pendant mon enfance, au même titre que le concert du Nouvel an ou Roland Garros. Petite, j'étais emballée par les rythmes entraînant de la fanfare et des airs militaires. J'admirais les détails des costumes et les mouvements milimétrés de ces petits soldats de plomb vivants, marchant au pas cadencé. J'étais sensible au prestige de l'uniforme - après tout, je portais moi-même tous les samedis l'uniforme "tison" ou "explorateur" (l'équivalent des jeannettes et des scouts, dans notre religion protestante), et j'aimais ça, notamment à cause du sentiment d'appartenance que cela génère. En grandissant, je n'ai plus vu dans cet étalage fastueux de gloriole militaire qu'une apologie de la guerre et un ridicule vecteur de propagande d'unité nationale autour de la grandeur de l'armée française... Alors le tellement décrié défilé de l'armée russe sur la Place Rouge ne m'insupporte pas plus que ne le ferait le nôtre sur les Champs Elysées. Ce qui ne m'empêche pas d'être excitée comme une puce à l'idée d'être à Moscou ce jour-là et de voir comment les russes vivent leur fête nationale. 

Je range l'appareil photo et remonte en selle pour entrer résolument dans la région de Moscou. Très vite, les arbres s'éloignent du bord de la route et l'horizon se dégage très nettement tout autour de moi. La prairie repousse la forêt et les villages le plus loin possible. Immanquablement, je me retrouve à fredonner "Poliouchka Polie, Poliouchka shiroko Polie., iedouti pa poliou gueroi, eh da kracnoi armii gueroi..." Plaine, ma chère plaine, plaine, ma large plaine, des héros traversent la plaine, ah les héros de l'armée rouge !..." Il faut avoir vu ces immenses étendues sans fin et les avoir imaginées balayées par le vent (ce qui heureusement n'est pas le cas à cet instant !) pour comprendre ce qui a pu inspirer cette mélodie, ces arrangements et ces paroles à leurs compositeurs.

La civilisation réapparaît à l'approche de Shakhovskaya. Ca y est, j'entre dans la partie peuplée de la région, les petites villes et villages vont se succéder très régulièrement à présent. D'ailleurs je me demande s'il me sera difficile de trouver un point de chute à l'abri des regards pour dormir sous la tente ce soir... Encore dix kilomètres et je vais trouver l'embranchement de Volokolamsk. Et plus j'avance plus je me réjouis d'avoir une alternative à la M9 car le trafic devient vraiment chargé. Le bas-côté poussiereux qui bordait la route depuis la frontière se transforme en véritable bande d'arrêt d'urgence avec des glissières de sécurité. Pas très rassurant, surtout que je me fais dépasser de plus en plus fréquemment par de gros camions.

 

Je suis sur mes gardes pour rester maîtresse de ma monture au milieu de la circulation, guettant la sortie qui me permettra de quitter cette autoroute dangereuse pour entrer dans la ville et trouver ma bifurcation.

Je ne vois pas grand chose à part la route pour l'instant car des deux côtés deux grandes barricades de tôle peinte en vert en blanc enferment la M9. Juste avant d'en arriver là, je n'ai vu que des entrepôts dans des terrains vagues. De grands pilônes sont plantés de part et d'autre de la route. Enfin j'aperçois un panneau bleu en hauteur qui pointe une flèche sur la droite. La bretelle de sortie fait un boucle qui passe sous la M9 et entre dans le centre ville par une avenue bordée d'immeubles. D'un seul coup mes journées peuplées de forêts, de champs et de lacs sont reléguées bien loin, je plonge tête baissée dans le quotidien du monde moderne. L'avenue est très large et propre. De grandes bandes de pelouse bordent les immeubles, de petits restaurants et magasins s'alignent d'un côté de l'avenue tandis qu'un peu plus loin les targoviy tsentr et autres combinat étalent leurs enseignes et vastes locaux pour accueillir le consommateur du quartier.

 

Un énorme panneau accroché au mur latéral d'un immeuble défraîchi promeut l'université d'état de Volokolamsk. En contrebas, sur un poteau une grande affiche attire mon regard. Une enfant blonde en tenue militaire (veste kaki et beret assorti frappé du drapeau et de la faucille) fixe le passant d'un oeil grave, tenant serré dans ses bras le portrait d'un vieil homme. "Maia - C dniom pabiedy !" proclame l'affiche. Littéralement bonne fête du jour de la victoire ! Un énorme ruban rayé orange et noir recouvre la moitié de l'affiche. C'est Céline et Nicolas qui m'expliqueront le lendemain la signification de ce que je vois à ce moment-là. Car je ne sais pas encore que la Russie a ses traditions pour fêter la victoire contre l'Allemagne lors de la seconde guerre mondiale. Mais pour l'heure, je remarque cette affiche et constate que je retrouve plus loin, dans les vitrines des magasins ou sur des flyers collés sur les arrêts de bus, le symbole orange et noir ainsi que le slogan "bonne fête de victoire". 

Sur plusieurs centaines de mètres, l'avenue se prolonge dans la même configuration d'immenses barres d'immeubles et de magasins. Avec un trafic de voitures et de bus important, et une agitation sur les trottoirs. D'un coup mon intérêt pour la ville retombe. Je ne suis pas prête pour ça. Après plusieurs jours de calme loin de la foule, du béton et de la vie urbaine, je ne suis pas programmée pour un retour aussi brutal à la civilisation. La fin du voyage, l'arrivée dans la capitale c'est demain. Je freine et fais demi tour pour m'éloigner au plus vite. J'ai hâte d'entrer dans Moscou, oui, mais là tout de suite je veux profiter de mes dernières heures de liberté sur la route. Je marque tout de même un stop dans un targoviy tsentr (un peu angoissée à l'idée de laisser mon vélo et ses sacoches accroché en plein boulevard à un pauvre poteau de signalisation sur un trottoir très fréquenté) pour prendre un fruit, du chocolat et une bouteille d'eau pour ma toilette et mon dernier dîner sous la tente. Mais dès que les courses sont faites, je donne de grands coups de pédales pour retrouver la rue Volokamskoie, c'est à dire la piste qui double la M9. Et c'est avec bonheur et soulagement que je me réfugie dans le décor familier dans lequel j'évolue depuis quelques jours. Oubliés les imposants HLM, les larges avenues et les centres commerciaux ! Revoilà la campagne, les maisons de bois, les potagers plus ou moins bien entretenus et les toits colorés. Le ciel prend plus de place dans ce paysage plus clairsemé. D'autant que la route se met à grimper. Je prends de la hauteur, me revoilà au-dessus de la forêt. C'est fou comme mon environnement a changé en si peu de temps ! Plus de glissière de sécurité ou de large bandes d'arrêt d'urgence, voici à nouveau le bas-côté en terre poussiéreuse et mon vélo sursaute régulièrement sur l'asphalte irrégulier ou en passant sur des trous. 

J'arrive en bout de pente pour trouver un faux plat qui repose un peu mes jambes et m'offre un spectacle inattendu. Un momunent est dressé sur le haut de cette colline. Une construction d'éléments d'aciers ressemblant à des éclairs, et un ancien chars d'assaut encastré dans la pierre, le nez en l'air, comme stoppé brutalement dans son élan par une explosion. Une plaque est fixée sur le mur qui sert de socle au monument, qui évoque un fait de guerre qui s'est produit en 1941. D'après ce que je comprends, on honore ici la mémoire de onze sapeurs. Volokolamsk fut le terrain d'affrontement entre troupes allemandes et troupes soviétiques. Celles-ci réussirent à neutraliser 18 chars allemands. D'ailleurs un peu plus loin un canon est également exposé. L'endroit est calme, la route est déserte, le soleil chauffe agréablement. Je décide de pique-niquer ici, au pied de ce monument. Je ne verrai pas une seule voiture pendant toute la durée de mon déjeuner ! Forcément : alors que la belle et rapide nationale se trouve si près, qui viendrait perdre du temps en passant par cette route défoncée ?

C'est une véritable aubaine pour moi : je vais savourer tout l'après-midi cette balade dans une ambiance très provinciale et rustique. Le relief rend la route très agréable, cassant la monotonie des grandes lignes droites, créant l'impatience et la curiosité d'aller découvrir ce que cache le prochain virage, la prochaine grimpette. Les datchas sont joliments sculptées et colorées, et les noms des villages que je traverse chantent à mes oreilles, "Iadrovo", "Anino", "Pokrovskoie", ... Les villages sont espacés, mais la forêt cache des habitations ou des propriétés ici et là, en retrait de la route. Je commence à me demander où je vais bien pouvoir planter la tente ce soir... On verra bien, pour l'instant je roule avec bonheur. 
Ma route croise une voie ferrée, avec un bon vieux passage à niveau. Lorsque j'arrive à sa hauteur, les barrières viennent juste de se baisser et les voitures devant moi se sont mises à l'arrêt pour laisser passer le train annoncé.  Un vieux train gris et rouge finit par arriver. Près de quatre minutes s'écoulent, le temps que tous les wagons s'étirent sous mes yeux pour disparaître sur la droite dans la forêt filant vers le sud-ouest.

Les barrières se relèvent et je remonte en selle. Je suis complètement sous le charme de cette route. Elle m'offre de superbes perspectives sur le paysage alentour et de belles surprises côté décoration et architecture des maisons. 

Je ne boude pas mon plaisir, et m'arrête souvent pour contempler le détail de l'encadrement finement sculpté d'une fenêtre, l'harmonie des couleurs de la nature ou encore ces étranges datchas posées sur des remorques, prêtes à être livrées sur les propriétés de leurs acheteurs. Je commence à éprouver une excitation grandissante à l'idée d'approcher de Moscou.

Lorsque la route s'élève, je guette l'horizon, à l'affût de la première vue furtive de la capitale. Mais bon, il me reste tout de même plus de cinquante kilomètres à parcourir alors bien évidemment je ne vois rien du tout ce jour-là.

Cette dernière journée de vélo avant l'entrée dans Moscou est superbe à tous points de vue. Même lorsque je me décide à chercher un coin pour dormir je ne ressens pas la moindre angoisse. Pourtant je vois bien qu'il va être compliqué de m'isoler des zones habitées. Si la forêt borde la route, les maisons ne sont jamais bien loin. 

Finalement je trouve un chemin qui s'écarte sur la droite pour entrer dans la forêt, et je tente ma chance. Le chemin se perd vite dans le sous-bois, je m'aventure un peu plus loin, écrasant quelques branches mortes et sondant de mes pieds l'état du sol sous les feuilles et la mousse. Je remarque une propriété à proximité. L'endroit me semble calme et pas trop fréquenté. Je croise ce qui doit être un petit sentier de promenade et m'en éloigne, pour décider de planter la tente sur une surface à peu près plane que je nettoie pour enlever les pommes de pain et branches qui pourraient perturber mon sommeil. 

Ce n'est pas l'apanacée, mais c'est comme si je cherchais à camper en région parisienne : difficile de trouver un endroit parfaitement à l'abri des regards indiscrets. D'ailleurs je n'ai pas tout à fait fini d'installer mon bivouac quand un couple de personnes âgées promenant leur chien passe à proximité. Ma présence ne semble déranger personne, je me sens détendue. Finalement la seule chose qui me stresse un peu est la présence potentielle de chiens errants ou habitués du coin et prêts à défendre leur territoire. 

C'est à la fois étrange et grisant de camper ainsi. On est tellement habitués à la notion de propriété privée que c'est intimidant d'élire domicile quelque part sans avoir sollicité d'autorisation. Mais c'est aussi très exhaltant de se sentir chez soi partout. Bon ceci dit mon bivouac manque de confort et de convivialité : je mange mon sandwich debout, faute de pouvoir m'asseoir où que ce soit. Et une fois mon dîner terminé, je passe le reste de la soirée sous la tente puisque le site n'offre ni vue ni espace lougne pour profiter de la douceur de la soirée. Demain matin il faudra que je trouve un accès wifi pour appeler Céline. J'ai moins de soixante kilomètres à faire pour arriver à Moscou. J'ai du mal à réaliser que j'y suis presque. Céline m'a demandé ce que j'avais envie de faire et de voir. Comme à mon habitude, je n'ai pas potassé les guides avant d'arriver. A part la Place Rouge, le Kremlin, le BolchoÎ, le GOUM, l'université, le parc Gorki, je ne sais pas trop ce qui m'attend à Moscou et je n'ai pas de représentation concrète de ce qu'il y a à voir ou à faire adns la capitale. Comme d'habitude, donc, ma seule envie est de me promener, d'arpenter les rues de Moscou pour en sentir l'humeur, l'ambiance, en découvrir le style, voir comment les gens vivent, lire l'histoire sur les façades des bâtiments et le nom des rues. Alors on verra bien ! 

J'entends des pas à côté de ma tente. Un petit animal à priori, vu la rapidité de la cadence. Le temps que je me redresse et ouvre la porte de la tente, le visiteur a disparu. Plus rien ne perturbera ma lecture avant l'extinction des feux (façon de parler, étant donné la clarté de la nuit). Je règle mon réveil un peu plus tôt que d'habitude, histoire de me laver avant que les premiers promeneurs ne s'aventurent près de mon bivouac. 

Est-ce l'effet de l'excitation ? Je suis réveillée bien avant l'heure le lendemain matin. Je reste un moment dans mon duvet. C'est fou comme cette tente est devenue mon cocon. Mon attachement pour ma petite maison ambulante grandit avec la conscience de la fin programmée du voyage. Je sens qu'à partir de Moscou les choses vont s'accélérer. J'ai peur que la fin arrive trop vite, sans que j'aie la capacité de l'anticiper. Quelle que soit l'option choisie pour la route du retour, de toute façon dans deux mois au plus tard tout sera fini. Mes nuits sous la tente sont comptées, et quand bien même je ferais à nouveau du camping à l'avenir ce ne sera plus dans les mêmes conditions, avec la même sensation de liberté totale, la même petite appréhension qui empêche de fermer l'oeil véritablement, le même bonheur d'avoir le privilège de jouir d'un paysage qui n'est offert qu'à moi. 

Je pense également au retard que j'accumule dans l'écriture du blog. J'espère avoir quelques occasions d'écrire bientôt, car je sais combien cela sera difficile de m'y remettre au retour.

C'est tellement important pour moi d'avoir gardé la trace de toutes ces journées, avec leurs petits événements et les états d'âme qui vont avec. Je tiens vraiment à aller au bout, je ne veux rien oublier. Et puis le blog, c'est aussi mon lien avec mes parents. Depuis que nous nous sommes quittés à Riga nous n'avons plus trop l'occasion d'avoir les mêmes échanges soutenus. Mes journées en forêt et le peu de connexions wifi que je trouve ne me permettent pas d'envoyer autant de mails qu'avant, ni de leur faire partager mon quotidien via le blog. Cette coupure un peu brutale me perturbe, et crée un manque. Et c'est un indice de plus que quelque chose prend fin... 

 

Allez, je me secoue un peu, sors du duvet et de la tente pour me rendre la plus présentable possible pour mon arrivée chez Céline et Nicolas. Je mets le pantacourt et le tshirt que j'ai le moins portés ces derniers jours et me lave les cheveux. Les premiers visiteurs apparaissent à proximité alors que je suis entrain de fixer mes sacoches sur le vélo. On me jette un coup d'oeil intrigué mais je n'ai vraiment pas l'impression de déranger qui que ce soit. Dire qu'avec ces histoires de planning et lieux d'hébergements quotidiens pour le visa, et les vieilles idées reçues qui datent d'un siècle et restent ancrées dans l'incinscient collectif, je suis entrée en Russie avec la vague angoisse d'être surveillée dans mes moindres faits et gestes ! Je mesure le ridicule de mes préjugés ! Je passe bien plus inaperçue ici qu'au Maroc...

Allez, je pousse le vélo hors de la forêt. C'est parti pour les derniers kilomètres ! Difficile d'imaginer que je serai dans quelques heures dans une des plus grandes capitales d'Europe, car pour l'instant je roule en pleine campagne. Les abords de la route dévoilent ici et là de petites propriétés entourées par la nature, tandis que la route garde son aspect champêtre avec ses larges bas-côtés bordés de terre ou d'herbe. Régulièrement la route traverse de petits villages aux maisons de meilleure facture que celles qui bordent la M9 sur les centaines de kilomètres de plaine et de forêt depuis la frontière jusqu'ici. On approche de la capitale, il n'y a pas de doute, même si tout de même le bois reste l'élément prépondérant de l'architecture russe. 

Le soleil resplendit et me gonfle le coeur de bonheur. Les couleurs vives des isbas et de leurs clôtures me donnent l'occasion de m'arrêter toutes les vingt minutes pour sortir l'appareil photo et garder en souvenir ces images qui m'enchantent. Je ne me défais pas de cet enchantement constant à l'idée d'être bien réellement en Russie. Depuis 6 jours que j'ai passé la frontière j'ai toujours du mal à réaliser, ma petite voix intérieure n'en revient toujours pas et s'émerveille sans cesse. Moi qui adore le bois, ce pays est vraiment fait pour me plaire, en plus ! Dans une autre vie j'aimerais avoir une petite maisonnette en bois comme celles-ci... 

Le soleil met en valeur les couleurs flamboyantes, les habitants se sont lâchés par ici, pour mon plus grand bonheur (après tout, n'ai-je pas moi-même, chez moi, une entrée rouge et jaune, une cuisine jaune vif et bleu, et une chambre vert anis et violet ?...) Je prends d'autant plus le temps de savourer ce décor que j'ai conscience d'arriver à la fin d'une étape importante. Je pourrais être à Moscou en trois ou quatre heures, mais j'ai envie de profiter de toute cette dernière journée. En restant raisonnable tout de même, car Céline et Nicolas m'attendent ! Il faut que je trouve le moyen de me connecter en wifi pour appeler Céline dès que possible. Mais dans l'immédiait ce n'est pas simple, je ne vois que des cabanons et des maisonnettes sur le bord de la route. 

​Mais en ce dimanche matin bien calme et printanier, j'entre dans ce qui ressemble à une petite ville. Oustinovo arbore sa tenue des grands jours, visiblement. Des drapeaux ornent les rues, ceux de la Russie mais aussi d'autres drapeaux avec armoiries et couleurs probablement liées à la région, oblast,ou que sais-je. Je n'ai toujours pas réalisé que toute la Russie se prépare à fêter la victoire lors de la seconde guerre mondiale. Et moi, naïve, j'entre dans Oustinovo en m'extasiant de ces drapeaux et des bouquets de fleurs accrochés aux poteaux de signalisation. A la hauteur de ce qui ressemble au centre ville un marché est ouvert, accueillant tout à coup une affluence surprenante après ces kilomètres relativement peu peuplés. J'ai envie de me mêler à la foule et de me promener sur ce marché. Je m'arrête et après une hésitation décide de mettre pied à terre et d'entrer dans le marché avec mon vélo plutôt que de l'attacher dans la rue. Le choix n'est pas très judicieux : je tente de gêner le moins possible les passants en train de faire leurs achats mais il faut bien avouer que je prends une place conséquente dans la foule compacte. On me jette des regards étonnés, pas hostiles mais interloqués. Si en Inde ou dans les soukhs marocains il est fréquent de cotoyer des attelages tirés par des ânes, vâches ou chevaux ou même des scooters au beau milieu des ruelles étroites et des étals serrés les uns contre les autres, ici mon vélo chargé est un peu incongru. Je marche très lentement, emboîtant le pas des petits vieux qui s'arrêtent pour examiner un panier de pommes de terres, un bouquet de grandes fleurs violettes à longues tiges, d'énormes boules de pain dense. Je me fais toute petite mais je ne passe vraiment pas inaperçue. Intimidée par les regards curieux mais plutôt distants, je remonte l'allée - qui s'avère en fait assez courte - et fais demi tour sans m'arrêter au stand que j'avais repérer depuis l'entrée du marché : un nuage de fumée annonçait la possibilité de se restaurer. J'avais l'intention de demander un café chaud, mais je ne vois pas de machine et les vitrines n'exposent que des plats ressemblant à de la purée ou des pommes de terre écrasées accompagnées de saucisses. Je n'ai pas assez faim pour me lancer dans la dégustation d'un plat du coin, et il est encore très tôt. Je rejoins donc l'entrée du marché et remonte sur mon vélo pour m'arrêter quelques dizaines de mètres plus loin en apercevant un stand de boisson chaude à côté d'un étal de boulanger. Ah, je vais tout de même avoir droit à un café ! J'en profite pour acheter une petite boule de pain pour plus tard. En savourant mon café - dont le goût est un peu étrange, à vrai dire, fade - je regarde les familles se presser vers les stands du marché, véritable animation de la journée car pour le peu que je puisse en voir les autres rues sont plutôt désertes. Le soleil radieux donne un aspect joyeux à cette scène de vie campagnarde. En me remettant en route, je passe devant l'église du village avec ses coupoles vertes et ses croix orthodoxes - que j'ai appris à reconnaître en regardant de nombreuses fois le Docteur Jivago - merci au gros plan au début du film sur la croix du cimetière dans lequel est enterré la mère du jeune Youri. Je m'éloigne du centre et longe les isbas. Je repère avec bonheur les vieilles trabans. On n'en voit pas tant que ça, contrairement à une époque plus si récente. Bien que la forêt et la campagne soient toujours très présentes, l'urbanisme s'intensifie peu à peu. Je m'arrête à proximité d'une gare. Un train rouge et bleu stationne quelques minutes, laissant deux passagers descendre sur un quai exposé aux quatre vents. Le temps de grignoter un bout de pain, je profite du spectacle - comme mon neveu Artur lorsqu'il était tout petit, les trains et les quais me fascinent. Et particulièrement les stations perdues au beau milieu de rien. Deux - trois maisonnettes plus loin, des pêcheurs se sont installés au bord d'un petit plan d'eau pour passer un bon dimanche de paix au soleil.

