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RUSSIE (fin)
3 mai 2016 - 23 mai 2016
Je traverse le pont du palais et repasse par la pointe de l'île Vassilievski pour rejoindre l'île aux Lièvres et accéder à la nécropole des tsars. Ici aussi je trouve de petits groupes de visiteurs affluant vers l'église. La visite sera pourtant agréable, la cathédrale n'est pas très grande mais on ne se marche pas dessus pour tourner autour des tombeaux de marbre blanc. Les sépultures des souverains sont identifiables aux aigles bicéphales sculptés sur les angles. Seuls les tombeaux d'Alexandre II et de son épouse diffèrent, le premier en jaspe vert de l'Altaï, le second en rhodonite rose de l'Oural. Me voici devant le tombeau de la Grande Catherine, Pierre le Grand, Alexandre II... Les Romanov sont inhumés dans une chapelle à part, la chapelle Sainte Catherine. D'abord enterrés dans une fosse commune près de Iekaterinbourg, les restes des corps ont été rapatriés à Saint Pétersbourg pour rejoindre la nécropole des tsars lors d'une cérémonie présidée par Boris Eltsine, le 17 juillet 1998, en présence des descendants de la famille Romanov venus du monde entier. Les corps des membres du personnel qui ont été fusillés en même temps que la famille impériale reposent ici aussi.








Dans la chapelle, je me trouve face à un mur sur lequel des panneaux sont sculptés, mentionnant les noms et titres des personnes inhumées dans le chapelle. Les tombeaux, invisibles, sont enterrés sous le pavement de la chapelle. Un tombeau en marbre blanc recouvre l'accès à la fosse souterraine. Un pupitre soutenant une icône se tient au centre de la pièce, face aux panneaux de marbre.
Après la Cathédrale, je me dirige vers le bastion Troubetskoï. Autre ambiance... J'ai la chance de pouvoir faire la visite quasiment seule. Il y a quelques autres visiteurs, mais chacun se perd dans les couloirs menant à différentes ailes du bâtiment et on ne se croise que rarement. C'est donc dans une sorte de recueillement silencieux que je parcours les longs couloirs parsemés de portes tantôt ouvertes tantôt fermées mais dotées de petites fenêtres par lesquelles on peut apercevoir l'intérieur des cellules. De part et d'autre des portes, de petits panneaux carrés renseignent le visiteur sur l'identité de certains des prisonniers qui ont séjourné dans ces cellules.
Celles-ci sont évidemment meublées très sommairement : un lit de fer, une table en bois, une lanterne sur la table et une chaise en bois. Je tombe ainsi sur les cellules d'Alexandre Ilitch Oulianov (le frère de Lénine), Maxime Gorki et Trostski (qui ont séjourné dans la même cellule), Sergueï Tretiakov, Pavel Dolgoroukov... On peut voir également dans des vitrines les tenues et les chaînes que portaient les prisonniers. Dans ce décor je repense à toute la littérature que j'ai pu lire sur ces périodes de l'histoire de la Russie, mais aussi aux livres de Maxime Gorki que j'ai dévorés, ou encore au film Le Premier Cercle.
De retour à la vie d'aujourd'hui, je fais à nouveau le tour de l'île par ses berges. Au moment de traverser le pont, je croise un groupe de militaires. D'après leurs tenues ils ressemblent plutôt à des aviateurs mais je n'y connais rien, et sous leurs vestes bleues ils portent un genre de marinière rouge et blanc alors ce sont peut-être des officiers de la marine. Ils portent beau, tous ces jeunes hommes à l'uniforme rutilent. Les habitants doivent avoir l'habitude de les côtoyer au quotidien car les passants ne semblent guère impressionnés. En regardant vers l'est j'aperçois une nouvelle sculpture au-dessus des flots : sur des rondins de bois plantés sous l'eau, un petit lièvre se dresse sur ses deux pattes arrière. Ici aussi les russes tentent de voir se réaliser leurs voeux, en jetant des pièces aux pieds du lièvre. Si la pièce tombe à l'eau, le voeu ne se réalisera pas...
A l'auberge hier soir, j'ai cherché des informations sur l'existence éventuelle d'une fan zone pour assister à un match du championnat du monde de hockey sur glace. J'en ai repéré une, près de la perspective Nevski dans le centre. Je décide de rentrer dîner à la maison avant de sortir à nouveau pour aller voir le match. Cela me permettra de repartir avec un sac à dos le plus léger possible pour la soirée. Je fais un détour par le cyber car il est encore un peu tôt, et en sors deux heures et demi plus tard. En rentrant à la maison, j'éprouve l'envie d'explorer un peu le bâtiment dans lequel l'auberge est installée. Je monte les escaliers jusqu'au dernier étage. A chaque palier, de longs couloirs s'enfoncent sur les ailes gauche et droite de l'immeuble. De nombreuses fenêtres ouvertes, aux vitres à petits carreaux, donnent sur une cour intérieure. Tout est calme, j'entends très peu de vie dans les appartements voisins. L'immeuble aurait besoin de rénovation, la peinture s'écaille un peu partout et les fils électriques emmêlés pendent des plafonds. Plus je monte plus les portes sont délabrées, et les façades côté cour intérieur font franchement pitié.
Redescendue dans la cuisine de l'auberge, je savoure mes pâtes avec un bout de fromage puis je vais me reposer sur mon lit jusqu'à l'heure de sortir à nouveau pour aller voir le match. La nuit tombe, le soleil semble ne jamais vouloir disparaître complètement. Je marche jusqu'à la place Konyushennaya. Le match n'est pas commencé mais il y a déjà pas mal de monde, notamment autour du bar et dans les gradins. Je vois surtout des hommes, mais je ne suis pas la seule femme. Un écran géant est installé en face des gradins et de la fosse. Je vais voir les tshirts et goodies vendus sur le stand des championnats et m'offre une bière pour patienter avant le lancement du match. L'ambiance est bonne enfant, pas de viande saoûle à l'horizon, je sens que je vais passer une bonne soirée. Je suis trop contente d'être là ! La Russie joue contre la Suède, Ca va être top de suivre une rencontre avec les supporters russes ! Je peux apercevoir les bulbes de Saint Sauveur sur le Sang Versé au-dessus des toits, à une centaine de mètres de là.
Je n'ai pas à attendre trop longtemps pour le coup d'envoi. J'aime bien le hockey, c'est chouette d'avoir la chance d'assister au championnat du monde ici, en plus la Russie comme la Suède sont de grosses équipes. Le niveau de la rencontre est intense et l'ambiance s'échauffe assez vite sous le clair crépuscule de Saint Pétersbourg. J'ai beau être seule dans la foule, je suis avec intérêt le match et applaudit les quatre buts marqués par la Russie face à la Suède. L'ambiance est vraiment détendue, pas de hooligans, la bonne humeur est générale, les drapeaux russes zèbrent le ciel. Je trouve même les gens soft par rapport à l'excitation chauvine française. Mais bon, je n'ai eu qu'un petit aperçu et vu la facilité avec laquelle la Russie a surclassé la Suède, ce match ne devait pas être le plus crucial du championnat dans la progression de la Russie.





Le pays hôte s'impose donc sans difficulté, les spectateurs sont contents et l'expriment en dansant après le coup de sifflet final sur ce qui doit être la chanson du championnat. Ravie d'avoir partagé ce moment de sport, je m'éloigne de la fan zone pour prolonger la nuit par une balade nocturne. Je veux voir Saint Pétersbourg la nuit, avec cette clarté si particulière. Dans la rue Konyushennaya les bars et boites de nuit cèdent la place aux boutiques de marque. Sur la perspective Nevski je retrouve la vie nocturne avec les saltimbanques qui mettent de l'ambiance sur le pavé. Je ne me lasse pas de revoir les monuments emblématiques sous un éclairage différent. Après avoir dépassé Notre Dame de Kazan je longe l'immense Gostiny Dvor, qui me rappelle lui aussi mes cours de russe. Enorme galerie marchande d'un certain standing, c'est le GOUM de Moscou. Le bâtiment fait près d'un kilomètre de longueur.