​Après une longue portion de forêt très agréable à parcourir, la circulation s'intensifie et la route s'élargit. Le paysage est encore assez valloné et la route décrit de longues lignes droites qui dévalent des pans de forêt avant de remonter chaque fois vers un nouveau village. On est dimanche, et les cyclistes sont de sortie. Je suis à une cinquantaine de kilomètres de Moscou, et je croise de petits pelontons, des duettistes ou des cyclistes isolés qui - c'est une première depuis mon entrée en Russie - me saluent au passage. Au sommet d'une nouvelle montée, le ciel se dégage franchement devant moi et je vois la route perd son charme champêtre pour se transformer en nationale balisée et protégée par des rambardes. J'entre dans une agglomération plus importante. Je l'ignore, car je n'ai quasiment pas repéré le chemin avant, mais je m'apprête à entrer dans Istra, petite ville qui abrite le Monastère de la Nouvelle Jérusalem. Je me concentre sur la circulation pour m'assurer de ne pas gêner les voitures, du coup je n'aperçois pas tout de suite les coupoles dorées du Monastère qui s'élève sur un petit relief sur ma gauche, au bord de la route. Le paysage n'a rien d'extraordinaire par ici et semble même plutôt tristoune avec de grands espaces dégarnis et des installations industrielles. Je ne m'attends pas à découvrir d'un seul coup dans mon champs de vision ce monument qui semble imposant, tout de blanc revêtu, coiffé de nombreuses coupoles vertes qui brillent au soleil. Plus j'approche, plus je prends la mesure de l'importance de l'édifice. La route zigzague jusqu'au pied du bâtiment. L'église semble entourée d'une impressionnante forteresse toute blanche. L'or des coupoles et le vert clair des toitures tranchent nettement sur ce blanc comme sur le bleu intense du ciel printanier. Fascinée par la beauté du batiment, je pédale joyeusement en me demandant si par hasard ce monument se visite et s'il est envisageable de m'y rendre maintenant, puisque j'ai un peu de temps devant moi. Mais la question est vote résolue : en arrivant à quelques petites centaines de mètres du Monastère, je me rends compte qu'un barrage policier protège l'accès, et qu'une drôle d'effervescence à l'entrée indique qu'il se prépare quelque chose.. Je commence à faire le rapport avec les drapeaux vus tout à l'heure. Ici aussi les poteaux supportent des drapeaux colorés, et en plus un service d'ordre se met en place. Chouette ! Qu'est-ce qu'il se passe / Je freine et roule presque au pas, lorsqu'un bruit attire mon attention vers le ciel. Un hélicoptère est en approche. Une berline noire aux vitres teintées marque un arrêt de mon côté de la route avant de tourner sur la droite pour descendre un chemin de terre conduisant en contrebas, à l'entrée d'un grand terrain vague. L'hélicoptère va se poser sur ce terrain vague. Trois lignes - rouge, bleu et blanc - contourne l'appareil, et sous les hélices s'affiche en grandes lettres noires : Rossia (en réalité je devrais écrire Rassia, puisque c'est comme ça que les russes prononcent). Curieuse de savoir qui arrive, je mets pieds à terre et je sors mon appareil photo de ma sacoche guidon.  La porte de l'hélicoptère s'ouvre et, accueillis par trois militaires portant casques et gilets pare-balles, deux hommes en costume en descendent. Je ne reconnais bien évidemment personne mais pour le souvenir je prends la photo, amusée par la scène. A une trentaine de mètres de là, un policier me repère et m'interpelle vivement. Sans vraiment comprendre ce qu'il me dit en russe, je devine qu'il n'est pas content que je photographie les personnes qui viennent d'arriver (et qui entre temps sont montées dans la voiture). Je remets mon appareil dans la sacoche guidon et regarde la berline remonter puis s'engager sur l'allée qui conduit à l'entrée du Monastère. 

Bon, l'intermède est fini. Circulez y a plus rien à voir. J'apprendrai plus tard que ce Monastère a été fondé en 1656 par le patriarche de Moscou, Nikon - voilà un nom qui me ramène sur les bancs de l'amphi de l'INALCO... Il abrite entre autre une énorme bibliothèque. La visite du site doit vraiment valoir le coup. Mais sur le moment, je passe mon tour et remonte en selle non sans avoir une dernière fois admiré la prestance de ce bâtiment.

La circulation restera désormais chargée. Les derniers soixante kilomètres sont très urbanisés, même s'il reste de grandes zones plus ou moins construites et de grands pans de forêt jusqu'à Krasnogorsk.  Jusqu'à cette ville de la banlieue moscovite les villes garderont souvent un caractère campagnard. J'ai quitté Istra depuis un bon moment lorsque j'avise sur le bord de la route un café qui me tend les bras avec sa jolie terrasse en bois baignée par le soleil et son brasero à l'extérieur. Les grands fauteuils en osier m'appellent pour une petite pause détente. J'aperçois le sigle "wifi" sur la porte. Parfait, il est un peu plus de 10h, c'est le moment de m'arrêter pour passer un coup de fil à Céline. Je m'installe dans un fauteuil. Une jeune serveuse sort du café et vient prendre ma commande. Elle porte un beret marron militaire surmonté du marteau et de la fauscille incrustés dans une étoile rouge, et un ruban orange et noir à la boutonnière de son chemisier blanc.

C'est à ce moment que je comprends enfin la signification de ces couleurs. Cette fois c'est évident, je fais le lien avec les festivités qui se préparent : ce ruban que je vois partout depuis quelques jours représentent le patriotisme russe. C'est le ruban de Saint Georges, symbole de la victoire de l'armée rouge sur l'Allemagne nazie (bon ça je le lirai plus tard, une fois rentrée à la maison). Demain, tout le monde portera ce ruban sur ses vêtements. 

Je commande mon café et me connecte à whatssap pour appeler Céline. Après deux sonneries elle décroche. Comme ça me fait bizarre d'entendre sa voix après toutes ces années ! Je la reconnais bien, et c'est un vrai plaisir de retrouver un contact familier. C'est dingue quand même de se retrouver ici après tout ce temps ! Céline m'annonce que ce dimanche sera une journée tranquille pour la famille Berthon. Tous plus ou moins malades ces derniers jours, ce dimanche arrive à point nommer pour se reposer et reprendre des forces. Je peux arriver quand je veux, je ne risque pas de perturber le programme ! "Les petits savent que tu arrives, Hugo veut voir ton vélo !" me dit Céline. J'envisageais de passer par la Place Rouge pour remonter ensuite vers leur appartement Flotskaya Oulitsa, mais Céline me prévient : compte tenu des répétitions et des préparatifs pour la grande fête du lendemain, la PLace Rouge est fermée aujourd'hui. Je franchirai donc la Moskva et monterai vers le nord sans détour. A ce moment-là, je pense que j'arriverai très vite dans le centre de Moscou. Je ne réalise pas encore que Moscou est une ville immense ! Il me faudra beaucoup plus de temps que je ne l'imaginais...

Mais pour l'instant je raccroche, paie mon café et me prépare à repartir. Alors que je range mon téléphone dans la sacoche guidon, la jeune serveuse sort à nouveau du restaurant et me tend un ruban orange et noir, que j'accroche à ma sacoche guidon. Maintenant que j'ai eu Céline au téléphone, je me sens déjà un peu arrivée. Je pédale encore plus tranquillement. Je remonte une grande allée bordée d'immeubles. Un immense panneau accroché à un pan de bâtiment souhaite un bon jour de la victoire aux passants. L'image est magnifique, le ruban de Saint Georges dessine le 9 de la date 9 mai 1945, et au centre de l'affiche le Kremlin apparaît entouré de lauriers, incrusté au coeur de l'étoile rouge bordée d'argent. C'est très kitsch, bien loin des affiches ultra modernes qu'on peut trouver chez nous. La ville que je traverse a des aspects bien plus modernes que ce que j'ai pu voir jusqu'ici, mais elle expose elle aussi son église en bois - qui pour le coup ressemble vraiment à une église de Playmobil. Gros rotins en bois sombre, toiture verte bien dessinée, contours de fenêtres marron clair et coupoles lustrées comme des boules de Noël.

A quinze kilomètres d'Istra, je tombe sur une grande esplanade avec statutes, monuments militaires et exposition de dessins. De nombreuses voitures sont garées à proximité, et des familles entières s'arrêtent pour venir voir de plus près les souvenirs militaires exposés. Je descends de vélo. Je suis sur ce qu'on appelle la "Route de la Gloire". Tout autour de Moscou, dans un rayon de 550 kms, des monuments et structures commémorent les batailles de la grande guerre. Ici, à Lénino, un ensemble de véhicules militaires s'offrent aux regards des passants qui s'en approchent et grimpent dessus avec curiosité. Des statues rendent hommage aux héros nationaux. L'espace de commémoration est assez grand, et je passe un long moment à me balader entre les chars, les petites chapelles, les statutes et la flamme au soldat inconnu. Je tombe aussi sur une exposition de dessins réalisés par des enfants. Chacun a laissé son imagination parler autour du thème de la victoire. Les photos des parents perdus pendant la guerre ont aussi leur espace dédié. Je remarque que dans cette ambiance de fête un grand nombre d'enfants et de jeunes ou moins jeunes portent des bérèts ou décorations militaires. Un peu plus loin, un grand cimetière attire aussi son lot de familles qui viennent se recueillir sur les petits bancs installés devant les tombes fleuries. C'est vraiment un week-end particulier car je n'ai jamais vu autant de monde dans les cimetières que j'ai pu apercevoir. 

 

Mes derniers kilomètres aux parfums champêtres s'achèvent aux portes de Krasnogorsk. Je ne sais pas pourquoi, mais ce nom ravive des souvenirs et j'avais hâte d'arriver à cette ville qui m'ouvre la porte de Moscou. Ca y est cette fois j'y suis quasiment. La campagne est désormais derrière mois, place à la grande ville ! A partir de maintenant, comme à New York, bien que les paysages et l'architecture n'aient vraiment rien à voir, je vais en prendre plein les yeux. Je tourne la tête dans tous les sens, partout un détail attire mon attention puis un autre, puis encore un autre. Ce sont d'abord de grands immeubles, cette fois bien plus modernes, hauts, larges, d'un standing que je n'avais pas encore vu en Russie. De grands ensembles à proximité de la route - qui comporte toujours, heureusement pour moi, un bas-côté spacieux sur lequel je peux rouler en sécurité, et lorsque ce ne sera plus le cas je trouverai des pistes cyclables ou des chemin de terre qui me protègeront de la circulation. Combien de personnes vivent dans ces immenses buildings ? Quelle concentration de population ! Et voilà un détail que j'adore ; au pied de ces immenses bâtiments blancs plutôt classes, un gros gâteau à la crème rose - comme dirait Titi - tranche dans le décor. Ici aussi le neuf cohabite avec l'ancien, créant un décalage d'ambiance. . Un peu plus loin, c'est une ancienne maison de bois qui survit à côté d'autres immeubles tout aussi massifs bien que moins récents.  

La maison tombe en ruines et le chantier qui l'entoure semble indiquer qu'elle vit ses derniers jours. Dommage, elle a un charme fou...

Les voies sont larges et les bus nombreux. Je garde un oeil sur mon GPS pour m'assurer de ne pas me laisser embarquer sur une mauvaise voie par le flux des voitures. Une nouvelle tâche de couleur rouge vif attire mon attention sur la gauche : voici une nouvelle église orthodoxe aux briques rouges mises en valeur par les contours blancs des fenêtres et portes. Un petit groupe de personnes sort devant le porche au moment où je longe l'édifice depuis le trottoir d'en face. Un mariage ! Je m'arrête et tente de voir les mariés à travers le flot de la circulation. J'aperçois une grande robe blanche, un homme costumé avec fleur à la boutonnière, et un prêtre orthodoxe avec sa grande barbe blanche, sa toge et sa calotte noirs, et sa croix dorée autour du cou. Des enfants portent à hauteur de poitrine des icônes sur de petits coussins. En sortant de l'église, les femmes retirent le fichu qu'elles portaient à l'intérieur. J'aimerais bien m'approcher pour les observer un peu plus longtemps mais la timidité me retient. Je passe devant une sorte d'énorme tremplin qui ressemble à une oiste de luge ou de snow couverte, comme le confirme le nom de l'édifice : "centre de neige", littéralement. Sympa.

Pas très long mais ça doit permettre de bien s'amuser quand même. J'arrive sur un rond point avec de grands drapeaux multicolore. Les axes s'élargissent, ça roule dans tous les sens, il va falloir que je me faufile dans la circulation, pas le choix ! Et le flot des voitures m'entraîne sous le soleil, je pédale gaiement en me demandant quand vont apparaître la Moskva et les bâtiments emblématiques de Moscou. Je guette le panneau qui me dira que j'ai franchi la limite de la capitale russe. Je ne le verrai pas, mais en gardant un peil sur mon GPS je finirai par savoir que j'y suis ! Je n'ai pas vraiment suivi de piste cyclable, et à force de suivre grosso modo un cap je m'embarque sur une énorme voie sur laquelle je n'ai rien à faire. Personne ne me klaxonne pour autant, les automobilistes moscovites sont bien sympas car ce n'est pas très malin de ma part de me retrouver au bord 'une espèce de périphérique. J'ai fini par louper une bifurcation et par partir dans la mauvaise direction, évidemment. Sans m'en rendre compte je suis quasiment montée sur le périph ! La route s'élève pour passer au-dessus de la Moskva. La Moskva ! Celle que j'attends de voir depuis longtemps ! Mais à ce moment je suis tellement prise dans l'anxiété de repérer ma route et de trouver le moyen de sortir du périph sur lequel je suis montée par erreur (difficile de faire demi tour sur le bord de la route...) que je ne réalise même pas que j'ai sous mes pieds le fleuve dont le seul nom m'a fait rêver de nombreuses années. Pour l'instant, je me maudis de me trouver dans une position aussi délicate. Par bonheur le pont sur lequel je dois passer présente un petit chemin de terre derrière la rambarde de sécurité juste assez large pour les pneus de mon vélo et mes pieds - car je dois mettre pied à terre pour pousser le vélo plutôt que rouler et risquer de me casser la figure. 

Mon piteux sens de l'orientation m'a encore joué des tours. Je ne sais pas comment j'ai fait mon compte, mais là où il aurait fallu à quelqu'un de normal 1 heure pour atteindre l'appartement de Céline et Nicolas, il m'en faudra bien 3 ! J'aurais largement pu être chez eux pour 14h, je n'y parviendrai qu'à 17 et après bien des détours et efforts ! Je descends vers le sud au lieu de remonter vers le nord de la capitale. En cause, pas seulement mon piètre sens de l'orientation, mais également ma fascination pour ce que je découvre. Du haut de ses ponts surplombant fleuve et voies de chemin de fer, et au bout de ses larges et longues avenues, Moscou me semble gigantesque. C'est une énorme agglomération qui s'étale tout autour de moi. A commencer par le périph lui-même :  de mon point de vue en hauteur je compte mentalement 14 voies au total, 7 dans chaque sens ! Incroyable ! Et partout tout autour de moi se dressent les édifices, longues et hautes barres d'immeubles de styles différents, espaces verts plantés régulièrement au milieu du béton. Les perspectives sont sans fin et je ne suis qu'au début de ma découverte. Au loin j'aperçois un bâtiment qui me rappelle les images que j'avais dans un de mes premiers livres de russe : l'université ! Du moins ce que je prends pour l'université.

Car j'ignore que Moscou abrite "sept soeurs", sept édifices à l'architecture similaire, réparties un peu partout dans la ville, et dont l'université fait partie. C'est Céline qui m'expliquera tout ça. Sept gratte-ciels de la même stature, construits sur commande de Staline. Le projet initial en prévoyait huit, en l'honneur des 800 ans de la ville. Et ces buildings ressemblement étrangement à l'Empire State Building... Ca non plus je ne l'avais jamais remarqué jusqu'à présent, pas même lorsque j'avais à nouveau recherché des informations sur l'université de Moscou à l'époque où j'envisageais de partir étudier là-bas pendant six mois après le bac.

Finalement, seules sept "soeurs" verront le jour. Hormis l'université, ces buildings abritent le ministère des affaires étrangères, le ministère de l'industrie lourde, l'hôtel Ukraine et l'hôtel Léningrad, et deux immeubles d'habitations. Bref, pour l'instant je n'en sais encore rien, et il est peu probable que le monument que j'aie aperçu en descendant vers le sud de Moscou ait été l'université Lomonossov.

Le périph passe au-dessus de la Moskva puis enjambe une voie d’accès à une grande zone commerciale. Affches publicitaires en format énorme, bâtiments gigantesques en enfilades se succèdent, bordés d’allées larges et impeccablement balisées. Les zones commerciales moscovites n’ont rien à envier aux nôtres ! Au contraire, nos petits centres commerciaux français sont ridicules face au gigantisme russe. C’est fou, je viens de basculer dans un monde ultra moderne ! Est-il vraiment possible que je me sois réveillée ce matin dans la forêt à moins de 80 kms de la capitale ? Est-ce je traversais encore il y a deux heures des villages aux charmantes maisonnettes de bois de toutes les couleurs ?

Dès que je le peux, je décroche du périph et rejoins, en portant le vélo par-dessus les rambardes – les contre-allées de la zone commerciale – qui s’appelle Crocus City, comme l’indique un panneau surclassant tous les autres. Je pédale à l’arrière des bâtiments en tentant d’évaluer ma situation. Un coup d’œil à mon GPS me fait comprendre que j’ai roulé dans le mauvais sens, vers le sud. Il faut que je trouve le moyen de passer de l’autre côté et de remonter vers le nord en suivant le périph dans l’autre sens ou bien en coupant par le centre – ce qui me semble le trajet le plus court. Je peste intérieurement contre mon manque de sens de l’orientation.

Je me remets en selle en cherchant des yeux un pont, un carrefour, quelque chose qui me permette de me retrouver de l’autre côté du périph.

Je finis par repérer un passage couvert de grillage noir. Après quelques erreurs de direction pour rejoindre le pied du pont, je m’aperçois qu’on ne monte que par un escalier, rien n’est prévu pour les vélos. Argh… J’en aperçois un autre quelques centaines de mètres plus loin et décide de tenter ma chance ailleurs. Si vraiment il n’y a pas de rampe et bien je n’aurais plus qu’à porter mon barda à bout de bras si je ne veux pas faire le tour de Moscou en vélo !

Par bonheur, le second pont propose une rampe pour vélo. Raide, certes, mais elle existe bel et bien. C’est le même système qu’à Riga, ces espèces de rails sur la droite des escaliers, qui permettent d’y enfiler les pneus et de pousser le vélo jusqu’en haut. A bout de bras, j’arrive enfin sur le pont et reprends mon souffle en marchant au-dessus des quatorze fois. C’est fou… je me sens toute petite dans une ville gigantesque. Une fois parvenue de l’autre côté du périph, il faut à nouveau faire un effort pour retenir le vélo et éviter que son poids ne m’emporte un peu trop vite en bas des escaliers !