Ma balade me conduit ensuite dans le jardin Anichkov, où m'attend la statue sur pied de Catherine la Grande, parée de tous ses attributs d'impératrice.
















Le jardin porte le même nom que le palais qu'il jouxte, et qui accueillit les favoris successifs d'Elisabeth Ière puis de Catherine la Grande. Une centaine de mètres derrière la statue de Catherine se dresse le théâtre Alexandrinsky. Les bâtiments sont joliment mis en valeur par l'éclairage de nuit. Il fait doux, je marche longtemps. Puis, avec l'heure passée à piétiner devant l'écran pour le match de hockey, la fatigue commence à se faire sentir et je prends la direction de la maison. D'autant que j'ai deux autres journées de longues marches devant moi, puisque j'arrive au terme de mon programme à Saint Pétersbourg et que celui-ci consiste en la visite des palais impériaux situés à l'extérieur de la ville.
Et c'est par Tsarskoïe Tselo que je commence. Le nom me fait rêver depuis toujours ! J'ai repéré le trajet et la gare où je dois me rendre pour prendre le train qui m'emmènera là-bas. J'ai eu la surprise d'apprendre que le palais se trouve dans la ville de Pouchkine, Son nom exact est le Palais de Catherine. En effet, on l'appelle Tsarskoie tselo mais ce nom désigne les deux palais qui se trouvent dans la zone de Pouchkine, à savoir celui de Catherine et le palais d'Alexandre. Les deux se visitent, mais le plus emblématique est celui de Catherine et il me prendra déjà toute la journée, associé aux jardins. Je dois descendre une vingtaine de kilomètres au sud de Saint Pétersbourg, et pour cela je me rends à pieds à la gare Vitebski. Cela me fait passer par un quartier un peu plus populaire et moins touristique. La gare est spacieuse, claire et tranquille. Je prends mon billet, le trajet durera une heure. J'ai le temps de me prendre un encas avant le départ et je grignote dans le train en regardant les paysages par la fenêtre. Très vite on se retrouve dans la forêt et l'immensité de la Russie - et la place de la nature - me saute à nouveau aux yeux. Je descends à la gare de Tsarskoïe Tselo. Il me faut encore prendre un bus pour me rapprocher du site. Je sors de la gare et me retrouve sur une grande place circulaire. Je trouve le bon arrêt de bus, qui arrive dix minutes plus tard. Ici aussi les avenues sont larges et dégagées. Je me sens vraiment à la campagne, de très nombreux arbres parsèment les allées, on voit peu les bâtiments derrière. On dirait vraiment une ville résidentielle, avec de grandes et belles propriétés réparties le long des avenues, très espacées, cachées en retrait sous les arbres. Je guette avec curiosité le moindre détail qui pourra m'indiquer que j'approche enfin du palais mythique dans lequel je vais bientôt pénétrer. La journée est grise - j'ai même pris ma veste imperméable au cas où. Mais il fait bon pour l'instant et cela ne gâche pas mon plaisir. Enfin le bus me dépose à l'orée d'un parc qui ressemble à une forêt. Je marche dix bonnes minutes sur le bord de cette route peu fréquentée avant d'apercevoir les première coupoles dorées qui signalent l'entrée du site.
A l'approche de l'entrée, des boutiques exposent aux touristes toutes sortes de goodies estampillées à l'effigie du château ou de personnages historiques. Une petite place offre son lot de restaurants et cafés. Je passe à la caisse prendre mon billet puis prends la direction des jardins pour trouver le sens de la visite. Ce qui me conduit à l'angle du palais, et je découvre alors l'édifice dans toute sa longueur (300m), face au grand jardin qui s'étend tout autour. C'est superbe, dans le même style que l'Ermitage mais en bleu et blanc avec des dorures décorant toutes les portes et fenêtres. Le même architecte italien, Rastrelli, a oeuvré pour les deux édifices comme pour beaucoup d'autres dans la ville ou encore le palais que je visiterai demain, Peterhof.