Me voici à la périphérie de Moscou. Laissant le périph dans mon dos, je prends la première avenue qui remonte vers le centre. Entourée par des immeubles de toutes les tailles, je souffle tout de même un peu avec la circulation qui redevient raisonnable. Tout de même que c’est bizarre de me retrouver dans ces quartiers périphériques. C’est un peu le mélange des genres, par ici. Ici les immeubles sont d’une architecture plus ancienne, moins bien entretenus, plus abîmés par le temps.

De nombreux balcons ont été transformés en loggia aux vitres fermées. Des rideaux déchirés pendent sur des tringles bancales. Un bus s’arrête au pied d’un immeuble : il a le look de nos vieux bus parisiens des années 80. Dans le sens opposé, un tram bleu flambant neuf arrive en station. Quand bien même les bâtiments ne sont pas des plus gais en termes de couleur ou d’état, la largeur des avenues donne un sentiment d’espace vraiment agréable. Pendant tout mon séjour à Moscou, à aucun moment je ne me sentirai écrasée par l’immensité de la ville. Contrairement à New York, et malgré ses très nombreux édifices très imposants, on y voit beaucoup le ciel et les arbres et parcs participent également beaucoup à cette impression d’espace.

Concentrée sur la route, je remonte le plus possible vers le centre. Le chemin n’est pas bien compliqué en réalité pour trouver l’appartement de Céline et Nicolas : il me suffit de trouver l’avenue Lénine et de la remonter sur des kilomètres jusqu’à Flotskaya oulitsa. Du moins c’est ce que je crois mais bon, la réalité s’avèrera nettement moins simple ! Je mets un temps fou à la trouver, cette fameuse avenue. Et les distances sont bien plus importantes que je ne l’imaginais. En m’approchant du cœur de la ville je tombe sur une piste cyclable, que j’arrive à suivre un bon moment. Elle me fait passer par un grand parc où de jeunes gens courent, font du roller, piquent-niquent, jouent à toute sorte de jeux sur l’herbe. Un trou apparaît dans une haie d’arbre bordant le parc, et tout à coup je l’aperçois enfin, avec toute l’attention qu’elle mérite : la Moskva ! Immense, d’un beau bleu sous ce soleil magnifique de printemps. Comme pour le Saint Laurent à Montréal, je ne résiste pas au plaisir de descendre de mon vélo et d’immortaliser ma rencontre avec un des plus grands fleuves de Russie, dont j’ai lu tant de fois le nom dans des romans, des récits historiques et sur les bancs de l’école puis de la fac de russe. Sonia, toi qui avais pu faire ce voyage à Moscou lorsque nous étions au Collège, as-tu ressenti la même émotion quand tu as vu ce fleuve pour la première fois ? Après la Moskva j’ai hâte de voir de mes propres yeux non seulement l’université Lomonossov mais aussi le GOUM (grands magasins d’Etat), le Kremlin, la Krasnaya Plochad’ (Place Rouge), le parc Gorki… Heureuse comme tout, je remonte les manches de mon tshirt car décidément le soleil est appréciable aujourd’hui et je reprends ma route en constatant que l’heure tourne et que Céline et Nicolas vont se demander ce que je fiche…

Et mon périple est loin d’être terminé pour arriver à bon port ! Je dois comprendre les sens de circulation et trouver le moyen de traverser de grosses avenues par les passages souterrains extrêmement nombreux et comportant généralement des rampes pour vélo. On dirait que la circulation ne s’arrête jamais, c’est impressionnant ! Les piétons évitent l’attente aux feux en empruntant des tunnels creusés un peu partout aux abords des grands axes. C’est assez pratique, en somme, mais avec mon vélo chargé je fais du sport pour descendre et remonter tout mon chargement d’un côté à l’autre des boulevards. Je réaliserais également, pendant ma semaine de balade à Moscou, que cette ville serait pénible à visiter pour mes parents et qu’il ne faut peut-être pas avoir de regret sur le changement de plan qui les a conduits à me rejoindre à Riga et non en Russie : la ville me paraît immense à arpenter, et mes parents se lasseraient très vite de ces multiples escaliers et passages souterrains obligatoires pour traverser.

Je freine, intriguée par une drôle de vision devant moi. Dans une très large avenue, un vieux tram rouge et blanc des années 80 avance et se détache sur fond de building immense et de grand standing, dans les tons rose – orangé. Tout en haut de leur quarantaine d’étages, les 4 ou 5 tours imposantes présentent sur leur sommet des constructions atypiques : ici une sorte de verrière, là des créneaux surmontés de pics comme dans les châteaux, ou encore un genre de petit temple à colonnades, ou une grande baie vitrée… Les points de vue sur ces terrasses de dingue doivent être magnifiques ! Ca ressemble à des appartements plutôt qu’à des bureaux. Etrange vision que ce mélange de modernité d’un goût discutable avec ce résidu de passé circulant au pied des tours.

Je repasse encore un nouveau bras de Moskva. Combien de tours et détours fait donc le fleuve en plein cœur de la ville ? A cet endroit, les rives sont assez sauvages et je ne peux m’empêcher de penser que Séverine adorerait venir pagayer par ici… J’aperçois des structures au-dessus des arbres d’un parc immense, de l’autre côté de la rive, mais je ne sais pas à quoi elles correspondent. Je mettrai un temps infini à parvenir enfin sur l’avenue Léningrad, extra-large, avec un double sens de circulation. Lorsque je la trouve je ne suis évidemment pas du bon côté.

Fatiguée par le bruit de la ville, l’attention portée à tout ce qui m’entoure et l’effort pour chercher ma route, je tente de remonter l’avenue sur le trottoir qui est bien assez large pour ça. Mais j’ai des scrupules pour les piétons et puis ça me ralentit. Je cherche donc un nouveau passage souterrain pour remonter de l’autre côté et rouler dans le bon sens dans les roues des voitures. Je crois que c’est enfin gagné, que je n’ai plus qu’à me faire porter par le flot jusqu’à la hauteur de la station de métro que m’a indiquée Céline, Baltiyskaya, dans la direction de Rechnoï Vakzal. Mais non, il me reste encore des épreuves à traverser, notamment descendre à pied sur une voie ferrée en construction et traverser les rails sur une vingtaine de mètres avant de remonter des marches d’escalier pour retrouver une voie cyclable. Me suis-je laissée distraire par les scultpures et les bâtiments imposants qui jalonnent mon parcours sur l’avenue Lénine ? Peut-être… En tout cas le souvenir que j’ai de mon entrée dans Moscou est celle d’un parcours cahotique, physique, extrêmement bruyant (normal, après cette longue période de quasi solitude dans la forêt !), et chargé de fascination pour tout ce qui m’entourait – tant par le style, la densité, la curiosité, la grandiosité. Je pédale comme dans un rêve, avec une partie en pilotage automatique sur l’attention portée aux dangers de la circulation et aux indices du bon chemin à trouver, et une partie en surexcitation à l’idée d’être en train de pédaler dans Moscou, l'appareil photo à porté de main. 

Je vérifie plusieurs fois mon GPS, étonnée de ne pas voir arriver ma destination plus vite. C’est qu’elle remonte sur une quinzaine de kilomètres l’avenue Lénine ! Lorsque j’arrive enfin au niveau de Baltiyskaya, je scrupte sur ma droite les différents bâtiments : Céline m’a envoyé sur Whatssap une photo de l’immeuble dans lequel elle vit avec sa famille. Rose, dans le style Empire State Building lui aussi ou approchant. 

Je peux à présent rouler sur une contre-allée qui longe la chaussée Léningrad. Je suis impressionnée par le nombre de magasins qui s'égrènent sur mon passage. Ceci dit, des tours de 20, 30 étages s'élèvent de chaque côté de la chaussée, me donnant une représentation assez marquante de la densité de la population moscovite.

Tandis que sur ma gauche les constructions cèdent le terrain aux arbres à l'approche de ce qui me semble être un parc, voici qu'enfin apparaît le nom "Oulitsa Flotskaia" sur un panneau à ma droite. J'y suis... Le bâtiment ne me saute pas aux yeux tout de suite malgré sa hauteur, car il est masqué par d'autres immeubles et par la verdure qui entoure cette résidence. Je jette un oeil à mon téléphone pour vérifier le style d'architecture du batiment que je cherche, car ils sont tous de la même couleur et s'élèvent tous assez haut. J'avance encore un peu  plus dans la résidence, cherchant le bon numéro. Il fait doux, les gens rentrent tranquillement chez eux. Les arbres bourgeonnent et leur feuillage n'est pas encore très dense. J'aperçois enfin le toit pointu et le sommet vaguement triangulaire caractéristiques de l'immeuble de Céline et Nicolas. En cherchant la porte d'entrée, je fais le tour du bâtiment et entends tout à coup mon prénom. A quelques mètres de là, dans le parc où elle passait un peu de temps avec  les enfants et son mari, Céline m'a aperçue. C'est elle qui vient de crier mon nom. 

Je reconnais son visage. Et voilà que quelques années après son départ de la région parisienne, je retrouve Céline à Moscou où elle m'accueille dans sa famille, dans son univers d'expatriée ! Derrière elle, Hugo pédale prudemment sur son beau vélo. Je pose pied à terre, réalisant que mon voyage depuis Riga touche à sa fin. Mes yeux balaient le décor à la recherche de Nicolas, le mari de Céline, qui arrive d'un pas tranquille, tenant une petite fille dans ses bras. Maylis. Très heureuse d'être ici et de retrouver Céline dans ces circonstances, je m'excuse en riant pour mon état de propreté qui laisse à désirer malgré les efforts que j'ai faits ce matin pour mettre mes vêtements les moins sales. J'ai conscience de ne pas sentir la rose, mais Céline et Nicolas sont des baroudeurs et des amoureux de la nature, et ne s'offusquent pas de mon aspect ! Sous son casque de vélo, Hugo - trois ans, l'aîné des enfants - me regarde avec attention. Céline lui a expliqué que je voyage en vélo, et il était impatient de découvrir ma monture d'acier. Mais la première question de ce petit bonhomme observateur ne porte pas sur le vélo lui-même, mais sur un détail qui ne lui a pas échappé : "tu ne mets pas ton casque ?" Bigre... bien sûr, comme d'habitude mon casque est attaché sur mon porte bagage au lieu d'être sur ma tête ! Je ne savais pas que l'inspection de la sécurité routière m'attendait au pied de la maison des Berton, me voici bien embarrassée ! Un coup d'oeil de Céline me fait comprendre le pouvoir de persuasion dont elle a du user avec son fils pour qu'il obéisse à l'injonction de porter son casque pour faire du vélo ! Il faut que j'apporte de l'eau à son moulin. Je tente de reprendre contenance pour assurer à Hugo que mais si bien sûr je roule toujours avec mon casque, simplement je venais tout juste de le retirer en entrant dans la résidence.... Un gros doute dans le fond des yeux, Hugo lève le nez vers sa mère qui en rajoute une couche : tu vois, Patricia aussi elle met son casque. 

Nous approchons de l'entrée de l'immeuble, revenant sur le hasard qui nous amène à nous retrouver ici, dans la capitale russe, après nous être quittées il y a quelques années au moment du pot de départ de Céline. Les prochains jours vont nous donner l'occasion de raconter nos parcours entre ces deux épisodes. Je porte le vélo pour monter les quatre marches qui précèdent la porte. Dans l'entrée, Céline s'approche de la loge de la gardienne et je la vois avec surprise me présenter dans un russe rudimentaire à la dame d'une cinquantaine d'années, aux cheveux aussi grisonnants que ses vêtements sont ternes : "eto maia drouga, zdec adine nidielia". La dame comprend et me jette un regard curieux, auquel je m'empresse de répondre par le sourire le plus engageant et un "zdravstvouytié" de jeune femme bien élevée. En réalité ces présentations officielles me perturbent et réveillent mes vieux fantasmes d'espionnage d'une funeste époque de suspicion permanente. Céline m'expliquera que les gardiennes prennent leur rôle très au sérieux et que ne rentre pas qui veut dans l'immeuble. Il est donc nécessaire que je sois identifiée comme amie hébergée pendant un temps déterminé. 

Nous prenons l'ascenceur et de la hauteur, pour sortir sur un large palier défraîchi. SI les parties communes semblent un peu fatiguées, l'appartement des Berton est grand, propre et beau. Les pièces sont grandes, ça me fait tout drôle de me retrouver dans la chaleur et la convivialité d'un bel appartement familial tout confort sans être luxueux. Un bon et grand lit m'attend dans ma chambre, le large canapé du salon me fait de l'oeil et la salle de bain me tend les bras pour retrouver la fraîcheur perdue depuis plusieurs jours de camping ! Avant d'aller savourer l'eau chaude de la douche, Céline et Nicolas me montrent la vue sur Moscou depuis leurs fenêtres et m'expliquent que l'orientation est idéale pour voir les feux d'artifice, et que le grand parc à nos pieds est le lieu idéal pour voir passer la patrouille de Russie lors du défilé du 9 mai. D'ailleurs ils ont observé les répétitions hier dans ce parc, bénéficiant d'un magnifique ciel bleu dont Nicolas me confirme les informations qui circulent dans la presse d'Europe de l'Ouest, à savoir que ce temps idéalement ensoleillé coûte quelques 3 millions d'euros - prix des agents réactifs pulvérants et frigorifiques largués dans le ciel par l'aviation pour écarter les nuages.   

En tout cas, c'est en les entendant me raconter les répétitions de la patrouille de Russie que je réalise que c"'est cette même patrouille bleue et rouge que j'ai vue passer au-dessus de ma tête à l'entrée de l'Oblast de Moscou...

Je pose mes sacoches dans la chambre avec le plaisir que j'éprouve à chaque fois que je retrouve un semblant de vie quotidienne dans un lieu précis pour quelques jours. Outre la douche, il n'a pas échappé à Céline qu'une machine ferait certainement plaisir à mes vêtements et je fais joyeusement le tri dans mes affaires. Je pêche mon jean au fond de la sacoche "dressing". Ca fait du bien de pouvoir se rhabiller en humain civilisé, et de porter autre chose qu'un vêtement de sport. Sous la douche j'use et abuse du savon et de l'eau chaude, avec la sensation de me débarrasser de la crasse et de la sueur incrustées sur ma peau. C'est bon de prendre soin de soi...

Mais c'est tout aussi bon, voire encore meilleur, d'être accueillie comme je le suis pas des gens adorables comme le sont Céline et Nicolas. Je ne connaissais pas du tout Nicolas, et finalement très peu Céline, et ce séjour chez eux sera une très belle expérience.  

La photo n'est bien évidemment pas de moi, vu que je n'avais pas d'invitation officielle pour assister au défilé à l'intérieur de la zone balisée :)

Gentils, prévenants, curieux et positifs, mon étape chez dans leur petit nid moscovite sera tout à la fois un havre de repos chaleureux et une source d'inspiration personnelle. Nous aurons de grandes et riches discussions, qui commencent dès ce premier soir, autour d'un repas qui a toutes les saveurs d'un petit dîner maison entre amis. Dîner précédé d'un apéro, qui me donne l'agréable sensation de renouer avec une habitude culturelle bien de chez nous ! Céline et Nicolas me disent qu'ils n'ont pas de difficulté à se nourrir selon leurs goûts de manière générale, mais que certains produits comme le bon fromage ou le bon vin leur manquent tout de même. Leurs allers-retours en France sont l'occasion de rapporter des stocks dans leurs valises ! Je leur fais d'ailleurs part de la surprise que j'éprouve, depuis mon entrée en Russie, face à l'abondance de magasins et supermarchés aux rayons bien fournis. Evidemment mon imaginaire, je m'en rends bien compte et je m'en doutais bien un peu avant de franchir la frontière, est resté bloqué sur les années pré-gorbatcheviennes et mes a prioris ne se fondent que sur les vieux souvenirs de l'époque du collège... c'est à dire il y a plus de vingt-cinq ans.

Les yeux pétillants de Nicolas s'allument d'un sourire. Il a hâte, me dit-il, de me demander à la fin de mon séjour ici, ce que je pense de Moscou et m'interroge sur ma première impression à chaud. Je lui réponds spontanément que je ne m'attendais pas à tant de modernité affichée - car même si j'ai pu apercevoir et sentir un parfum d'histoire et des vestiges d'une autre époque, j'ai été frappée par les énormes panneaux publicitaires, les gigantesques centres commerciaux aperçus, les larges axes de circulation et l'immensité de la cité. Je découvre une grande capitale européenne, et en le disant j'ai conscience de l'évidence de ce que je viens d'énoncer mais également du formatage de ma pensée restée figée, comme en arrêt sur image, sur la vision d'une époque dépassée depuis longtemps. Nicolas est prolixe pour m'exposer le regard neuf qu'il pose sur ce pays et sa culture, un regard qu'il tente de rendre le plus neutre possible - c'est à dire affranchi de la propagande interne mais également de l'image qu'on nous donne à voir depuis des décennies en France et dont il constate chaque jour la déformation. Il limite pour ce soir son enthousiasme à partager longuement ses impressions, car il veut m'influencer le moins possible et attend avec impatience de voir ce que ce séjour va provoquer en moi. 

J'ai beaucoup de plaisir à entendre Nicolas et Céline me raconter leur découverte de la vie en Russie. Je m'étonne dans un premier temps qu'on puisse vivre depuis deux ans à Moscou sans parler couramment le russe, Mais Nicolas travaille en anglais, et Céline maîtrise tout de même le vocabulaire de survie, suffisant pour communiquer brièvement avec la gardienne et pour faire ses courses. Jeune maman, elle savoure pleinement la chance d'accompagner les premières années de la vie de leurs enfants en leur consacrant la plus grande partie de son temps. Son travail d'agent de développement ne lui manque pas. Elle donne des cours de badminton une fois par semaine à des femmes d'expatriés, et consacre une deuxième demi-journée de la semaine à l'animation d'une séance d'éveil de l'enfant. Pendant ce temps, Nicolas forme les managers des boutiques H & M, ce qui comprend de nombreux déplacements dans le pays. Tous deux ont choisi de vivre dans un quartier 100% russe plutôt que dans le quartier de expatriés. Sans chercher à maîtriser le vocabulaire nécessaire pour entamer de grandes conversations avec les habitants du quartier, ils se débrouillent suffisamment pour être autonomes dans leurs déplacements, achats, vie quotidienne. 

Lorsque l'opportunité de s'expatrier s'est présentée, Céline et Nicolas n'ont pas hésité bien longtemps. Attirés tous les deux par les voyages, curieux des cultures et paysages différents, ils ont décidé de tenter l'expérience. Hugo était déjà né quand ils sont arrivés à Moscou. Maylis est arrivée dans les valises et l'appartement de Flotskaya oulitsa est donc sa première maison. Hugo va dans une école anglaise, Maylis a une nounou russe à la maison. Bien qu'elle ne travaille pas à temps plein, Céline se garde du temps pour elle et confie Maylis régulièrement à une nounou. Du haut de ses trois ans, Hugo parle français avec ses parents, anglais avec sa maîtresse et ses copains de maternelle, et commence à comprendre la nounou russe. Je suis épatée ! Et admirative de la capacité du cerveau humain - du moins celui des tout petits - à assimiler de nouvelles connaissances et à s'adapter à toutes les situations. 

Nous allons avoir une semaine entière pour discuter, raconter, partager, prendre le temps, et c'est un vrai plaisir. Avec mon caractère de sauvage, j'étais un peu anxieuse à i'dée de vivre en famille pendant une semaine, mais Céline et Nicolas sont si gentils que je mon doute s'est envolé au contact immédiat de leur simplicité et de leur générosité. 

En plus de m'offrir un lit et leur compagnie chaleureuse, ils m'ont préparé des plans de Moscou et du métro, sorti les guides dont ils disposent et les tickets de métro qu'il leur reste et dont ils ne se servent pas ! Céline a pleins de propositions de balades et visites en réserve, et prévoit de m'accompagner dans mes périgrinations moscovites. Je ne lui avais pourtant pas donné beaucoup de précisions lorsqu'elle m'avait demandé par mail, avant mon arrivée, si j'avais des envies particulières pour cette semaine. Comme d'habitude, et malgré ma hâte à découvrir Moscou je ne parvenais pas à élaborer à l'avance la liste des incontournables : j'attendais d'être sur place pour laisser libre court aux priorités qui s'imposeraient d'elles-mêmes. 