La visite tient toutes ses promesses. Tout comme pour l'Ermitage, je passe d'une pièce à l'autre les yeux et la bouche grande ouverte, ébahie par tant de splendeurs. Partout des dorures, du velours, de la marquèterie, des pierres précieuses, des tissus lourds et soyeux. Les salles sont décorées selon des thématiques et des couleurs précises, je suis totalement sous le charme. Chaque pièce me paraît plus belle que la précédente, c'est le plus beau palais que j'aie visité. Les dorures se reflètent dans les miroirs, les galeries ouvrent des couloirs somptueux vers les salles de réception et la salle du trône. Lorsque j'entre dans la fameuse chambre d'ambre, c'est encore plus incroyable que ce que j'imaginais. Tout brille, les murs sont recouverts d'un assemblage d'ambres de différentes couleurs, imprégnant la pièce d'une atmosphère chaleureuse. Alors la voici, cette pièce qui a fait l'objet de tant de recherches et de contes depuis le passage de l'armée allemande... A la voir ainsi reconstituée dans sa splendeur d'origine, on comprend qu'elle ait suscité tous les fantasmes. Quel étalage de richesse, tout de même...
De nombreux tableaux représentent les membres de la famille impériale. Je quitte le palais pour prolonger la visite par une très longue promenade dans les jardins. Il fait toujours aussi gris, mais cela ne m'empêche pas de m'émerveiller devant l'harmonie des espaces aménagés, des sculptures disséminées ça et là, des perspectives, des pavillons et fontaines, et d'admirer sous toutes ses coutures la façade du palais. Comme à Versailles, le jardin recèle de recoins et petits pavillons mis en valeur dans la nature. On peut prendre une barque pour se rendre d'un côté à l'autre du lac et approcher les différents pavillons ou chapelles.
Rassasiée et fatiguée, je quitte en milieu d'après-midi le site pour rentrer à Saint Pétersbourg. Je fais le chemin à pieds jusqu'à la gare, coupant à travers les parcs, admirant au passage de jolies maisons en bois. De retour à Saint Petersbourg, ayant retrouvé un peu de vitalité dans les jambes pendant le trajet en train, je me perds dans les petites rues et m'arrête devant les vitrines - celle de Fabergé notamment -, les chanteurs à la sauvette, les photographies et peintures exposées par les artistes de rue.




Je passe le début de soirée au cyber, sur le blog. En reprenant le chemin de la maison, je songe à demain, et au jour d'après. Les journées se sont enchaînées, je m'en suis mis plein les yeux tous les jours et me voici déjà à l'avant veille de mon départ pour la dernière étape du voyage. Cette fois j'y suis, je vais remonter après-demain sur mon vélo et ne m'arrêterai plus qu'à Paris. Je compte bien passer quelques jours à Stockholm mais cela ne dépassera probablement pas trois jours. Comme toujours je sens l'angoisse montrer à l'approche du retour sur les routes. Mais cette fois je sens aussi une envie renouvelée, accrue par la conscience que les quelques semaines qui vont suivre seront les dernières d'un mode de vie en liberté et en nature comme je n'en connaîtrai plus avant longtemps - qui sait si je pourrai réitérer, ni quand ? Et même si je réitère, ce ne sera jamais plus pareil. Je suis heureuse de découvrir que j'ai vraiment hâte de retrouver mon vélo, ma tente, mon autonomie en nature. Je suis bien décidée à camper le plus possible, pour goûter le plus longtemps possible à ce plaisir si particulier - se sentir chez soi sur n'importe quel petit bout de terre, avec trois fois rien.
Ma route me conduira en trois jours normalement à la frontière finlandaise. La Finlande... le retour à la vie occidentale balisée qui me rappellera déjà la maison. Je suis pressée... mais je sens aussi que mon rendez-vous avec la Russie aura vraiment été très court. Je n'ai quasiment rien vu, même si je m'en suis mis plein les yeux tous les jours. Je sais déjà que je reviendrai, il y a tant de choses que je veux voir de la Russie ! Et voir différemment, d'ailleurs, car pour cette 1ère fois je fais surtout le lien avec les rêveries et représentations de mon enfance.
Dans mon lit à l'auberge, je regarde la route pour monter à Vyborg. J'ai besoin de visualiser les étapes possibles. Trois jours sont largement suffisants pour y arriver, ce serait faisable en deux jours en réalité mais pour ma reprise du vélo après trois semaines de repos je préfère prévoir un rythme tranquille et ne pas me sentir pressée. Je suis dans les temps pour mon visa, tout va bien.
Une longue et chouette journée m'attend le lendemain, qui commence encore avec de la grisaille et des menaces de pluie. Je pars pour Peterhof, et dois retrouver en fin de journée Céline et Nicolas. Nous nous sommes donnés rendez-vous sur la place du Palais, au pied de la colonne Alexandre. Je dois retourner à la gare Vitebski, pour aller à 25kms vers le sud ouest cette fois - sur les rives du golf de Finlande.
J'arrive cette fois sur un quai en plein air, j'ai l'impression de descendre en rase campagne. Au bout du quai se trouve tout de même un petit bâtiment par lequel je peux sortir face à un grand parc. Je parcours à pied la distance qui me sépare du château, dissimulé par les arbres. Cette fois encore j'ai la sensation de ma promener dans la forêt, tant la végétation est dense. C'est pourtant un parc, que je longe, le parc Alexandriyskiy. Puis la route passe par une petite zone d'habitation - j'en profite pour attraper un paquet de gâteau et une bouteille d'eau dans un magasin -, avant de longer un autre parc, le Kolonitsiy park. A l'extrêmité nord ouest du parc je tombe dans la grande avenue Prospect Saint Pétersbourg. Une très longue grille clôt le site du palais et de ses jardins. Je n'ai plus qu'à suivre la grille pour trouver l'entrée du château.
Compte tenu de la pluie qui est tombée, une grande flaque d'eau accueille le visiteur à l'entrée de la grande et vaste allée de sable conduisant au palais que je découvre enfin, dans ses couleurs ocre et blanche sous un ciel gris.




Hier je me suis promenée dans les appartements de Catherine, aujourd'hui me voici devant la demeure de Pierre le Grand. Son toit gris se confond avec le ciel chargé de nuages pâles. Les bulbes dorés d'une chapelle tranchent sur la droite du bâtiment. Dès les premiers pas sur cette allée très large, le visiteur est accueilli par de grandes fontaines, qui sont un peu la caractéristique des jardins de Peterhof. C'est donc Neptune dressé au-dessus d'un quadrige sortant de l'eau qui me fait les honneurs lors de mon arrivée sur le site.
L'ensemble du château est assez bas, et s'étend lui aussi sur une grande longueur - 268 mètres lirai-je plus tard. En passant derrière pour accéder à l'entrée, j'ai un premier aperçu sur les jardins, avec déjà de nombreuses fontaines notamment une, une centaine de mètres plus loin, qui semble descendre en cascade depuis le niveau du palais jusqu'au niveau des jardins en contrebas. Je marche jusqu'à me retrouver au niveau d'une fontaine circulaire construite à l'entrée d'une allée gardée par deux pavillons construits de part et d'autre : une superbe perspective s'étend alors devant moi, conduisant le promeneur depuis cette fontaine jusqu'aux berges du golf de Finlande. Toutes les sculptures sont dorées et tranchent vivement sur le ciel gris et les arbres verts. Des statues, il y en a à profusion, d'ailleurs !
Je m'infiltre dans la queue pour acheter mon billet. Arrivée en caisse, je découvre qu'il me faudra, comme tout le monde, revêtir des surchaussures en tissu pour protéger les sols en marqueterie, mais également qu'il est interdit de prendre des photos à l'intérieur du palais ! Déception... Dans ce cas, je laisse mon sac à dos avec mon appareil photo à la consigne pour profiter de la visite les mains dans les poches.