Déjà pour le lendemain le programme est fixé : nous irons voir le défilé de la victoire ! Nicolas propose de rester dans le quartier avec les enfants et de voir passer avec eux les avions depuis le parc, tandis que Céline et moi nous rendrons dans le centre de Moscou pour profiter de l'ambiance en nous mêlant à la foule. C'est adorable de sa part et nous tombons d'accord sur cette proposition. Je suis très excitée à l'idée de voir cette manifestation, et de découvrir la Place Rouge dans ces circonstances. D'ailleurs, tandis que le soleil se couche et que le ciel se pare de rose, un feu d'artifice éclate en prélude aux festivités du lendemain. J'ai beau être dans le pays de Poutine, je suis heureuse de goûter le parfum de Moscou et de voir de mes propres yeux cette ville, d'en sentir les battements de coeur et l'ambiance particulièrement pour le 9 mai. J'ai hate d'en arpenter les rues.

Nous allons nous coucher pas trop tard. Non sans que je réponde favorablement à la demande de Céline qui, se rappelant que je parle russe, voudrait profiter de ma présence pour que je traduise des contes à Hugo : il a quelques beaux livres d'histoires que ses parents ne peuvent pas lui raconter puisqu'ils sont écrits en russe. 

Je me retrouve seule dans ma chambre. Je regarde le grand lit qui moelleux m'attend, et la vue sur les toits de Moscou depuis la grande fenêtre dont je tarde à fermer les volets. Mon arrivée à Flotskaya Oulitsa n'aura pas été de tout repos, j'ai l'impression d'avoir vécu une journée de 48 heures et mon réveil sous la tente et l'atterrissage de l'hélicoptère à Istra me semblent déjà loin. Comment m'y suis-je prise pour faire tous ces détours dans Moscou, monter sur le périph, traverser le chemin de fer en portant mon vélo, mettre 4 heures pour trouver mon chemin ?... Peu importe, maintenant je suis là, mais quelle aventure tout de même ! Je me sens bien en compagnie de Céline et Nicolas, je remercie en pensées Anny pour la bonne idée qu'elle a eue de me communiquer les coordonnées de Céline. D'ailleurs nous essaierons de faire un skype avec Anny demain ou après-demain. 

Demain... Demain je marcherai dans les rues de Moscou. C'est encore un petit bout de mon rêve qui se réalise. J'espère que le temps ne passera pas trop vite. Je ne peux pas trop m'éterniser et je sens déjà qu'une semaine ne suffira pas pour tout ce que je voudrais voir et vivre dans cette ville. Tandis que je me décide à fermer les volets et à e glisser sous la couette, je me rappelle à l'ordre sur la nécessité de prendre une décision quant à la suite de mon voyage. J'en ai parlé à Céline et Nicolas, qui n'ont pas manqué de me demander quels étaient mes plans pour la suite. Cette fois il est temps de faire un choix. J'ai reculé le moment jusqu'à la dernière limite. La fourche pointe le bout de son nez : cap au nord ou bien cap au nord-ouest pour amorcer le retour par la Suède ?... Dans cinq jours je dois être fixée. 

Je ferme les yeux, savourant le moelleux du lit dans lequel mon corps s'enfonce agréablement. Oh que c'est bon d'être dans un vrai bon lit, dans une vraie maison. Il faut dire que depuis un moment déjà je sens, chaque nuit un peu, que l'étanchéité de mon matelas gonflable s'effrite. Mes épaules en souffrent de plus en plus et au fond de moi je m'en inquiète un peu. Je sais mon épaule droite particulièrement fragile et j'espère ne pas être en train de l'abimer plus qu'elle ne l'est déjà. Allongée sous cette chaude couette qui sent bon, je me détends avec bonheur, mais une pointe de nostalgie me serre le coeur en même temps. Ma maison de toile me manque un peu, curieusement, et savoir que je la retrouverai bientôt me rassure...

Je dors comme un bébé, et retrouve la jolie petite famille dans la cuisine pour le petit déjeuner des enfants. Le ciel bleu filtre à travers toutes les fenêtres de l'appartement : le beau temps garanti est bien là, la journée promet d'être magnifique. Les enfants sont mignons comme tout et ne se montrent pas particulièrement timides en ma présence, ce qui brise ma propre timidité vis-à-vis des enfants. Si Maylis est encore toute petite et s'émerveille de tout et de rien, Hugo est un petit bonhomme qui a plein de choses à raconter et curieux. On va vite devenir copains et jouer ensemble après le petit dej. Ce qui laisse le temps aux parents de s'organiser pour la journée, et à Céline de peaufiner ses recherches sur le parcours optimal pour notre balade. 

La mauvaise nouvelle est que des barrières rendent l'accès au défilé quasiment interdit. Le défilé attire tellement de monde dès la première heure que nous ne pourrons pas l'approcher ni - déception ! - mettre le pied sur la place rouge.  C'est dommage, mais nous irons tout de même nous mêler à la foule moscovite qui gravitera autour des axes stratégiques et je suis heureuse d'aller voir comment les russes vivent ce moment. 

Céline et Nicolas m'avaient prévenue : le meilleur endroit pour voir la parade est... devant son poste de télévision ! L'itinéraire est bouclé et l'accès à la Place Rouge n'est possible que sur invitation. Il me faudra donc patienter une journée de plus pour découvrir la fameuse Krasnaya Plochad. Avec un peu de chance nous verrons peut-être sur les grandes avenues le défilé des chars. Comme chez nous pour le 14 juillet, les bataillons démarrent très tôt la parade et en arrivant en fin de matinée l'essentiel des cérémonies officielles sera terminé. Mais l'ambiance sera à la fête toute la journée et nous en profiterons. 

Je jette un oeil sur le plan du métro moscovite et suis impressionnée par ses ramifications. 13 lignes sont dessinées, dont une circulaire qui passent par toutes les stations les plus réputées pour leur beauté et leur construction originale et grandiose. J'ai entendu parler du métro moscovite dans mes tout premiers cours de russe, en 6è. La description qu'en avait faite Madame Paillet, ma prof de la 6è à la 3è, m'a beaucoup marquée. J'ai retenu que les stations ont été conçues comme des oeuvres d'art, un symbole réalisme socialiste, un emblème de la grandeur de l'Union soviétique. Les stations sont si belles et si fastueuses que le métro est un des incontournables sites visités par les touristes. J'ai hâte de voir enfin à quoi ressemblent ces stations - musée. 

Céline propose que nous descendions à la station Tverskaya, à l'entrée de la rue du même nom qui conduit droit sur la Place Rouge. Je vérifie le chargement de mon appareil photo et prépare joyeusement mon sac à dos. Le soleil brille mais en ouvrant la fenêtre je sens que la fraîcheur de l'air est au rendez-vous. Céline n'a pas traîné pour lancer une machine, mes affaires sèchent sur l'étendoir. Ca sent bon le propre, chouette ! Pour l'heure, je me glisse dans mon jean et passe mon sweat bleu. L'écharpe et la veste coupe-vent en goretex seront indispensables dehors. Pendant que Maylis parcourt la maisonsur son camion à roulettes, nous nous affairons pour préparer notre expédition. Parées pour l'aventure, nous souhaitons une bonne journée à Nicolas et faisons des bisous aux enfants avant de sortir pour traverser le parc de l'Amitié (Droujba Park). L'herbe encore un peu couchée rappelle qu'il y a quelques jours encore, la flore était recouverte par un épais manteau de neige. Nous empruntons le large sentier de terre qui nous conduit de l'autre côté du parc, Sur la droite Céline me montre le petit lac sur lequel les enfants ont pu marcher cet hiver, quand le gel a complètement solidifié l'eau. Je lui demande comment la petite famille supporte les températures sibériennes. A en croire Céline, on se fait à ce froid sec, qui n'est pas si terrible qu'on pourrait le croire. "Tout de même, on sort mais on ne reste pas des heures dehors..." précise-t-elle. 

La station de métro Rechnoy vakzal, terminus de la ligne 2, se trouve à la sortie du parc, au beau milieu d'une zone commerciale. Des boutiques, un supermarché, des petits commerçants et même Mac Do et KFC ! Cet agencement est tout à la fois rassurant (c'est comme chez nous), et angoissant : qui sont donc ces urbanistes - économistes qui décident à l'échelle mondiale de la manière dont le citoyen lambda doit vivre ? Le même modèle pour tout le monde. Les mêmes zones commerçantes au pied des transports, les mêmes magasins, le même agencement, les mêmes enseignes ? C'est fou quand même... A quelques mètres de la bouche de métro, les arrêts de bus se succèdent. Céline me fait remarquer la discipline des russes, qui font la queue spontanément aux stations au lieu de se grouper en pelotons au bord du trottoir, prêts à se monter les uns sur les autres en jouant des coudes pour s'assurer une place dans le prochain départ. Ca change de chez nous !

Tandis que nous poussons la porte de la station de métro, elle s'amuse à me décrire les couples qu'elle a eu l'occasion d'observer : "Tu remarqueras, les femmes sont toujours très apprêtées, hyper féminines, et les hommes sont très galants c'est drôle. Tu les verras systématiquement tenir la porte pour laisser passer leur copine, ou porter leur sac à main. C'est d'autant plus drôle que la plupart du temps les mecs sont habillés de façon un peu négligée alors que leurs copines sont de vraies minettes". Je ne ferai pas vraiment attention aux tenues vestimentaires, mais pour la galanterie Céline a parfaitement raison et c'est assez comique en effet de voir ces grands gars bien batis se promener avec un petit vanity brodé de perles ou en simili cuir argenté.

J'aurais l'occasion moi aussi de faire les frais - si j'ose dire - de cette galanterie vraiment ancrée dans les gênes, notamment lors de mon départ pour Saint Pétersbourg...

Nous utilisons nos tickets et descendons dans les sous-sol de la station de métro par des escaliers mécaniques. Me voici dans le métro ! Céline m'explique que toutes les stations ne sont pas aussi fastueuses les unes que les autres. Les plus belles sont sur la ligne circulaire. Rechnoy Vakzal est une station classique. Néanmoins dans son classicisme elle est dix fois plus propre et belle que la mienne à Maisons-Alfort ! Tout d'abord elle est très large et haute de plafond. Ouverte en 1964, elle revêt l'aspect commun du métro moscovite, avec des piliers recouverts de marbre moucheté de marron, et de grands carreaux de marbre blanc au sol. Je ne sais pas ce que ça donne en période de pointe avec des gens pressés arrivant de toutes parts, mais la largeur des couloirs donne un agréable sentiment de confort. Aussi, j'ai apprécié dans les escaliers mécaniques que chacun se tienne sagement sur sa marche, sans courir, sans bousculer qui que ce soit. Alors certes, on peut y voir un côté petite soldat bien discipliné, comme c'est le cas par exemple pour les allemands qui ne traversent pas la route tant que le petit bonhomme n'est pas vert. Mais on peut aussi y voir une éducation à la patience et au respect qui font du bien. En tous les cas, il est bien plus agréable de prendre le métro moscovite que le métro parisien. On circule tranquillement, on a de la place, on ne se sent pas claustrophobe dans des couloirs étroits et malodorants, et en plus c'est beau. Et je note aussi que les indications sont claires et nombreuses. Je n'aurai jamais la moindre difficulté à m'orienter pendant mes pérégrinations solitaires. 

Nous descendons sur le quai qui dessert les deux directions, et montons dans la première en partance pour le centre ville. Nous avons dix stations à parcourir, ce sera rapide. Nous ne sommes pas seules dans la rame, Le petit ruban de Saint Georges commence à apparaître aux revers des vestes ou sur les chapeaux. L'ambiance est détendue et paisible. A chaque arrêt je me penche pour voir à quoi ressemble l'architecture et la décoration de la station suivante. Je repense à la guerre froide et à ce que j'ai pu apercevoir du métro New Yorkais, et me dis que sur le plan de la construction d'un réseau métropolitain, l'Union Soviétique avait gagné haut la main... Bon, à ceci près que les parties aériennes du métro New Yorkais ont un charme incomparable. Mais pour ce qui est de la beauté et des aménagements intérieurs, il n'y a pas photo. Lorsque nous arrivons à la station Bielorusskaia, je vois tout de suite la différence entre les stations classiques et les stations les plus belles du réseau. Assurément Biélorusskaia fait partie de la seconde catégorie. Nous ne descendons pas ici, il faudra que je revienne une autre fois. Mon esprit commence à mettre une idée concrète derrière cette image vague que j'avais en tête depuis l'adolescence, sur la beauté du métro moscovite. Combien de fois ai-je lu que ces travaux monumentaux devaient montrer au monde entier la grandeur, le savoir faire et la puissance de l'Union Soviétique Socialiste ! Je vois mieux de quoi il s'agissait alors... Et Tverskaia, où nous descendons de la rame, est du même acabit. Marbre gris et granit rouge en constituent la palette de fond. Au plafond de grands lustres circulaires inondent les quais d'une douce lumière. Le flot des passagers qui descendent en même temps que nous ne me laisse pas le loisir de m'attarder sur les détails de cette station. Mon esprit se concentre sur le motif de notre balade, j'aurai le temps de profiter des stations plus tard. Nous suivons les pas des moscovites qui se dirigent vers la sortie. Au milieu du quai des policiers en fonction derrière deux petites tables regardent la foule marcher vers les escalators. La station est à 42 mètres de profondeur. L'escalator n'en finit plus de remonter à la surface. Je lirai plus tard qu'un deuxième réseau de métro, à usage militaire et surnommé Métro 2, serait construit en-dessous des lignes empruntées par les civils. Il permettrait l'évacuation rapide et sécurisée depuis le Kremlin. J'apprendrai aussi que le premier nom de la station fut Gorkovskaïa, du nom de Maxime Gorki. Elle sera rebaptisée en 1980 du nom de la rue qu'elle prolonge. Rue dans laquelle nous débouchons à l'air libre après cette visite souterraine.

Et pour le coup, nous voici directement dans l'ambiance ! Le carrefour est bondé. Dans une atmosphère bon enfant, les gens se massent sur les trottoirs, se dispersent dans les allées du square Pouckine (qui accueillera le premier Mac Donald's en 1990), et remontent la rue Tverskaia vers la Place Rouge. La parade est déjà passée ce matin, mais les moscovites espèrent voir les chars sur le retour. La moindre place où l'on peut s'asseoir est prise d'assaut, en hauteur. Le soleil est au zénith. Sous les nombreuses affiches et banderoles "C dniom pobiedy !" (joyeux anniversaire de la victoire !) qui ornent les bâtiments, les passants brandissent des drapeaux rouges et je remarque que beaucoup de gens, du plus petit au plus grand, portent des accessoires d'uniformes militaires. Les plus âgés arborent des vestes et décorations, la grande majorité portent le béret kaki avec l'étoile rouge frappée du marteau et de la faucille. 

C'est jour de fête, et la bonne humeur sans débordement règne tout autour de moi. Ici et là, des familles ou des personnes seules reviennent du convoi du Régiment des Immortels. Céline m'explique de quoi il s'agit, lorsque nous les apercevons au milieu de la foule, brandissant des photos en noir et blanc d'hommes en uniforme ou bien juste de portraits mentionnant un nom.  Ce régiment a été inauguré en 2012 dans le cadre des manifestations célébrant la victoire de l'Union soviétique sur l'Allemagne nazie. 

Ce Régiment rassemble des gens brandissant les photos de leurs parents ayant participé à la Grande Guerre patriotique (1941-1945). De plus en plus gros chaque année, le défilé de ce régiment entretien la mémoire de l'engagement massif des soviétiques dans l'effort de guerre. Depuis qu'ils sont à Moscou, Nicolas et Céline ont pu mesurer l'importance de ces commémorations qui, au-delà de la démonstration de force décriée par les médias d'Europe de l'Ouest chaque année, témoignent surtout du sentiment profond du sacrifice consenti par les populations pendant la deuxième guerre mondiale. D'ailleurs je suis frappée par un détail : là où en France on célèbre la victoire des Alliés, ici on célèbre la victoire de l'Union Soviétique sur les nazis. J'aurais l'occasion d'en discuter assidûment avec mes hôtes : les pays de l'ex Union Soviétique ont compté le plus grand nombre de morts militaires et civils pendant la guerre, comparativement à l'ensemble des pays engagés. Plus de 27 millions de soldats et civils. Ces proportions énormes et le caractère crucial de la résistance de toute une population pour stopper l'avancée des nazis en route vers Moscou ont créé un sentiment profond de sacrifice chez les populations survivantes et chez les descendants. Que serait-il advenu de l'Union soviétique et de l'Europe toute entière si l'armée rouge n'avait pas pu mettre un frein aux vélléités d'invasion des nazis ? Ici tout le monde a la conviction que la défaite des allemands s'est jouée sur cet effort colossal fourni par l'Union soviétique. Et chaque famille compte ses "héros" qui ont fait don de leur vie pour préserver l'Europe de l'invasion nazie.

Je suis frappée par la différence d'ambiance entre les commémorations en France et celle que je ressens ici. Je suis issue d'une famille chrétienne qui, à ma connaissance, ne compte pas d'anciens combattants et n'a jamais commémoré la victoire et la fin de la seconde guerre mondiale. En fait nous n'avons jamais trop évoqué cette période ou bien je n'en ai que quelques souvenirs vagues. Du côté de ma mère, mon grand-père pasteur a été objecteur de conscience. De lointains souvenirs me rappellent, je crois, que ses convictions religieuses l'ont poussé à refuser de porter un fusil et que cela lui a valu de faire de la prison. Mais au moment où je l'écris je ne sais plus si ces souvenirs sont réels ou si je mélange les récits. Quant à mon grand-père paternel italien, je ne sais plus. Je ne me souviens pas qu'il ait été engagé dans la guerre, pourtant il me semble que les archives familiales conservent une photo de lui en uniforme militaire. Si mon manque de mémoire sur ce sujet montre avant tout mon insensibilité sur cet aspect de l'histoire familiale, il témoigne également du fait que ce sujet ne fait pas partie des récits récurrents entre nous. Personne n'entretient un quelconque souvenir de cette période. J'ai par contre été marquée par la hargne tenace de ma grand-mère maternelle à propos des "boches". Et par son habitude, héritée de l'occupation et des rationnements, de conserver, de faire des stocks, et de réutiliser le moindre drap ou torchon, même rapiécé, tâché, vieilli, plutôt que d'acheter du neuf. Réminiscence d'une époque où la privation et la difficulté à s'approvisionner a inculqué la nécessité de faire avec le peu dont on disposait.  Des années plus tard, ma mère se lamentera souvent de l'incapacité de ma grand-mère à débarrasser ses placards des stocks impressionnants de torchons en lambeaux lavés, repassés et pliés au milimètre. Elle n'a jamais pu gagner cette bataille, c'était trop demander à Mamie. 

Il n'y a donc pas de légende familiale autour de la guerre, et mes bons sentiments chrétiens et antimilitaristes ont développé chez moi une indifférence - voire un rejet - à l'égard des commémorations de toute sorte. Je fais même partie de ceux qui sont fatigués de toutes ces occasions où nous sont rappelés des faits appartenant au passé et qui n'ont plus grand chose à voir avec la réalité de notre époque. Petite, je suivais à la télévision le défilé du 14 juillet avec ma mère qui s'extasiait devant la beauté des uniformes et la belle harmonie des chorégraphies réalisées par les différents bataillons plus disciplinés que le plus performant des ballets classiques. J'écoutais ses commentaires, impressionnée par sa connaissance de la symbolique des uniformes militaires. A la forme et à la couleur des couvre-chefs, des pantalons ou des armes portées, elle reconnaissait le corps de régiment. Très sensible à la musique, mes parents battaient la mesure au son des harmonies de batterie fanfare - nous avions même une cassette de musiques militaires à la maison, que j'appréciais moi aussi d'écouter, ce qui m'avait valu un regard horrifié d'une de mes camarades de classe branchée lorsque naïvement j'avais répondu honnêtement à sa question : et toi tu écoutes quoi comme musique ?...

Depuis la fenêtre de ma chambre ou depuis le balcon je guettais le passage de la patrouille de France, toute excitée et émerveillée par leur prouesse.

Aujourd'hui je ne supporte plus ces démonstrations de puissance qui me semblent d'un autre âge et participent d'une propagande sur la gloire française qui me passe complètement au-dessus de la tête. Que d'argent dépensé pour enthousiasmer le peuple et entretenir une certaine idée de l'unité nationale. Après avoir regardé pendant toute mon enfance chez mes parents à peu près tout ce qui existe en filmographie sur les guerres mondiales, la menace totalitariste et l'heureuse victoire du bien contre le mal, je ne peux plus voir en peinture le moindre nouveau film sur le sujet. Il m'a fallu du temps pour comprendre que dans l'esprit de mes parents ces événements et cette partie de l'histoire résonnaient différemment. On n'a pas grandi à la même époque et dans les mêmes conditions, ce passé est bien plus récents pour eux que pour moi et trouve des échos dans leur enfance et leur éducation. 

Au milieu des russes qui portent les portraits de leur aïeuls disparus, j'éprouve à quel point tout en vivant sur la même terre on peut avoir des perceptions différentes des choses. Ici le souvenir est encore vivace et entretenu, et contribue en partie au sentiment d'union. D'autant plus que les russes n'ont pas l'impression que le sacrifice consenti pour gagner cette guerre soit aujourd'hui considéré à sa juste valeur par le reste des anciens alliés. 

Poutine a marché ce matin avec le Régime des immortels, tenant le portrait de son père aux côtés des autres marcheurs. Nous verrons ce soir à la télévision les images des marcheurs portant à la boutonnière le ruban de Saint Georges. Pour l'heure, Céline s'interroge sur la stratégie à adopter pour évoluer dans cette foule. Sert-il à quelque chose de s'immiscer au milieu des spectateurs qui attendent le passage des chars ? Bof, on ne sait pas combien de temps il faudra patienter, et finalement ce qui nous plaît le plus à l'une et à l'autre ce n'est pas tant de voir des chars que de respirer l'ambiance des rues. L'accès vers la Place Rouge étant fermé, nous décidons de commencer notre promenade en empruntant les rues transversales. Nous longeons le théâtre "Roccia", dont les coursives et les marches sont envahies par les spectateurs debout ou assis, les jambes pendantes au-dessus de la rue. D'ici le point de vue sera magnifique. Depuis combien d'heures attendent-ils ici ? 

Les avenues n'ont pas été interdites au stationnement. Des camions des bus sont garés le long des trottoirs. 

Sur un camion de chantier, des jeunes se tendent la main pour grimper. Par-dessus la benne, j'aperçois la tête d'un garçonnet aux joues rebondies et aux magnifiques yeux bleus légèrement étirés. Beret sur la tête, il pose son menton sur ses bras croisés pour attendre à côté de sa mère le passage des chars. Je fixe son visage lumineux dans l'objectif de mon appareil photo. Nous tournons dans Malaya Dmitrovskaya pour découvrir sur la droite la très belle église de la Nativité de la Vierge à Poutinki, toute blanche avec de tous petits bulbes bleus ornés de dorures au niveau des socles.  Nos pas nous ramènent par des détours à l'entrée de la rue Balchaya Dmitrovka, tout habillée de lamions roses suspendus d'un bout à l'autre des immeubles. Les façades des bâtiments sont tantôt colorées de bleu, jaune, rose, vert, tantôt très austères, cubes de béton ancrés dans le sol avec une architecture très symétrique. Nous contournons les groupes qui discutent et se promènent avec leurs drapeaux et leurs costumes de circonstance. Moscou m'apparaît sous un jour moderne et lumineux, une ville où se cotoient le passé et le présent, à l'image de cette rue dans laquelle se font face la maison Vuitton et la façade grise d'une maison arborant les portraits sculptés dans le béton d'Engels, Marx et Lénine. Un peu plus loin, les papillons multicolores succèdent aux lampions roses dans le ciel. Nous sommes dans un quartier touristique et populaire. De petits cabanons dressés au milieu de es rues piétonnes sont fermés aujourd'hui mais accueillent généralement les passants autour d'un livre, d'un verre ou d'objets artisanaux. Les terrasses  fleuries débordent de fleurs et de moscovites ravis de profiter du soleil. D'ailleurs Céline commence à avoir une petite faim et à vrai dire moi aussi. Nous choisissons une terrasse baignée par le soleil et commandons des tartines et salades. Il fait bon. De son côté Nicolas profite du parc avec les enfants. Lorsque j'entre dans le restaurant pour aller aux toilettes, je découvre un intérieur cosy et chaleureux brillant de propreté. Depuis notre terrasse, nous observons les déambulations d'une foule souriante, détendue et intergénérationnelle. Voir les enfants habillés en petits soldats me met mal à l'aise, tandis que les plus âgés sortis couverts de leurs décorations m'émeuvent. Le plus surprenant est de voir de jeunes femmes parader avec le béret. J'ai une vague sensation de conformisme et de glorification de l'armée et du patriotisme. Je n'aime pas ça. J'éprouve la même chose lorsqu'en diverses occasions - au hasard les manifestations du FN le 1er mai ou pendant les élections présidentielles, que j'ai eu la curiosité d'aller voir - je suis témoin de la fierté de bons français de porter haut le drapeau bleu-blanc-rouge et l'uniforme et les décorations sorties du placard pour rendre gloire à la vaillance de l'armée française. 

Nous papotons beaucoup, avec Céline. C'est drôle comme le contact est facile avec cette ancienne collègue que je n'avais pourtant pas pris le temps de beaucoup fréquenter à l'époque ! Il faut dire que nos fonctions respectives ne nous conduisaient pas tellement à travailler ensemble, et qu'il existait en plus une tension entre nos deux structures employeurs (elle, la ligue d'Ile de France, moi le siège national) rendant nos rapports un peu compliqués. En tout cas nous passons un long moment à parler de l'expatriation et des voyages, de l'éducation des enfants, de la vie de couple, des choix qui nous éloignent de la famille, des envies professionnelles, et d'un tas d'autres sujets. Céline - tout comme Nicolas - est une fille réfléchie, curieuse, posée, ouverte, fondamentalement gentille. Nous ne parlerons que très peu de notre ancien univers de travail, nos centres d'intérêt communs nous emmènent bien loin de tout ça. 

J'entends rarement parler d'expatriation en Russie, et je suis assez admirative du choix de Céline et Nicolas d'avoir tenté l'aventure avec leur petit Hugo dans les bagages et la naissance dans la foulée de Maylis. Ils représentent probablement le modèle de couple dans lequel je me projetais en fin d'adolescence. Leur intention première est de rester trois ans à Moscou, avant de demander un autre poste dans un autre pays. Nicolas a bientôt rendez-vous avec les grands patrons pour négocier ce projet. Sachant qu'une difficulté sérieuse conditionne la réussite : trouver un successeur à Nicolas pour reprendre la région et lui permettre de quitter sa fonction pour être missionné dans une autre partie du monde. Ce n'est pas gagné, mais ils sont optimistes. 

Céline me raconte la frayeur et les négociations qui ont suivi la nomination de Nicolas à Moscou. Alors que la décision était prise, le rouble a subi une grosse dévaluation. Nicolas a obtenu de ne pas subir une baisse de revenus importante, ce qui n'était pas gagné. 

Nous nous remettons en route, et Céline prend délibérément la direction de Tverskaya. Tandis que nous arpentons cette magnifique rue aux très belles façades colorées, un bruit nous fait lever la tête vers le ciel. Toute la foule autour de nous s'arrête et fait comme nous, dans l'attente d'un événement que Céline prévoyait. "Je savais que c'était un bon axe pour voir passer le défilé aérien" me révèle-t-elle alors que nous voyons arriver , dans l'alignement de la rue, les premiers hélicoptères. 

Au-dessus des lampions cernés de fleurs roses, les hélicoptères militaires puis les avions de chasse, de plus en plus gros et vrombrissant, passent dans le ciel. Ils volent très bas, nous avons un super angle de vue. Ces défilés sont, comme chez nous, une démonstration d'adresse. Nous avons droit au tractage d'un avion par un autre grâce à un câble. Les engins volent très près l'un de l'autre, c'est impressionnant et beau. A chaque nouveau passage les souffles sont suspendus, les mains se posent au-dessus des yeux en visière et les têtes se tournent pour suivre la progression des avions jusqu'à ce qu'ils disparaissent du champs de vision, un peu avant de survoler la Place Rouge. Le défilé dure dix bonnes minutes et se termine par le bouquet final : la patrouille de Russie, aux avions rouge et bleu, le nez peint en blanc, fait son entrée, suivie de près par six chasseurs qui, sous les vivas et les applaudissements de la foule, libèrent des fumigènes blanc - bleu - rouge au-dessous de Tverskaya. Objectif en main, j'ai suivi la patrouille et le lâcher de fumigènes pour garder cet instant en mémoire.

Tous les téléphones sont tendus vers le ciel pour prendre en photo le drapeau russe sur fond de ciel ensoleillé. Voilà, le clou du spectacle vient d'avoir lieu, la fête peut continuer dans les rues. Un autre bruit nous parvient des arcades qui permettent de passer de Tverskaya à une autre avenue.  Le passage est interdit par des barrières surveillées par la police, et des spectateurs se groupent en masse pour tenter d'apercevoir quelque chose. Nous tournons la tête comme tout le monde vers le bruit sourd et continue qui nous parvient. Par l'ouverture des arcades, nous apercevons fugitivement un char, puis un autre. Le défilé des char quitte la Place Rouge pour remonter vers le nord de Moscou en empruntant la voie par laquelle je suis arrivée chez Céline et Nicolas : l'avenue Leningrad. 

Il est tôt, la journée est magnifique, nous avons tout notre temps pour profiter de la journée en nous baladant dans cette ambiance. Céline nous entraîne sur la gauche pour un itinéraire qui va nous faire contourner la Place Rouge avec de très beaux points de vue sur Moscou. La ville regorge de décorations florales. Avec un goût prononcé pour les constructions en forme de coeur ! J'en verrais plusieurs, plus ou moins monumentales. Tout le quartier piétonnier est vraiment agréable et se prête à la flânerie. J'ai l'impression - qui se confirmera lors de mes promenades solitaires - que Moscou regorge de monuments, statues, constructions et plaques commémoratives. Rarement dans une ville je n'aurais eu à ce point l'impression que le patrimoine national est célébré à la moindre occasion. Je ne connais pas grand chose à l'histoire russe, en dehors des grandes dates que tout le monde apprend à l'école. Mais je verrai quantité de plaques mentionnant des noms qui me sont inconnus et saluant la mémoire de nombreux héros nationaux. Beaucoup sont militaires, mais pas uniquement. 

Nous tournons sur la gauche pour longer un bâtiment et arriver au sommet d'un escalier. Grâce à la foule au milieu de laquelle nous marchons, je n'ai pas vraiment réalisé où nous arrivions et la surprise n'en est que plus belle. 

Sur les marches d'un escalier qui descend sur quelques mètres, longeant le côté du théâtre Bolchoï, une chorale populaire régale l'assistance. Guidés par une cheffe de choeur tout de blanc vêtue, les chanteurs revisitent le répertoire traditionnel populaire russe. Juste au moment où nous arrivons, les voilà justement qui entonnent, pour le plus grand bonheur de tous, Katioucha. Aussitôt les visages s'illuminent, les regards complicent s'échangent, les têtes se mettent à dodeliner en cadence, les voix portent. Aux anges, j'accélère le pas et m'approche au plus près pour profiter de l'ambiance et fredonner les paroles dont je me souviens.  Au milieu du groupe, dans les premiers rangs, je repère une jeune femme dont les cheveux sont maintenus par un foulard bleu. Cette façon typique d'attacher un foulard me donne l'impression d'avoir en face de moi la "camarade Tonya Komarova", fille de Youri Jivago et Lara Antipova, dans son apparition au début et à la fin du film de David Lean. Les passants se massent un peu plus autour du groupe et sortent les appareils photo, enthousiastes. L'espace d'une demi-seconde, les paroles de Séverine me reviennent en mémoire "tant que Poutine sera président de la Russie je ne pourrai pas mettre les pieds dans ce pays !", et j'ai vaguement honte d'être en train de chanter. Mais à cet instant, en chantant Katioucha avec tout le monde, sous le soleil de Moscou et avec la conscience d'être au pied du Bolchoï, je suis avant tout heureuse d'être là. Deux adolescentes parées du béret kaki et d'un foulard rappelant les pionniers, formation de la jeunesse communiste dans laquelle tout soviétique était enrolé à partir de 9 ans. Je me rappelle encore de mes premiers livres de russe, en sixième, qui racontaient les vacances des jeunes dans les pionierski laguers - les camps de pionniers. Faisant moi-même à l'époque partie d'un mouvement de jeunes chrétiens protestants similaire aux scouts de France, j'avais cru voir dans ces camps l'équivalent de ce que je pouvais vivre alors : une éducation à la vie en communauté, à la prise de responsabilité, à l'engagement, et des activités sportives et de développement de l'autonomie. Les deux jeunes pionnières chantent fièrement, ruban de Saint Georges agraphé sur la poitrine.

Nous finissons par nous éloigner de la chorale pour nous avancer sur la grande place qui s'étend devant le Bolchoï, afin de pouvoir admirer sa façade à loisir. Ici et là quelques stands habillés de la bannière rouge spéciale parade attirent les badauds. Au loin sur la gauche j'aperçois avec émotion, derrière les bâtiments, un bout de la façade rouge au toit argenté du Musée historique d'Etat, qui marque une des entrées de la Place Rouge.  C'est tout de même frustrant d'être aussi proche mais de ne pas pouvoir encore pénétrer sur cette place mythique. Je peux voir des tours et des bulbes très colorées, et une partie du toit du GOUM, les grands magasins d'Etat dont la renomée égale celle des Galeries Lafayette à Paris. Pour l'heure, ces symboles de la Russie me restent encore inaccessibles et Céline nous emmène vers un endroit d'où elle sait pouvoir m'offrir une vue panoramique. La grande allée dégagée qui part du Bolchoï passe devant le Monument à Karl Marx puis la fontaine Vitali, avant d'arriver sur la place de la Révolution. Perché sur un bloc de 200 kgs de granit, sur lequel des sculpteurs ont gravé l'appel "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !", Karl Marx se penche vers les passants comme s'il s'apprêtait à emballer les foules. Un livre dans la main gauche, le poing droit ramené contre sa poitrine. 

Les accès étant condamnés vers la place de la Révolution, nous revenons à la hauteur du Bolchoï pour remonter un peu vers le nord est. Tandis que nous arrivons à la hauteur du Tsum (Tsentralnyi Ouniversalnyi Magazine) - autre magasin célèbre pour ses marques de luxe, un groupe de vétérans breloqués de la tête aux pieds sort d'une pause emplettes.

Berets rouges, poitrines bardées de médailles de toutes les couleurs et de tous les métaux, ils paradent en lunettes de soleil et costumes de circonstance noirs ou blancs. Une babouchka haute bourgeoisie tient par la main son petit-fil déguisé en soldat de l'armée rouge (il est mignon comme tout le bougre, mais c'en est effrayant !). Le must ? Une quinqagénaire a sorti pour la circonstance sa belle robe blanc - bleu - rouge... quoi que non, en fait, c'est une robe bleu-blanc-rouge. Une française ?... Nous tournons dans Kouznetsov Most, toute habillée de fête elle aussi avec ses grands arcs de fleurs au-dessus de nos têtes. Nous sommes indubitablement sur les grands axes du shopping de marque et des bars lounges branchés. La fête se prolonge avec des animations ici et là. Au son d'une musique entraînante émanant d'un restaurant avec terrasse ouverte, une vieille dame aux cheveux blancs et béret vert se met à danser en rythme avec un jeune homme - le connaît-elle ? Nous n'en avons pas la moindre idée mais sourions devant cette scène universelle de bonne humeur et de joie de vivre. Un peu plus loin, la statue d'un soldat géant est le prétexte idéal pour prendre des selfies à gogo. La rue Kouznetsov Most serpente jusqu'aà un bâtiment orange et jaune tristement célèbre, énorme rectangle de béton grimpant sur huit étages, et cachant quelle surface en sinistres sous-sol ? C'est étonnant comme les couleurs de ce bâtiment sont chaleureuses. En fait, sous ce ciel bleu intense, dans la ville en fête, on a du mal à imaginer que c'est bien là que se tenait le siège du KGB, et que ces murs ont abrité au bas mot 115 cellules réparties sur six étages, sans compter les caves. Cet après-midi là nous n'allons pas au bout de la rue, nous ne ferons qu'apercevoir de loin le bâtiment et je ne m'attarde pas sur l'impression étrange que dégage cet édifice. Je ferai plus ample connaissance avec cette prison où l'on fusillait les prisonniers politiques dans les sous-sol. Cet après-midi là, nous tournons avant d'arriver au pied de la Loubianka. A quelques mètres de là, Céline nous emmène dans un bâtiment tout aussi impressionnant mais dans un univers complètement différent : Dietsckiy Mir, le monde des enfants... "Je ne sais pas si ça t'intéresse, ça peut paraître surprenant mais j'adore cet endroit" me dit Céline, un peu anxieuse de savoir si ce qu'elle me propose va m'emballer ou non et sans me révéler que les toits du monde des enfants nous offriront dans quelques instants une vue imprenable sur le coeur de Moscou.

En l'occurrence, elle ne pouvait pas avoir meilleure idée. D'abord parce que j'adore tout ce qui se rapporte à l'univers de l'enfance. Bon, bien sûr, ce gigantesque centre commercial sur 7 étages est un temple de la consommation pour les petits, évidemment, mais on c'est comme chez Dysney, tout l'emballage et le décorum est soigné, réfléchi, et crée une ambiance de plaisir et d'émerveillement continu.

Ensuite, parce que le bâtiment en lui-même est de toute beauté et constitue en soit un site à visiter. Enfin, parce que sa terrasse panoramique est vraiment un endroit superbe pour admirer Moscou et embrasser d'un coup d'oeil le patchwork de bulbes, blocs de béton, édifices art nouveau, places extra-larges et monuments de l'ère stalinienne.

 

Dès notre entrée, une gigantesque horloge suspendue sur la façade intérieure opposée attire notre attention. Coulée dans un alliage d'or et de titane, pesant près de 5 tonnes, le mécanisme - rouages, roulements à bille, balancier - s'allonge sur 13 mètres de long depuis le plafond.

Tout simplement magnifique, et vraiment mis en valeur dans ce hall baigné de lumière et qui offre d'emblée une perspective sur la hauteur du bâtiment et sa verrière recouverte de vitraux représentant des peintures de Bibiline, illustrateur de contes traditionnels russes. Chaque hall du bâtiment offre des vitraux différents, c'est un régal pour les yeux ébahis. D'autres constructions démesurées nous attendent : un peu partout dans le magasin, mais surtout dans ce hall principal, des constructions gigantesques en légo reconstituent des décors, L'Egypte, un énorme dragon, une maquette de Moscou figurant le Bolchoï, le Kremlin et l'église du Christ Saint Sauveur, un peu plus loin je reconnais Barcelone et son concombre... un vrai petit musée en légo. Nous nous attardons dans la contemplation des détails de ces reconstitutions. C'est beau ! Les escalators nous emmènent progressivement vers les étages supérieurs. A chaque étage nous faisons le tour du magasin, prenant le temps de jeter un oeil dans les rayons par curiosité. Au 4è ou 5è étage, je découvre avec horreur un concept d'animation que Céline m'explique car j'ignorais son existence. Kidzania est une mini-ville fictive, dans laquelle les enfants peuvent jouer aux adultes et endosser pour un temps le rôle du boulanger, de l'infirmière, du facteur, du vétérinaire, etc.  Il paraît que la fonction est la découverte des différents métiers et de l'organisation de la cité. Ma première impression est de me trouver aux portes d'un gigantesque centre de conditionnement des petits d'homme... Horrible ! 

Aux derniers étages, on peut se restaurer et boire un verre. Des passages conduisent sur les côtés dans d'autres halls, vers d'autres marques de jouets, de vêtements, d'accessoires pour enfants. Dans un nouveau hall, je me penche au-dessus de la balustrade pour regarder en bas et découvre une scène montée pour un petit spectacle dont la vedette n'est autre que la petite fille du déssin animé que j'ai découvert à la télévision dans l'auberge de jeunesse de Riga : Masha et Michka ! Quel plaisir de retrouver ici cette agréable bouille toute ronde ! Sur le coup, c'est avec un vrai bonheur enfantin que je vis ces retrouvailles dans ce paradis des tout petits !