L'idée de protéger les sols est vraiment bien, le palais entier en est recouvert, avec des motifs différents dans chaque pièce et c'est tout simplement une merveille. Par contre c'est vraiment dommage de ne pas pouvoir garder de souvenirs de l'intérieur du palais car les pièces sont sublimes. Le bureau, la salle des peintures, le bureau chinois, la salle de bal, la salle du divan, l'immense salle de réception, l'escalier monumental : je suis encore une fois émerveillée. Tout a été restauré, tout brille, je suis décidément conquise par les palais des empereurs russes.
Je récupère mes affaires à la sortie et passe le début d'après-midi dans les jardins. Le ciel est menaçant mais j'échapperai à la pluie. Je découvre de plus près la grande cascade, inspirée de la cascade du château de Marly construite pour Louis XIV. Près de soixante jets d'eau et deux cents sculptures ornent l'édifice. Des fontaines, j'en verrai un peu partout dans le jardin, notamment celle d'Adam et Eve, qui se font face dans deux allées opposées, et celle de Sanson ouvrant la gueule d'un lion - représentant la victoire de la Russie sur la Suède. Au-dessus des jardins, parmi les nombreuses statues dorées, une se détache en particulier, brandissant la tête décapitée de Méduse : c'est Persée, reconnaissable à son casque ailé.
Certaines fontaines sont animées ou se déclenchent au passage des visiteurs. De petits écureuils se promènent sur les pelouses et grimpent dans les arbres. De jolis parterres de fleurs agrémentent ce paysage de couleurs rouge, violet, jaune, blanc. Je vois encore des fontaines monumentales en marbre, une grotte apparaissant sous une autre cascade décorée de damiers (appelée La montagne du jeu d'échecs) alimentée par des dragons verts et bleus. Je marche jusqu'au bord de l'eau en suivant le canal. A chaque fois que je me retourne la façade du palais se découpe dans le prolongement de l'allée arborée.
















Je n'ai certainement pas vu la moitié du parc, alors que je remonte les marches vers le palais. Il faudrait passer la journée ici avec un pique nique pour tout voir. Saint Pétersbourg est accessible sans difficulté avec les compagnies low costs aujourd'hui, depuis Paris. Je compte bien revenir, je songe d'ailleurs que cette ville sera à n'en pas douter une bonne idée de court séjour avec Séverine. Pour l'heure, il est temps de faire mes adieux au palais et de reprendre la route de la gare. J'ai rendez-vous avec Céline et Nicolas pour une dernière soirée ensemble avant de nous dire au revoir pour longtemps. Comme à Pouchkine, je retrouve sur mon trajet à travers la petite ville quelques belles maisons en bois.
De retour à Vitebski, j'ai le temps de faire tout le chemin à pied jusqu'au palais de l'Ermitage, pour profiter une dernière fois d'une promenade dans la ville de Pierre le Grand. J'ai dix minutes d'avance au point de rendez-vous. Dans la foule éparse, je vois Nicolas et Céline arriver à pieds avec les enfants. C'est drôle de se retrouver ici ! Ils sont arrivés ce matin et se sont promenés une bonne partie de la journée. Leur hôtel, confortable, n'est pas très loin de la perspective Nevski, , avant Notre Dame de Kazan. Je demande à des touristes de nous prendre en photo tous les cinq. C'est cool de les revoir. J'ai vraiment passé de supers moments avec eux et grâce à eux, à Moscou.
Nous repartons vers le centre, pour aller dîner dans une pizzeria que Céline et Nicolas avaient repérée. Le cadre est chouette, les pizzas sont bonnes - ça fait longtemps que je n'en avais pas mangé ! Nous échangeons sur nos futurs projets. Mes pas vont me ramener vers la France puis la recherche d'un nouveau travail. Eux se demandent quand la boîte de Nicolas aura un successeur à son poste, pour qu'ils puissent être envoyés sur une autre mission d'expat dans un autre pays. La situation peut se débloquer très rapidement ou durer encore un bon bout de temps, c'est très aléatoire.

On se reverra sans doute en France, quand ils rentreront voir leur famille, ou, qui sait, dans un autre pays quand ils connaîtront leur prochaine destination.
Nous ne nous attardons pas au restaurant car les enfants ont la bougeotte et ils commencent à être fatigués de leur journée de visites. Sur la perspective Nevski, nous nous souhaitons le meilleur pour la suite de nos parcours, et nous promettons de rester en contact. Dans la clarté du crépuscule pétersbourgeois, nous nous faisons des signes de la main en partant chacun dans des directions opposées.
Je décide de retourner voir la Cathédrale Saint Sauveur sur le Sang Versé. Je veux la saluer aussi une dernière fois, garder en mémoire les couleurs incroyables de ses bulbes et la richesse des décorations de sa façade. J'emprunte des voies piétonnes et parcours encore quelques rues pour profiter de l'ambiance printanière dans la nuit qui va encore mettre des heures à s'installer. Le ciel prend des teintes rose orangé ce soir, c'est beau et doux. Un artiste peintre tente de capter cette lumière sur le pont Belinskovo.
De retour à l'auberge, je passe en revue mes affaires. Il est temps de tout sortir, replier et remettre à sa place dans les sacoches. Un coup d'oeil à la météo m'apprend que demain le temps reste gris et pluvieux, youpi. Il ne fait pas très chaud dans ces conditions, donc je partirai avec mon pantalon long. En rangeant mes affaires, je prends conscience de tout ce que je ne mettrai plus et de tout ce que je n'utiliserai plus, probablement, jusqu'à Paris. Quand je pense, déjà, au matériel de cuisine qui ne me sert plus à rien étant donné que le réchaud ne fonctionne plus en l'état.. Je vais trimballer pas mal de choses pour rien. Mais loin d'avoir des regrets, je suis contente de faire rouler encore quelques temps ma maison. Bientôt je me retrouverai à nouveau dans la profusion d'affaires en quantité bien trop volumineuse par rapport au réel besoin...
Je tasse donc dans le fond les affaires dont je n'aurai a priori pas l'utilité, et je range le reste par-dessus. Les soupes chaudes vont me manquer, tout de même. Mes vêtements pour le départ sont mises de côté, ma sacoche de guidon accueille à nouveau les papiers importants et l'appareil photo. J'ai à portée de main les documents relatifs au visa pour la Russie. En toute logique, étant donné que je n'ai pas 200 kms à faire, je serai à Vyborg dans deux jours - donc avec un jour d'avance sur la fin de mon visa. Je n'aurai donc qu'une nuit sous la tente avant d'atterrir à l'auberge de jeunesse de Vyborg pour mes deux dernières nuits en Russie. Tout disparaît au fur et à mesure dans les sacoches, il ne me reste bientôt que le minimum vital sous la main. Je regarde une énième fois le trajet. C'est surtout pour sortir de la ville qu'il me faudra être vigilante, car après c'est... tout droit. Comme pour aller à Moscou depuis Riga ! Je mets mon réveil à 7h moins vingt, puis envoie un petit message aux parents pour leur faire un coucou d'avant départ. Eux aussi attendent de connaître la suite de mon trajet et la date de mon retour. J'attends encore un peu, mais au fond de moi je sais que de Vyborg je longerai la côte pour entamer le retour en passant pas Helsinki.
Au réveil, je ne traine pas ! L'adrénaline me fait tomber du lit aussitôt, direction la douche puis la cuisine pour mon petit rituel du lever serein dans le silence. Il n'y a personne au guichet d'entrée de l'auberge, quand je vais apporter mes sacoches fermées dans le couloir dans lequel mon vélo m'attend sagement depuis quelques jours. Brossage de dents, remplissage de gourdes, vérification du dortoir pour être sûre de ne rien oublier... tout est prêt, je n'ai plus qu'à porter le vélo au bas du grand escalier de l'immeuble et à pousser la porte en bois pour me retrouver à l'air libre, sur la route.