Je suis Céline vers un escalier dont nous gravissons les marches avant de sortir à l'air libre pour retrouver un ciel bleu étincelant. Nous y voilà. Les toits de Moscou s'étalent devant moi, et Céline guide le cheminement de mon regard dans ce décor qui ne m'est pas encore familier. Sur notre droite, elle pointe du doigt la façade d'un grand bâtiment qui à première vus semble symétrique, mais en y regardant bien.... pas tant que ça. Pas du tout, en fait. Céline me raconte l'histoire de la construction de l'hôtel Moskva, devenu entre temps le Four Seasons Hotel Moscow : cet édifice grand luxe fut réalisé sur une commande de Staline, au début des années 30. L'architecte fit parvenir deux projets à Staline, dans l'attente du choix final du Petit Père des peuples. L'histoire raconte que Staline apposa sa signature dans un espace de la feuille situé entre les deux projets. Personne n'osa demander si la signature valait pour approbation du projet 1 ou du projet 2. Si bien que l'architecte fit construire l'hôtek avec une aile selon les plans du projet 1, et une aile selon les dessins du projet 2. Un mixe des deux projets, en somme... Petite anecdote bien réelle, qui en dit long sur l'état de terreur et d'inhibition dans lequel vivait les gens sous l'ère stalinienne. Ne surtout pas prendre le risque de déplaire ou d'importuner. 

"Les coupoles dorées, là-bas, sont celles de l'église du Christ Saint Sauveur, ma préférée" me dit Céline. Je suis émue d'apercevoir enfin de mes propres yeux ces coupoles et un peu plus à droite celles de Basilique le Bienheureux. Voilà enfin, pour de vrai, ces églises emblématiques de Moscou. J'ai une pensée pour papa et maman : comme j'aimerais qu'ils puissent voir ça.... On voit aussi les églises enfermées dans l'enceinte du Kremlin, et un peu avant, la verrière du GOUM. Face à ces images bien réelles, mes souvenirs d'écolière reviennent en force. Comme j'ai hâte d'y pénétrer ! Certains dômes ou bâtiments ont vraiment des allures de choux à la crème qui tranchent avec l'austérité des énormes blocs de béton plus ou moins colorés, gros carrés ou rectangles évoquant une administration oppressante. L'église de la vierge de Kazan en particulier se détache dans le décor avec ses murs roses bordés de blanc. En toile de fond, quelques unes des sept soeurs apparaissent en arrière plan, s'élevant haut au-dessus du plafond de la ville. Est-ce l'université que je vois ? Ou le ministère des Affaires étrangères ? Ou encore l'Hôtel Ukraine ? Difficile de se repérer...

Sur notre gauche, en contrebas la place Loubianka accueille un énorme monument en forme d'étoiles rouges bardées du ruban de Saint Georges (qui remplace la statue de Dzerjinski, fondateur de la Tcheka, déboulonnée après l'éclatement de l'empire soviétique), sur un rond-point fleuri. En face du monument, une scène a été dressée, devant laquelle se presse des spectateurs pas tout à fait ordinaires. Nombreux sont ceux qui portent un drapeau rouge, mais de mon promontoir je n'arrive pas à lire les inscriptions qui sont dessus. Le marteau et la fauscille sont partout, jusque sur la décoration de la scène qui célèbre l'anniversaire de la victoire et arboire en écran de fond un portrait de Lénine. Mais je crois deviner également le portrait de Staline à côté, qui disparaît derrière l'échaffaudage de la scène ? Un groupe de vieux militaires pose devant une banderole au pied du podium. Quel est donc ce groupe qui se rassemble devant le mot d'ordre "Pobieda boudiet" (quelque chose comme la victoire arrivera ou littéralement sera, en tout cas une notion de victoire à venir) ? Je n'en sais rien...

En tout cas il est glaçant de constater que Dietsky Mir offre toute une façade d'entrée sur la place de la Loubianka. En résumé, sortir de ce côté du bâtiment fait basculer le badaud du monde merveilleux des enfants à celui, lugubre, de l'ancienne prison d'Etat stalinienne! Plutôt incongru... Après nous être rassassiées de la vue en hauteur, nous pénétrons à nouveau sous les vitraux du magasin et redescendons progressivement jusqu'au rez-de-chaussée, non sans nous offrir une pause crêpe au passage - mes premiers blinis en Russie !

Difficile de se représenter ce qui a pu se passer à l'intérieur de ces murs orange flamboyant aux petites fenêtres arrondies en leur sommet. Est-ce derrière cette fenêtre là que Soljénitsyne a été entendu par les policiers ? Ou bien était-ce derrière celle-ci ?...  Je lirai plus tard que sur le rond-point fleuri, une pierre blanche a été posée, rapportée de l'archipel des Solovki pour être posée aux pieds de la prison, en mémoire aux victimes du goulag. Peut-être le rassemblement à cet endroit, devant le portrait des révolutionnaires, avait-il un rapport avec cette pierre commémorative ? Mais la présence du portrait de Staline ne colle pas avec cette interprétation...

Tournant le dos à ces sinistres images, nous reprenons notre marche en direction du soleil et de la fête, prenant la direction sud est vers le quartier de Kitaï Gorod. Nous croisons sur l'immense avenue interdite aux voitures des personnages fascinants, comme ce vieux beau paré de son plus beau costume militaire aux poignets étoilés et décorations rutilantes sur la poitrine. Képi sur la tête (dans le langage militaire on ne doit pas appeler ça un képi mais je n'ai pas cette science !), tenant un oeillet rouge à la main, le bel officier a de la prestance. Le voir avec un téléphone portable à la main me paraît soudain anachronique. Un peu plus loin j'éprouve à nouveau un étrange malaise en voyant un groupe de jeunes gens déguisés en soldats. Comme en 2012 au rassemblement électoral de Marine Le Pen la veille du Premier tour, quand l'envie de vomir m'était venue en découvrant tous ces jeunes post-adolescents portant des tshirts bleu flashy annonçant la France Bleue Marine (mais comment peut-on partager ces idées-là quand on est tout frais sortis de l'innocence de l'enfance et qu'on a toute la vie devant soi ??), je ne comprends pas comment on peut être jeune et vouloir revêtir des habits de mort. Et ces jeunes femmes en tenue militaire, pendues aux bras de ce simulacres de héros nationaux, quelle image douloureuse et rétrograde ! Je ne m'y ferai jamais...

A l'entrée de Kitaï Gorod, un drôle de petit édifice est planté dans le bitume. On peut pénétrer à l'intérieur, mais à trois ou quatre personnes maximum à la fois. C'est une toute petite chapelle, de forme octogonale, la chapelle Plevna, qui commémore la victoire des grenadiers russes à la bataille de Plevna, dans la guerre russo-turc (1877-78). Toute mignonne, bien qu'un peu sombre à l'intérieur.  En poursuivant un peu plus loin, la statue de deux hommes de bronze attire mon attention. Les deux compères sont deux frères : Cyrille et Méthode, les "apôtres des slaves", qui ont évangélisé les peuples de l'Est. Et Cyrille aurait été le fondateur de l'alphabet dit cyrillique. Une fois de plus, en lisant leurs noms sur la stèle, mes cours de russe me reviennent en mémoire et j'ai la douce sensation de pouvoir mettre un visage sur un nom.

Repiquant vers le sud, nous gagnons les rives de la Moskva. C'est bon d'avoir une perspective sur ce grand et large fleuve, et de voir la ville se dérouler le long de ses rives. Céline me montre le grand pont qui enjambe le fleuve, deux cent mètres plus loin, et me remémore l'assassinat l'an dernier de Boris Nemtsov, principal opposant de Poutine. J'étais déjà partie depuis une dizaine de jours quand c'est arrivé, mais je me rappelle avoir vu passer l'information. Ce pont mène aux portes du Kremlin, dont je découvre la muraille rouge. Et par-delà ce mur d'enceinte, les arbres des jardins et les églises et palais nichés au coeur de la citadelle. L'ensemble architectural a l'air de toute beauté, j'ai vraiment hâte d'y pénétrer. 

Dans le prolongement de la rive sur laquelle nous arrivons, vers l'est, une des "soeurs" se dresse, magnifique, au bord de la Moskva. Le bâtiment est d'un style vraiment élégant, bien qu'assez mastodonte quand on y réfléchit bien et qu'on tente d'évaluer combien de familles peuvent vivre entre ces murs. 

Car cette soeur accueille des appartements, aussi incroyable que ça puisse paraître. Nous traversons la Moskva et remontons l'autre rive vers le sud. En plus de nous offrir un superbe point de vue sur le Kremlin (malgré l'habillage de panneaux rouges et bleus installés pour la parade de la victoire), ce chemin a pour but de nous conduire jusqu'au pont préféré de Céline : le pont du patriarche, un pont piéton qui déroule son tapis de pierre jusqu'au grand parvis entourant la Cathédrale du Christ Saint Sauveur. Depuis ce nouveau pont, je peux découvrir l'aménagement des rives de la Moskva plus au sud. Un drôle de monument apparâit au loin à la pointe de l'île sur laquelle nous nous trouvons. C'est la statue de Pierre Le Grand. Plutôt étrange, en fait. Vue d'ici, j'ai l'impression que ce monument aurait plus sa place dans le décor du parc Dysneyland. A mon goût, cette statue debout à la proue d'un bateau n'a pas tout à fait la solennité que j'attendrais dans l'évocation d'un personnage de l'étoffe de Pierre Le Grand.  Ou bien c'est le côté disproportionné que je n'aime pas trop. Le bateau semble perché sur un tronc d'arbre, et la statue de Pierre est quasiment aussi grande que le bateau, on dirait Gulliver.. bref, ce monument me semble étrange, mais il faudra que j'aille le voir de près. Pour l'heure, nous empruntons le pont piéton pour nous rendre sur la place qui entoure la basilique du saint Sauveur. Mais qu'elle est belle, cette église ! Splendide, imposante, avec ses magnifiques coupoles dorées, ses façades de marbre blanc, ses bas reliefs aux dimensions impressionnantes. J'apprendrai que cette église est née du désir de commémorer la victoire de l'armée russe sur les troupes napoléoniennes. Aussi incroyable que ça puisse paraître, cette splendide église a été dynamitée sur ordre de Staline, qui voulait voir édifier sur cette grande place le nouveau palais des soviets, dont les plans semblent tout droit issus de l'esprit d'un maître du monde mégalo. 

Ce palais aurait un peu été le pendant de la statue de la liberté, en fait... En tout cas la basilique, détruite, a été reconstruite et c'est probablement pour ça qu'elle paraît flambant neuve, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Car, grande et belle surprise, l'édifice est ouvert et accessible aux visiteurs. Nous en profitons donc avec grand plaisir et ce n'est pas sans émotion que je pénètre dans l'un des bâtiments les plus symboliques et emblématiques de la capitale. 

Dans les églises orthodoxes, les plus connues en tout cas, on n'a pas le droit de sortir l'appareil photo. C'est très frustrant, même si du coup on se concentre sur l'exploration visuelle des lieux et les sensations qu'ils procurent. Mais quel dommage de ne pas pouvoir garder de souvenirs de cette magnificence. Car vraiment tout est d'une beauté qui laisse sans voix. Contrairement à nos églises qui sont somme toute assez sobre, ici aucun détail n'est laissé au hasard et chaque pilier, mur, bout de plafond est sculpté, peint, coloré, recouvert de matière noble. Difficile d'être insensible à l'atmosphère qui règne dans ces lieux. 

Ce palais aurait un peu été le pendant de la statue de la liberté, en fait... En tout cas la basilique, détruite, a été reconstruite et c'est probablement pour ça qu'elle paraît flambant neuve, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Car, grande et belle surprise, l'édifice est ouvert et accessible aux visiteurs. Nous en profitons donc avec grand plaisir et ce n'est pas sans émotion que je pénètre dans l'un des bâtiments les plus symboliques et emblématiques de la capitale. 

Dans les églises orthodoxes, les plus connues en tout cas, on n'a pas le droit de sortir l'appareil photo. C'est très frustrant, même si du coup on se concentre sur l'exploration visuelle des lieux et les sensations qu'ils procurent. Mais quel dommage de ne pas pouvoir garder de souvenirs de cette magnificence. Car vraiment tout est d'une beauté qui laisse sans voix. Contrairement à nos églises qui sont somme toute assez sobre, ici aucun détail n'est laissé au hasard et chaque pilier, mur, bout de plafond est sculpté, peint, coloré, recouvert de matière noble. Difficile d'être insensible à l'atmosphère qui règne dans ces lieux. Nous passons un long moment d'admiration muette entre ces murs chaleureux baignés dans un parfum d'encens. 

Lorsque nous retrouvons le ciel bleu de la capitale, nos pieds commencent à nous rappeler que l'air de rien; la journée a filé vite et que nous avons beaucoup marché. Il est temps de retrouver Nicolas et les enfants pour passer un peu de temps ensemble. Nous marchons jusqu'au métro et faisons le trajet retour jusqu'à Rechnoy Vakzal. Nicolas est dehors avec Hugo et Maylis, au parc. Nous nous retrouvons là-bas et nous racontons notre journée en prolongeant la balade au soleil de la fin d'après-midi, avant de rentrer à la maison. 

Avant de dîner, nous réussissons à joindre Anny pour un skype vraiment sympa. Comme c'est drôle de se retrouver là, à travers cet écran, après tout ce temps. Anny fait partie de ceux qui m'envoient des petits messages de temps en temps depuis mon départ. Au point, même, de me tenir au courant des exploits de l'équipe de France de volley et de l'actualité mentionnant les trente ans du déssin animé Jeanne et Serge ! Nous sommes ravis de nous retrouver tous pour nous donner des nouvelles. Forcément la conversation évoque à un moment donné l'actualité de la fédé, et j'apprends les changements à venir à la direction. Ces nouvelles me font très plaisir pour mes anciens collègues - signe que je ne suis pas encore tout à fait détachée de mon ancien univers professionnel.  Je peux espérer que l'ambiance se détende un peu, et c'est tout ce que je souhaite à mes amis. 

La reste de la soirée se passe en jeux avec les petits, et en grandes discussions avec les grands. Nous élaborons un programme avec Céline. Nicolas travaille, mais Céline a prévu de se rendre disponible pour m'accompagner dans mes visites certains jours. Demain elle donne un cours en début d'après-midi et propose qu'on sorte ensemble en matinée avant de nous séparer. La nuit est tombée pendant nos discussions, et comme prévu des feux d'artifice éclatent bientôt dans le ciel, pour notre plus grand plaisir. C'est chouette de pouvoir assister au spectacle depuis les fenêtres de l'appartement !

Ce soir-là, les heures de marche au soleil m'aident à m'endormir très vite, malgré l'excitation que je ressens encore en me refaisant le film de la journée et de tout ce que j'ai vu. Je pressens que la ville est immense et que les quelques jours que j'ai devant moi ne suffiront pas à en appréhender toutes les beautés, les particularités, les charmes et les mystères. Il va falloir choisir, prioriser, et revenir plus tard pour continuer à explorer cette ville qui me fascine. 

Le lendemain matin quand je suis réveillée Nicolas est déjà parti au travail. Par la fenêtre je vois que la journée s'annonce encore splendide aujourd'hui, très ensoleillée. J'ai mis un réveil, pour pouvoir accompagner les enfants à l'école avec Céline. Plus exactement nous allons partir tous ensemble pour emmener Hugo à la crèche, avant de revenir à la maison pour confier Maylis à sa nounou qui vient à domicile. Ensuite nous serons libres de partir en vadrouille.  Le petit déjeuner est avalé, les manteaux enfilés, et nous prenon l'ascenceur avec la trotinette d'Hugo. L'école est à dix minutes à pied, non loin de la station de métro. Nous marchons donc le parc, et en arrivant à Rechnoy Vakzal nous traversons la large avenue Festivalnaya Oulitsa pour rejoindre l'école. Nous franchissons les grilles de la cour et entrons dans la crèche, dans laquelle toutes les indications sont écrites en anglais. Dans la salle de sa classe, Hugo va directement voir sa maîtresse et l'aborde en anglais. Y a pas à dire, ça me fascine de voir les capacités d'assimilation des enfants. La manière dont il switch aussi facilement, sachant pertinemment avec qui il peut parler quelle langue, c'est bluffant. Je me dis que c'est une grande chance pour les enfants de Céline et Nicolas d'avoir cette éducation, ils auront nécessairement des facilités plus tard pour les langues. Céline échange quelques mots avec la maîtresse également, puis nous allons aider Hugo à retirer son manteau et ses chaussures dans le vestiaire. C'est mignon ces pièces avec les petits porte-manteaux, les petits bancs et les casiers. Les parents arrivent au fur et à mesure. Bientôt le vestiaire sera rempli de manteaux, doudous, chaussures, sacs à dos miniatures.

Un dernier bisou à Hugo et nous repartons avec Maylis en direction de la maison. Peu de temps après notre arrivée, pendant que nous préparons nos sacs pour la balade, la nounou russe sonne à la porte. Maylis ne sait pas encore parler russe mais là aussi je vois bien qu'elle comprend ce que lui dit la nounou. 

Céline donne ses recommandations puis fait un gros calin à Maylis, et nous refermons la porte derrière nous pour une nouvelle promenade à la découverte de l'âme de Moscou. Le métro nous conduit vers le centre ville, où nous descendons cette fois à Mayakovskaïa. J'ai tout le loisir d'admirer la station, remarquable par ses fresques en mosaïques à la gloire de l'homme nouveau soviétique, et par le revêtement du sol en marbre jaune et l'utilisation de l'acier inoxydable et de la rhodonite rouge de l'Oural pour les piliers du quai central. Quelle magnificence tout de même ! En bout de quai, un monument célèbre la gloire de Maïakovski. Les escalators qui nous guident vers la sortie semblent grimper vers le ciel, leur hauteur est impressionnante. 

A la surface, nous débouchons sur la place dédiée au poète Maïakovski. Des jeunes se détendent sur les balançoires montées sur le côté, rappelant les balançoires musicales de Montréal sans la musique. Debout sur sa stèle, le jeune poète ténébreux n'a pas l'air serein du tout, fronçant des sourcils préoccupés. Il ferait presque peur. Nous descendons l'avenue Bolchaya Cadovaya vers le sud, passant devant l'académie militaire, la maison de l'écrivain Boulgakov et le théâtre Most, la petite maison rose de Tchékhov. Les bâtiments qui se dressent sur l'avenue sont élégants et joliment restaurés. Au passage je découvre que Moscou a aussi ses vélibs ! Mon regard s'arrête également sans arrêt sur des plaques, des visages en reliefs, gravés sur les façades des bâtiments. Je m'approche d'un portrait d'homme barbu : "Kalinine s'est exprimé dans ce bâtiment de 1940 à 1941". La plupart du temps, les noms des personnages commémorés ne me disent rien. Le nom de Kalinine ne m'est pas inconnu mais je ne sais plus de qui il s'agit. En l'occurrence Kalinine était un homme politique, un révolutionnaire, qui fut rien moins que président du Soviet suprême.

Peu après le théâtre Most, Céline m'emmène vers la gauche, pour tomber deux rues plus loin sur un parc planté au milieu des immeubles d'habitation. En deux rues, nous avons quitté le grand boulevard et ses fastes, pour pénétrer dans un quartier calme et austère malgré ses grands immeubles bourgeois. Sous l'ère stalinienne, ces appartements, comme beaucoup d'autres, avaient été réquisitionnés pour les logements partagés. Le parc sur lequel nous débouchons s'appelle en fait l'Etang des patriarches. A première vue, hormis le petit ilot érigé en son centre et habillé pour la circonstance de rouge et de bleu - anniversaire de la victoire oblige - ce plan d'eau ne présente pas d'intérêt ni charme absolument évident pour le touriste.  Pourtant, m'explique Céline, les moscovites le considèrent comme un des centres du romantisme... Ah. "Est-ce que tu as lu Le Maître et MArguerite, de Bougakov ?" me demande Céline. Non, ce livre manque à ma bibliothèque. Comblant mes lacunes, Céline me raconte. Les étangs sont cités dans le roman, apparemment c'est ici que se jouent des scènes décisives. Notamment en lien avec les sentiments amoureux naissant de Marguerite et du héros. Bon très bien. N'empêche, pour ma part je choisirais d'autres lieux que ce triste étang pour compter fleurette. 

En faisant le tour de l'étang, nous découvrons des sculptures représentant des scènes tirées des fables de La Fontaine.  En quittant le parc nous passons devant un petit café et décidons d'y faire une petite pause pour boire un thé chaud. C'est tout petit, simple et chaleureux, et nous continuons à discuter à batons rompus autour de nos boissons chaudes. Nos conversations sont tellement fluides et naturelles que je me surprends parfois à me sentir aussi bien. Je m'en ferai souvent la réflexion pendant mon séjour : Céline et Nicolas sont des personnes bienveillantes et qui inspirent la sympathie et la confiance. J'en reviens à regretter de ne pas avoir passer plus de temps avec Céline à l'époque de notre expérience fédérale. Réfexions qui n'ont pas vraiment lieu d'être car ici à Moscou autour de nos tasses de thé nousne sommes plus du tout dans le même contexte ni les mêmes dispositions qu'à nos postes respectifs à la fédé.  

En sortant nous remontrons vers Tverskaya à pied, jusqu'à un autre parc, le parc de l'Ermitage, que Céline fréquente assez régulièrement. L'endroit est plus convivial, mieux aménagé autour du théâtre Sphère aux façades rouge brique.

Céline vient souvent, aux beaux jours, pour lire au soleil et boire un verre avec des amies. Fleuri, plus dégagé, comportant un vieux kiosque et de nombreux bancs exposés au soleil, il se dégage de ce parc une atmosphère de sérénité. 

Nous avons le temps de parcourir à pieds le chemin jusqu'au lieu de travail de Céline, et en prenons la direction, plein est. En arrivant au bord de Tsvetnoy boulevard, nous voici devant des scultpures à taille réelle commémorant un artiste national : Nikouline, créateur du cirque Nikouline, spectacle vivant depuis 1880. Le terre-plein du boulevard est aménagé en promenade fleuri et arborescent. Le parcours prend parfois un peu de hauteur, c'est une promenade très plaisante qui permet d'admirer les façades des immeubles jusqu'à la station de métro Troubnaya. Céline me propose une pause Mac Do pour avoir le temps de grignoter quelque chose avant son cours de badminton. Nous cassons la graine sur la place Troubnaya, puis nous séparons.

Me voilà seule, pour continuer mon exploration de la ville. Je me sens presque intimidée, car la capitale me paraît énorme et je lorsque je regarde un plan je n'ai pas d'idée très précise du temps qu'il faut pour parcourir les quartiers. D'autant que je sens mes yeux extrêmement sollicités - au même titre qu'ils l'étaient à New York, mais pas par les mêmes choses. Ici ce sont les moindres détails, la foultitude de monuments, statues, plaques, maisons-musées, qui attirent sans arrêt l'attention. 

Je ne réfléchis pas longtemps avant de décider qu'il est temps que je foule le sol de la Place Rouge. Suivant la direction que Céline m'a indiquée pour rejoindre Kitaï Gorod, je commence une longue descente vers le coeur de la ville. Je croise un vieux tram aux couleurs vintages rouge et blanche, étroit.

Le soleil inonde les murs verts, jaunes, bleux, roses, des bâtiments. Il me faudra plus d'une demi-heure pour retrouver la chapelle Plevna. Je repasse devant Cyrille et Méthode, et me perds dans les petites rues pour finalement tomber à l'entrée d'Oulitsa Varvarka. Des coupoles bleues nuit piquée d'étoiles attirent mon attention. Je m'approche, et, derrière des parois masquant des travaux, je reconnais l'église rose et blanche surmontée de coupoles bleues qui se tient juste derrière la Place Rouge. Les voies menant à la place sont désormais accessibles, et j'aperçois enfin les coupoles magnifiques de Basile le Bienheureux derrière des panneaux de voirie. J'en fais le tour pour arriver au bout de la place, et voir enfin s'ouvrir devant moi la perspective sur la Place Rouge, Basile le Bienheureux en premier plan, le mur du Kremlin sur ma droite, la porte du musée d'histoire en face là-bas au bout.  

Plusieurs fois au cours de ce voyage j'ai éprouvé cette sensation bizarre et fugace résumée dans l'expression "avoir du mal à en croire ses yeux". Mais cette sensation n'a jamais été aussi vraie qu'aujourd'hui. Je l'ai tellement vue en photos, à la télévision, dans des livres, sur internet, cette image, cette vue, que mon cerveau peine à réaliser que cette incroyable église, tellement atypique, est bien devant moi.  Tout de suite après vient une autre sensation, le mélange entre deux perceptions de nature différente. "Comme c'est beau' et "c'est tout de même étrange, comme style, ce patchwork de couleurs, de formes et de motifs". Ces deux appréciations se téléscopent dans mon cerveau. C'est tout de même un sacré pari, cette construction multicolore. Sous un ciel radieux dans lequel courent quelques nuages, je m'approche, reprends de la distance, contourne l'édifice pour l'embrasser sous des angles différents, impressionnée, émue. La première fois que je suis partie loin à l'étranger, dans un pays d'une autre culture, c'était en Inde, en 2006. Avec Séverine, Géraldine et Véronique, le soir où nous sommes arrivées à Agra nous avions décidé de ne surtout pas tenter d'apercevoir le Taj Mahal tout de suite. Nous avions programmé la visite pour le lendemain matin à l'aube, et voulions que cette merveille du monde se révèle à nos yeux dans le premier rayon de soleil. Bon, si mes souvenirs sont bons, seule Géraldine avait tenu, tournant hostensiblement le dos au monument quand nous avions dîné sur la terrasse de notre guest house. Ici, sur le parvis de la cathédrale Basile le Bienheureux, je ressens la même envie de prendre mon temps et de ne pas saturer mes yeux tout de suite. Je ne veux pas me précipiter à l'intérieur. Je décide de ne rien visiter aujourd'hui, mais de contenter d'arpenter les rues de Moscou pour en prendre la mesure, pour encrer encore un peu plus dans mon cerveau la réalité de ma présence à Moscou - après tout, ça fait près de trente ans que j'attendais ça !

Sur ma gauche, le mur d'enceinte du Kremlin s'étend jusqu'au bout de la place. La Tour du Sauveur marque l'entrée de la citadelle, gardée par des soldats. Je m'avance vers le coeur de la place, sur laquelle règne encore une certaine agitation. A côté des touristes qui se promènent et font des selfie à chaque pas, des techniciens s'agitent pour retirer les échaffaudages les tribunes et les décorations déployées pour la parade d'hier. Au pied de la muraille du Kremlin, le mausolée de Lénine n'est pas encore accessible. J'apprendrai qu'il ne le sera qu'une semaine après la parade de la victoire. Je ne serai plus là. Dommage, mais après tout ce n'est pas si important. Je repère la tribune des officiels, celle qu'on nous montre systématiquement à la télévision. Alors c'est ici que se sont tenus les gouvernants soviétiques et russes, depuis plus d'un siècle, dans ces images figées de maîtres du monde passant les troupes en revue ? Maintenant que je suis sur place, deux choses me surprennent. D'abord je voyais cette tribune plus haute. Finalement, en vrai, elle n'est pas si élevée que je le pensais. Et puis surtout, je m'aperçois que la tribune fait face.. au GOUM, énorme et emblématique centre commercial ! Ainsi donc à chaque défilé les gouvernants russes se tiennent droits et le petit doigt sur la couture face à un symbole du capitalisme. 

Au moment où je m'approche de la Tour Saint Sauveur, des soldats sortent de l'enceinte pour le passage de la garde. J'assiste au spectacle - il ne peut s'agir que de ça : quelle que soit les couleurs de l'uniforme, je ne comprendrais jamais ce besoin de jouer au soldat de plomb mécanique avec des mouvements aussi saccadés et des levers de jambe incroyablement non naturels... Je prends mes photos comme tous les touristes présents. Au-dessus du mur d'enceinte se détache les murs jaune et blanc du palais présidentiel surmonté du drapeau bleu-rouge-blanc. Poutine est-il à l'intérieur aujourd'hui ?

Je ne cesse de me retourner et de faire des tours sur moi-même pour varier les angles de vue sur Basile le Bienheureux et les bâtiments colorés de la place. De grands panneaux en cours de démontage représente les soldats de l'Armée rouge auréolés de gloire. Devant le GOUM, des grues détachent et descendent des morceaux du décor. 

A l'autre bout de la place, le Musée d'histoire me fascine avec sa couleur rouge et son architecture splendides. Ce petit château est magnifique et se détache nettement dans le ciel bleu. Il faudra que je revienne en hiver, cette place aux mille couleurs doit être magnifique dans son manteau de neige. A part le GOUM et le Kremlin, finalement la Place se compose de plusieurs églises. L'église de la Vierge de Kazan n'est pas en reste, côté splendeur. Rose et blanche, avec des coupoles et un toit vert clair et une grosse coupole dorée. Parvenue devant la porte à arcades du Musée d'histoire, je bifurque sur la droite dans Nikolskaya oulitsa, qui longe le côté du GOUM. Dans mes livres d'école plusieurs leçons étaient dédiées au vocabulaire des achats et de la vie courante, et je me souviens des scènes qui se déroulaient dans les allées du magasin GOUM. Des personnages dialoguaient sur le choix de fruits et légumes, quelqu'un cherchait le cordonnier, un autre listait ses besoins chez le boucher, ailleurs on discutait couleur des draps. Dans ma représentation, le GOUM était un magasin populaire ou le moscovite lambda venait faire ses courses quotidiennes. 

Je passe une des portes d'entrée du GOUM. La splendeur de ses allées me saute aux yeux. Je ne sais pas ce que le GOUM a été autrefois, mais aujourd'hui c'est clairement un magasin dédié aux populations aisées. J'ai un peu l'impression de mettre les pieds à Val d'Europe, côté standing. Le magasin s'élève sur trois étages sous une grande verrière qui laisse filtrer une douce lumière sur les allées plantées d'arbres. C'est très beau, très propre, et ça donne envie de faire du shopping. Les premières marques qui me sautent aux yeux sont françaises et italiennes. La couleur crème des murs accentue la douceur de l'atmosphère, et le charme est poussé jusqu'à teindre en rose les fausss feuilles d'arbres posés régulièrement au milieu des allées pour créer de squares en modèle réduit, joliment mis en scène : on peut s'asseoir sur des bancs blancs, et des bicyclettes vintage stationnent négligemment le long des barrières de bois blanc entourant les arbres. Mon âme capitaliste voudrait tout à coup être riche pour pouvoir flâner dans les boutiques en achetant toutes les merveilles qui promettent les boutiques ravissantes. Mais bon, je vais me contenter de faire des photos. La seule chose que j'aimerais bien rapporter de Russie, ce sont de vraies matriochkas. Mais alors que je me suis extasiée des modèles exposées dans une vitrine chez Céline et Nicolas, Céline m'a fait comprendre - et je le vérifierai dans les boutiques - que les vraies modèles fabriqués ici coûtent une petite fortune. On trouve les traditionnelles, mais également tout une variété de styles et de dessins. Si j'en rapporte, je voudrais vraiment qu'elles aient la finition minutieuse des beaux modèles finement travaillés. Mais ça vaut plus de 150 euros (prix de départ), et mon budget n'est pas prévu pour ce genre de petites folies. Tant pis.  

Je me promène dans le centre, une petite musique accompagne mes pas, tout est aseptisé, il n'y a pas à dire : c'est un très beau magasin, dans un style moderne avec une touche de vintage vraiment plaisante. Différents modèles de vélo oldstyle sont exposés, ce qui n'est pas pour me déplaire. Même les bancs pour se reposer sont en marbre avec des fresques, vraiment rien n'est laissé au hasard. Dans les étages supérieurs, des passerelles permettent de passer d'un côté à l'autre. Certaines sont aménagées pour en terrasse pour profiter de la vue tout en savourant un tchaï aromatisé. Je m'arrête subitement devant une affiche : mais oui, c'est bien Omar Sy ! Dans la salle de cinéma du GOUM Chocolat est à l'affiche. C'est drôle de croiser Omar Sy dans ces lieux. 

Ca vaudrait le coup d'aller voir à quoi ressemble la salle de cinéma du GOUM, car, à en croire les objets anciens exposés en vitrine, elle doit avoir un look rétro sympa. De vieux postes de télévision, d'anciennes affiches et des bobines de film trônent s'offrent aux regards des passants. 

Je resors dans Nikolskaya Oulitsa qui débouche là-bas au bout sur la Loubianka (quand on est dans le centre de Moscou il est difficile d'échapper à cette vue, et je me dis alors qu'à l'époque des purges staliniennes il devait être difficile pour le soviétique moyen d'oubilier la menace que représentait ce bloc de béton énorme en plein coeur de la ville. J'échappe à cette perspective en tournant sur ma gauche pour marcher vers la place de la Révolution - nous n'avions pas pu accéder à cet espace avec Céline hier. La place, très large et baignée par le soleil, est super agréable. Le côté petit chateau du Musée d'histoire donne vraiment beaucoup de charme à l'ensemble.

Je remonte le jardin Alexandre qui s'étendent devant le Bolchoï, avec la fontaine Vitali, et prends le temps de revenir observer Marx sur son bloc de pierre. Vers le sud, la disproportion entre la Maison des syndicats, et les gigantesques murs de la Douma me rappelle un instant New York. La Maison des Syndicats fut d'abord la demeurre de Dolgorouki, gouverneur de Moscou, avant d'être modifiée et d'adopter d'autres fonctions politiques, Je marche jusqu'en face de la Douma.

Alors c'est ici... Des images me passent par la tête, cette longue tribune face à l'immense amphithéâtre. Gorbatchev pris à parti par Eltsine, ou explicitant les principes de la Perestroïka et de la Glasnost... Je cherche le marteau et la fauscille sur la façade. Ils sont tout là-haut, dans un blason surmonté du drapeau de la Russie. En même temps, juste au-dessus de la porte d'entrée, figure encore le blason des tsars : l'aigle à deux têtes. 

Au croisement avec la prochaine avenue je me retrouve à nouveau face au Musée d'histoire. Je me sens attirée par ses couleurs et l'immense place qui l'entoure. Je reviens donc vers lui. Une statue équestre célèbre la gloire du Maréchal Joukov. Deux rangées de drapeaux rouges lui font une haie d'honneur. Sur la droite les badauds profitent du soleil sur la place du Manège, sur laquelle trône l'horloge du monde, elle-même surmontée par une statue de Saint Georges terrassant le dragon. Je m'aperçois que la place cache un centre commercial en souterrain, et descends y faire un tour pour acheter une boisson fraîche à consommer au soleil en me joignant aux promeneurs. La place se prolonge le long des jardins qui suivent le mur d'enceinte du Kremlin. En contrebas passe un cours d'eau et ses rives sont le lieu de découvertes des contes de Pouchkine grâce à des scultpures représentant certains de ses personnages. La balade est des plus romantiques. Entre les fontaines, les personnages de conte, les parterres de fleurs et les arbres verdoyant, je passe un pur moment de détente. Au pied du Kremlin, à une centaine de mètres, des touristes viennent voir la flamme au soldat inconnu. Au détour d'une des allées de ce jardin magnifique, je remarque au bord de l'eau de drôles de personnages. Les russes ne sont pas en reste sur les attrape-touristes. Un faux Lénine et un faux Staline discutent ensemble, offrant aux touristes ravis la possibilité de faire un selfie historique. A quelques mètres de là, c'est un faux tsar et un faux Raspoutine qui font rire à leur tour les passants. 

Je continue ainsi à longer le Kremlin, pour faire face bientôt à la statue du patriarche Hermogène, "patriarche de Moscou et de toutes les Russie" au début des années 1600. Le bonhomme en impose... A quelques mètres de là se dresse l'obélisque des Romanov. Erigé à l'occasion du tricentenaire de l'accession au trône des Romanov, il avait été détourné pendant l'ère stalinienne : les noms de penseurs de la révolution avaient été gravés en lieu et place de ceux des tsars. Ca ne fait que trois ans qu'il a reprit son aspect initial.

Attirée par un beau bâtiment jaune, je m'éloigne des jardins pour rejoindre la rue Mokhovaya. Je constate que sur la gauche elle s'élargit sur une autre grande placel, conduisant vers un autre quartier au sud-ouest. Je préfère pour entamer une arc de cercle vers le bord est. Au numéro 15 de la rue Mokhovaya je passe devant une stèle posée sur la façade d'une maison. "Ici a vécu Lénine etn mars 1918 au moment du transfert de la capitale de Moscou à Pétrograd". Aujourd'hui le rez de chaussée du bâtiment accueille le Grand Café. Au croisement entre Mokhovaya et Vozdvizenkha, une sombre statue représente un homme assis. En haut des marches qui conduisent à la bibliothèque Lénine, Dostoïevski - puisque c'est lui l'homme de la statue - appuie une main sur son genou et semble songeur, voire de mauvais poil. Etrange, cette représentation limite flippante. Je remonte Vozdvizenkha jusqu'à un énorme carrefour comme il y en a tant à Moscou. Pour traverser ces carrefours il faut emprunter les passages souterrains. Juste avant d'arriver sur ce carrefour, j'ai découvert avec surprise un drôle de petit manoir blanc crénelé. Le manoir Morozov a un style bien à lui. Bâti par une famille de riches marchands russes, cet édifice a été récupéré pendant la révolution pour y abriter notamment le proletkoult, sorte de laboratoire pour artistes soviétiques partisans de la révolution. Eseinstein vint souvent dans ces murs pour y élaborer ses scenarii.

Un flot continu de passants attire mon attention sur la gauche. Je suis à l'entrée d'une rue piétonne pavée, très longue et pittoresque. C'est la rue d'Arbat. Visiblement une rue très animée, touristique et populaire, où il fait bon prendre un verre en terrasse et flâner dans les petites boutiques. Je suppose que c'est ici qu'on peut acheter la bimbelotterie touristique d'usage. D'ailleurs ça me fait penser que je dois acheter l'écusson du drapeau de la Russie. Mais j'ai la surprise de faire chou blanc dans toutes les boutiques auxquelles je m'adresse. Ils ont des adhésifs, des pins, des magnets, mais pas d'écusson en tissu. Je tenterai ma chance à Saint Pétersbourg. Comme tant d'autres touristes, je regarde les vitrines et entre dans les magasins de matriochkas, maillots du spartak et petites icônes. Les matriochkas se déclinent souvent en personnages politiques. On peut acheter la poupée Poutine (version costume-cravate ou version blouson d'aviateur et lunettes noires), Hollande, Obama ou Merkel. On trouve aussi les poupées Pouchkine, Maïakovski, Tchaïkovsky et même Nicolas II. De grands arceaux fleuris décorent les rues. Je me laisse tenter par un verre d'orangina en terrasse. 

Arbat est une très longue rue. Ici aussi de petits cabanons fleuris sont installés au milieu de la rue piétonne. Les restaurants rivalisent de charme. Le Genatsvale soigne particulièrement le folklore, avec sa vieille réplique de maison dans un style Hobbit accolé à un bâtiment qui se termine en tour de pierres crénelée.  Plutôt mignon, mais très inattendu vu l'horrible vieil immeuble gris d'une vingtaine d'étages qui apparaît en arrière plan et semble tomber en ruines. 

Tout en entrant systématiquement dans toutes les boutiques de souvenirs à la recherche de mon écusson du drapeau russe, je remonte la rue, emballée par sa longue perspective et par les nombreuses maisons très joliment restaurées. J'aperçois bientôt une des sept soeurs. Le Ministère des affaires étrangères, a priori. Qu'est-ce qu'ils sont imposants ces bâtiments ! Et tout de même je ne peux m'empêcher de penser à la similitude avec les buildings new yorkais d'une certaine époque.. A chacun son empire state...

Des panneaux dressés spécialement dans la rue pour l'anniversaire de la victoire, relate les hauts faits de l'Armée rouge et célèbre ses héros. Alors que j'arrive au croisement avec Plotnikov Lane, une statue attire mon regard. Je découvre avec une agréable surprise qu'ils 'agit d'un monument à Boulat Okoudjava ! Ma mémoire ne retrouve plus les circonstances qui m'ont fait connaître celui qu'on nomme souvent le Brassens russe. Est-ce par une de mes profs de l'INALCO ? Je me souviens par contre parfaitement de l'effet que ses chansons avaient eu sur moi, quand j'ai écouté pour la première fois ses refrains. Moi qui avais été bercée par les choeurs de l'Armée Rouge et les chansons folkloriques aux voies féminines si particulières, j'avais été surprise de découvrir ce timbre grave et doux, ces histoires contées à la guitare : j'avais alors réalisé que je ne connaissais rien des russes. L'évidence de mes stéréotypes m'avait alors sauté aux yeux. 

Arbat était le quartier d'Okoudjava. Il y est né et y a vécu une bonne partie de sa vie. Je lirai plus tard quelques éléments de sa biographie, pour apprendre que cet artiste connu pour ses engagements anti-militaristes a été tout particulièrement touché par les horreurs et les déchirements du régime soviétique dans ses pires années - comme une majorité de soviétiques de l'époque, en fait. Son oncle anarchiste a fui la Russie et y est revenu dans le même train que Lénine. Son père fut commissaire politique puis secrétaire du bureau de Tbilissi, avant d'être accusé comme tant d'autres d'accointances trotskystes et d'être fusillé. Deux de ses oncles aussi, dont l'anarchiste, subirent le même sort pour les mêmes raisons, et sa mère passa de longues années en camp pénitentiaire. La popularité d'Okoudjava transparaît encore aujourd'hui dans cette rue, par le nombre de fleurs déposées tout autour de sa statue élégante. 

Une centaine de mètres plus loin, c'est un autre monument qui m'attend. Attirée par le couple de pierres, je remarque à peine la splendide maison bleue ornée de blanc qui leur fait face. Je m'approche des statues et découvre sur la plaque commémorative qu'il s'agit de Pouchkine et de son épouse, Nathalia Goncharova. La superbe maison bleue en face est celle dans laquelle ils vécurent avant de partir s'installer à Saint Pétersbourg. Arbat rassemblait à une époque le monde artistique moscovite. D'ailleurs la rue compte parmi ses bâtiments - musées la Maison des acteurs. 

Parvenue au bout de la rue d'Arbat, c'est à dire aux pieds du Ministère des affaires étrangères, je jette un oeil à mon téléphone pour vérifier l'heure et décide de faire demi-tour pour opérer un repli vers le nord. Avec une autre perspective, je commence à remonter la rue d'Arbat. Mais en jetant un oeil dans le guide que j'ai emprunté à Céline et Nicolas, je note que plus au sud-ouest se trouve la maison où vécut Léon Tolstoï; Etr soudin l'urgence de voir la maison de cet écrivain dont les romans m'ont passionnée me prend.  Ce n'est pas vraiment la porte à côté, à vrai dire, mais l'excitation domine mes questionnements : je suis à Moscou, et j'ai l'occasion de voir la maison d'un des auteurs préférés de mon adolescence, il faut que j'y aille ! Comme j'aimerais pouvoir aller là-bas avec papa... Le nez dans mon plan pour tenter de couper au plus court pour me rendre dans le quartier de tisserands. Je mets tout de même plus d'une demi-heure, en traversant des rues beaucoup moins fréquentées et notables, pour trouver enfin ma destination. La propriété est ceinte d'un mur couleur rouille, et l'horaire des visites est passé. Je ne peux pas pénétrer à l'intérieur mais je suis émue quand même de me trouver là et de lire les plaques commémoratives - il y en a deux, une sur le mur d'enceinte et l'autre sur la maison d'en face qui indique qu'ici Léon Tolstoï écrivit Guerre et paix. Derrière le mur la maison principale, de la même couleur que le mur et surmontée d'un toit vert, n'est pas bien haute et semble plutôt simple, à l'image de ce que j'aurais pu imaginer pour cet écrivain. Ma curiosité rassasiée, même si je n'ai pas l'occasion de visiter la maison maintenant, je me remets en route vers le centre pour entamer mon retour vers la maison. Je constate que même dans ces rues secondaires les plaques commémorant la vie de personnages singuliers, que la plupart du temps je ne connais pas et qui sont souvent issus de l'univers militaire, apparaissent sur de nombreux murs. Sur un immeuble je compte pas moi de six plaques accompagnées des portraits des héros. Le nom de Komarovski me rappelle encore une fois Jivago...

Je repique vers le nord-est. En retrouvant les abords de la Moskva, je débouche sur un square au milieu duquel se dresse, bien droit mais avec un pigeon sur la tête, Fridrich Engels. L'allure noble (malgré des bras croisés d'une façon assez peu naturelle), le regard serein un rien plissé semble envisagé un avenir optimiste, la vision d'un idéal porteur d'espoir... En même temps, son regard est dirigé sur le monument qui se tient en face de lui, à moins de deux cent mètres : la cathédrale du Christ Saint Sauveur. Je refais le tour de la cathédrale, puis remonte encore vers le coeur de la capitale. Je rejoins le parc Alexandre et pénètre plus à l'intérieur par son entrée sud. Je n'avais pas encore vu ses magnifiques parterres de fleurs, ni le monument à Alexandre II. Curieuse de mon trouver aux pieds du tsar, je m'approche au plus près de la statue qui dégage une belle prestance. 

Dans cette partie du jardin, nombreux sont les flâneurs qui lisent sur un banc, refont le monde allongés dans l'herbe, discutent en sirotant une boisson fraîche tout en marchant. Parmi les badauds, trois robes noires attirent mon attention. Trois religieux traversent le parc d'un pas nonchalant. Ils sont tous barbus, et tous ont les cheveux longs coiffés en queue de cheval, et portent une longue robe noire avec une chaîne dorée autour du coup. Je ne vois pas bien quel type de médaillon est attaché à cette chaîne descendant jusqu'au ventre.  Une femme les accompagne, et je trouve amusant de les voir bientôt s'arrêter pour regarder et commenter quelque chose que la femme leur montre sur son téléphone portable. 

Un coup d'oeil sur mon propre téléphone me rappelle que le temps file. Je ne vais pas tarder à rejoindre le foyer des Berthon. Je profite de l'heure qui me reste pour allonger le pas jusqu'à la ceinture des boulevards qui fait en partie le tour du choeur de la capitale, du moins sur la rive droite de la Moskva, et qui a été aménagée en promenade fleurie et arborée. Je me retrouve devant le monument à Gogol. Assez inquiétant, en fait, avec son regard de fou et son étrange attidude assise, enveloppé dans sa cape, à moitié penchée vers le passant. On a presque peur qu'il se redresse d'un coup, laissant tomber sa cape derrière lui, pour s'approcher. Près du monument je passe devant la maison de l'auteur. Tandis que je remonte jusqu'à la place Pouchkine pour reprendre le métro, je tombe sur le café Pouchkine. Malgré l'heure déjà avancée, je décide de m'y arrêter pour déguster un chocolat chaud en pensant à Catherine Judéaux, lorsqu'elle a su que j'arrivais à Moscou, m'a vivement recommandé de goûter ce petit plaisir. J'avoue que le cadre est superbe et d'un charme incontestable. Ceci dit les complexes ont la vie dure, et je n'ai pas exactement l'impression d'être à ma place dans ce lieu. Je ne m'attarde pas, mais je suis bien contente de l'avoir fait. A la fois pour le geste, mais aussi pour le moment partagé en pensées avec Catherine.

Je ne l'avais pas vue hier lorsque nous sommes sorties de la station de métro Tverskaya avec Céline, mais une grande statue de Pouchkine se dresse sur la place. En faisant le tour du monument, j'aperçois en toile de fond un grand bâtiment de l'autre côté de la place et déchiffre le nom d'un des plus grands organes de presse de Russie : Izvestia, l'équivalent du Monde en France ou du New York Times aux Etats-Unis. La place est décorée de structures fleuries, c'est très joli et je trouve que décidemment la ville de Moscou - du moins en son centre - revêt en de nombreux endroits un visage détendu invitant à la douceur de vivre. En tout cas ces constructions florales qu'on croise à tous les coins de rue adoucissent un peu le caractère massif et austère des bâtiments de l'ère stalinienne.

Je descends une trentaine de mètres sous terre à la station Tverskaya pour rentrer à la maison rejoindre Céline, Nicolas et les enfants. Nicolas a monté un super circuit pour les petites voitures d'Hugo, que le bonhomme est tout fier de me montrer. Mes jambes sont contentes de se mettre au repos, et mon esprit se détend en passant un chouette moment à jouer avec Hugo.

On se raconte nos journées respectives. Nicolas m'explique les différences de cultures managériales entre la Russie et les pays capitalistes. J'aime la passion avec laquelle il parle de son travail et notamment des relations humaines. Céline a passé un bon moment pendant son cours de badminton. Demain elle ne sera pas avec moi, par contre  elle a une idée pour jeudi : nous irons visiter le musée du Goulag et voir l'université de Moscou. Pour demain elle me donne une suggestion : au nord est de la capitale se trouve le Kremlin d'Ismaïlovo, surnommé le Petit Kremlin. "C'est un peu le Kremin façon Dysneyland, sans les manèges" me prévient Céline. Un paradis pour touristes, une construction plutôt incongrue et très excentrique, mais très étonnante à voir et qui vaut le détour. 

J'inscris donc au programme de ma deuxième journée de vadrouille dans Moscou le site du Petit Kremlin. Mais c'est par le grand Kremlin que je commence ma balade mercredi matin, après avoir petit déjeuner avec Céline et les enfants. Il est temps que je pénètre enfin dans l'enceinte historique du pouvoir de l'ancienne Union soviétique et de l'actuelle Russie.  Je descends à nouveau à Tverskaya. La place de la Révolution est en fête, les couleurs des fleurs, des attractions pour touristes et des boutiques de souvenirs envahissent l'espace. L'hôtel Métropole brille de tous ses feux sous le beau soleil de mai. Sa façade présente une belle fresque célébrant le génie civil et la glorieuse époque de la production indisustrielle qui fit la fortune des marchands. Nationalisé pendant la révolution, l'hôtel deviendra pour un temps le QG de Lénine, avant d'accueillir la deuxième Maison des Soviets. Je m'attarde devant les chapkas, les matriochkas, les écharpes de supporters de foot. En remontant Tverskaya, avant d'atteindre la PLace Rouge je fais un détour par une rue piétonne offrant aux regards du passant monuments aux artistes russes et petits kiosques en bois. Je tombe en arrêt devant une colonne Morris couverte d'affiches annonçant de vieux spectacles, programmés au début des années 1900. Je reconnais Oncle Vania, Marie Stuart, la Dame de Pique, les Trois Soeurs...D'ailleurs tous les arbres de cette rue ont été habillés de cylindre partant du sol et remontant sur un mètre, couverts de vieilles affiches de théâtre. Un peu plus loin Tchekov se tient debout sur un stèle, dans une attitude nonchalante bien plus plaisante que la statue de Gogol. 

A mi-chemin de cette rue remplie de références artistiques, je redescends vers le sud et atteins la Place de la Révolution puis le Musée d'Histoire. Je me renseigne sur l'entrée du Kremlin. Un policier m'indique qu'il faut faire le tour du mur d'enceinte en rejoignant le parc Alexandre. L'entrée se trouve au niveau de la Tour Troïtskaïa. Je dois contourner la Place Rouge, longer le mur crenelé et passer devant la flamme du soldat inconnu. Comme pour  beaucoup de bâtiments officiels à Moscou et Saint Pétersbourg, certaines tours ont été conçues et construites par des architectes italiens. C'est le cas de la tour Trotskaïa, faite de briques rouges et d'ornements blancs, surmontée d'un clocher rehaussé d'une étoile rouge en son sommet. J'achète mon entrée pour le Kremlin et monte les escaliers pour accéder à l'entrée. On passe d'abord par un contrôle de sécurité installé dans la tour Koutafia. La queue de touristes avance lentement. Je dois bientôt faire demi-tour pour laisser mon sac à dos au vestiaire, sous l'escalier. Deuxième tour dans la file d'attente. Je passe en même temps qu'un groupe de touristes du troisième âge français passablement bruyant et jouant des coudes. Enfin la barrière s'ouvre devant moi et j'accède au pont crenélé qui mène à la Tour Trsotskaïa. Petit moment d'émotion lorsque je foule ce pont pour la première fois. Encore un de ces moments du voyage où une petite voix dans ma tête exulte : ça y est j'y suis !! 

​Je passe sous l'arche de la tour et débouche sur une grande place. Sur ma gauche s'élève l'Arsenal, grand bâtiment jaune aux contours blancs comme le palais présidentiel, tandis que sur ma droite quelques marches mènent au Palais des congrès, bloc de béton et de verre imposant et rectangulaire. Je suis frappée par la largeur des allées qui séparent les bâtiments. Ceci dit, malgré l'espace qui se déploie tout autour, un parcours est délimité à la peinture blanche sur le sol et des soldats se tiennent à distances régulières dans toute la citadelle pour rappeler à l'ordre les touristes qui s'écartent des limites ainsi dessinées. Les flèches directionnelles me conduisent vers le coeur de la citadelle. Un énorme canon ciselé est exposé aux yeux des touristes. Trois boulets de canon d'un mètre de diamètre sont posés à ses pieds. Monté sur roues, le roi des canon est la plus grande pièce de batterie du monde, créé pour protéger le Kremlin. Il n'a paraît-il jamais servi. Il est deux fois plus haut que moi... A côté, une ribambelle de canons plus petits repose sur l'herbe du jardin. Juste derrière apparaît l'église des douze apôtres. Avant d'aller vers l'église je vais jeter un oeil à celle qu'on appelle la Reine des cloches. Aussi imposante que le roi des canons, aussi haute et sculptée, elle a perdu un morceau - posé à côté. Surmontée d'une croix orthodoxe dorée, elle a été fondue par 200 hommes, rien que ça, en 1735. Lors d'un incendie qui eu lieu deux ans après ca création, la cloche est tombée et s'est brisée... L'anecdote suffit visiblement à en faire un objet incontournable de selfie pour les touristes qui font la queue pour prendre leur photo. 

L'église des douze apôtres a été construite sur les bases du palais du patriarche de Moscou, et recouvre une partie de l'ancien palais de Boris Godounov, qui gouverna la Russie à la mort du second fils d'Ivan le Terrible (sachant que le premier fils avait été tué par son propre père) et devint tsar en 1598. Les toits et les croix de l'église sont recouvertes de cuivre et dorés. Un peu en retrait derrière cette première église, se trouve l'église de la Dormition. Ici les tsars étaient couronnés et se mariaient. Les chefs de l'église russe y étaient élus et enterrés. En contournant ces bâtiments j'entre sur une petite place super mignonne cernée par des bâtiments religieux. J'ai la sensation de me trouver au coeur d'un site historique et ça me grise. Ces lieux ont été foulés par Ivan le Terrible, Boris Godounov, Pierre le Grand, Catherine, les Romanov, Raspoutine, Lénine, StalinTrotsky... La place est très jolie, chaque bâtiment qui l'entour est un petit bijou : Palais à Facettes, Palais des Térems (résidence des tsars, aujourd'hui résidence du président de la Fédération de Russie), Clocher d'Ivan, Eglise des Térems, Eglise de la déposition de la robe de la vierge, cathédrale de l'Annonciation... Partout les coupoles dorées s'élèvent vers le ciel.  Sur les marches de la cathédrale de la Dormition, Ivan III déchira le traité qui soumettait Moscou au règne des Mongols, déclarant l'indépendance de la Russie. C'est également dans cette église qu'Iva Le Terrible fut couronné empereur de toutes les Russies.  Près de 70 ans plus tard, Michel Romanov prit à son tour, à 16 ans, le titre de tsar sous le nom de Michel III de Russie. 

​A partir de cette place, nous sommes libres de visiter dans le sens qui nous plaît, sans sortir de l'enceinte balisée. Je dirige mes pas à l'opposé des groupes pour entrer dans la cathédrale de l'Archange Saint Michel. Cet édifice abrite est un peu la cathédrale de Saint Denis de Moscou : il abrite la nécropole des premiers tsars et grands-princes de Russie. Il est interdit de prendre des photos à l'intérieur. On ne rigole pas trop avec ça ici, mais je tente quand même de voler quelques clichés pris à la va-vite en enlevant le capuchon et en dirigeant à l'aveugle l'objectif devant moi ou vers le plafond. L'intérieur de la cathédrale est sombre et baigné dans une atmosphère de recueillement. Sur fond très léger de musique orthodoxe, on entend à peine quelques chuchotements et les pas qui raisonnent sur le pavement de pierres. Les murs et le plafond sont couverts de fresques : pas un centimètre de carré qui ne soit recouvert de peinture. Une multitude de panneaux représentant des personnages et des scènes que je ne peux pas décrypter.  Je tombe vite nez à nez avec les sépultures des princes et des tsars, à peu près tous semblables, en bronze, portant la croix orthodoxe sur le haut du coffre, alignés contre le mur ou serrés les uns contre les autres dans les allées - c'est qu'il n'y a plus tellement de place pour circuler ! Il y a une quarantaine de tombeaux. Je passe devant les tombeaux de Ivan 1er Kalita, Ivan IV le Terrible, Dimitri et Fedor, les fils d'Ivan le Terrible, Michel 1er de Russie, Pierre II de Russie... 

Je suis impressionnée. C'est tout un pan d'histoire qui dort à mes pieds et défile sur les murs. Les tombes des princes longent les murs, ceux des tsars sont les plus proches de l'iconostase qui protège l'autel auquel seuls les grands prêtres et les tsars avaient accès. Les tombeaux des premiers tsars Romanov dorment près du pilier nord ouest, les derniers sont dans la cathédrale Saint Pierre et Paul à Saint Pétersbourg.  

En quittant la cathédrale - nécropole le soleil m'éblouit avec force, tant l'intérieur de l'église était sombre ! Je continue ma visite avec la cathédrale de la Dormition, dont la décoration me laisse bouche bée. Ici aussi les yeux se régalent partout où ils se posent. Murs, plafonds, piliers centraux, iconostases, tout brille, chaque centimètre carré nous raconte un bout d'histoire et témoigne de la dévotion et de la splendeur des temps passés. On ne peut pas entrer dans le clocher d'Ivan le Terrible aujourd'hui. Lorsque Napoléon parvint dans la capitale russe, en 1812, un général français occupa le clocher pour y établir son quartier général. Je poursuis donc avec la cathédrale de la déposition de la robe de la vierge (je lirai plus tard que le nom fait référence à une fête religieuse orthodoxe commémorant le voyage des reliques de la Vierge ramenées de Palestine et déposées solennellement dans une chapelle construite pour les recevoir à Constantinople en l'année 452). Des passages reliaient l'église aux appartements des tsarines et des princesses. Puis j'entre dans le Palais à Facettes, qui n'est qu'une partie de ce qu'était dans le passé le grand palais d'Ivan III. Le palais doit son nom à sa façade aux pierres blanches taillées en pointes de diamant. A l'intérieur, un garde surveille chaque salle et cette fois il est impossible de prendre la moindre photo. C'est vraiment dommage car les pièces sont absolument magnifiques, richement décorées, notamment la salle du Trône encore utilisée aujourd'hui pour des réceptions officielles. La cathédrale de l'annonciation était la chapelle privée des familles impériales. La cathédrale Verkhospasskaïa comporte aussi des chapelles privées de souverains, notamment celle de la Grande Catherine, mais elle n'est pas ouverte au public. De même, en retrait de la place et presque accolé au palais des Congrès, la Palais des Térems - dont l'architecture s'inspire des éléments de la datcha traditionnelle russe - accueille aujourd'hui la résidence de Poutine et n'est pas ouverte au public.

J'ai fait le tour des splendeurs des églises et palais du Kremlin, il ne me reste plus qu'à me promener dans les petites allées qui courent vers les jardins et offrent des points de vue sur la ville par-delà le mur d'enceinte.  Tous ces édifices magnifiques ont été réalisés en grande partie par des architectes italiens. Le jardin ne manque pas de charme non plus. Je reviens vers le Palais des Congrès et la Tour Troïtskaya. Je quitte la citadelle et reviens sur la Place Rouge pour aller à présent visiter la Basilique de Basile le Bienheureux, cet édifice fantaisiste aux couleurs vives et aux formes si originales. Je découvre avec plaisir que cette fois les photos sont autorisées. Une douce musique accompagne les visiteurs à l'intérieur des murs sacrés, imposant au visiteur une atmosphère de recueillement propre aux églises. Je passe de petites chapelles en petites chapelles, couvertes de gravures, peintures et icônes. Mes yeux ne savent plus où se poser, le moindre détail est magnifique, même au plafond. L'insonorisation entre les chapelles est remarquable, car lorsque j'arrive dans la plus reculée, un petit récital s'achève. J'entends les dernières notes a capella d'un homme, un religieux sans doute compte tenu de sa longue tunique noire, 

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