Il ne fait pas très chaud mais le ciel semble un peu plus dégagé que la veille. A priori pas de risque de pluie aujourd'hui. Je dois remonter vers le nord de la ville, et pour cela je vais repasser par la gare de Finlande, de l'autre côté de l'île aux Lièvres. Je traverse donc une fois de plus la Fontanka puis la Neva. En tournant vers le nord ouest après avoir dépassé la gare de Finlande, je commence mon périple en zone inconnue.




Nous sommes la veille du week-end, la circulation n'est pas très dense à cette heure-ci le long de l'académie de médecine militaire que je longe sur une centaine de mètres. En tournant un peu plus au nord c'est au tour de la faculté de médecine puis un Musée puis le palais de la culture entouré par des jardins. Des travaux gênent un peu la circulation mais je progresse tranquillement. Des immeubles modernes entremêlés à d'autres un peu délabrés, des jardins, et toujours beaucoup d'arbres et des rues aérées. De jolies églises orthodoxes colorées apparaissent sur le parcours. Je renoue avec le plaisir d'être surprise par les jolis édifices qui se présentent sur ma route. Mes jambes sont un peu lourdes, j'ai perdu l'habitude de pédaler, mais l'avantage de savoir que je suis largement dans les temps pour quitter la Russie à la date prévue me permet de ne pas forcer sur cette reprise. Je roule le dos droit, vite réchauffée par l'effort, nez au vent, goûtant le plaisir de me sentir à nouveau en mouvement vers l'ailleurs. Je parcours quelques kilomètres dans l'agglomération, les centre commerciaux, les fast-food et les stations essence se multiplient, signe que j'ai quitté le centre ville pour la périphérie. Les rues sont larges et me permettent de rouler tranquillement sans gêner les voitures. Les bâtiments imposants se succèdent, et l'habitat se densifie. Pour sortir de Saint Pétersbourg, j'empreinte une incroyable ligne droite de plusieurs kilomètres. Droit vers le nord ouest ! Bolshoï Sampsoniyevskiy prospekt. Très longue et sans relief, elle s'éloigne bientôt des zones d'habitation. Insensiblement j'allonge les jambes et prends de la vitesse. Les couleurs deviennent ternes et l'absence de piétons autour de moi me donne la sensation de traverser une banlieue fantôme sinistre. Heureusement le ciel s'éclaircit et la verdure prend de plus en plus de place. Je roule depuis une heure, et je suis toujours dans l'univers urbain de la banlieue peterbourgeoise.
Aux abords de la station de métro Ozerki, l'avenue devient un large boulevard à quatre voies se termine en fourche au milieu des grands magasins. C'est ici que je bifurque pour mettre le cap sur Vyborg. Ici la branche gauche de la route s'incurve pour aller flirter avec le nord du golfe de Finlande. L'horizon se dégage, les immeubles délabrés se font de plus en plus nombreux. Des cages à lapin sans fin s'étendent le long des voies, une vingtaine de mètres en retrait de la route. L'environnement est plutôt sinistre, mais l'espace dégagé devant moi et le soleil qui pointe son nez me boostent, je me mets à chanter. Le lac Nijniye Shouzdalskoye apparaît par intermittence sur ma gauche, derrière les immeubles. Puis je passe sous une grande route suspendue. Et le paysage change au-delà de cette route. Désormais la forêt reprend ses droits, les bâtiments cèdent la place aux maisonnettes de bois. Je vais suivre, à quelques centaines de mètres de distance, la voie de chemin de fer. Le bitume se concentre maintenant sur les deux voies de circulation, et je peux rouler sur le bas côté en terre tassée, suffisamment large pour que j'avance sans me sentir en danger.








Cela fait presque deux heures que je roule à ce moment-là. Je me suis dérouillé les articulations, j'ai repris mes habitudes, à présent je vais me décrasser de la ville et de la sédentarité ! C'est comme si la forêt me communiquait sa vitalité. Heureuse de quitter la ville, je mets pied à terre pour photographier un panneau indiquant la direction de Vyborg. Dire que je n'avais jamais entendu le nom de cette ville avant de m'apercevoir que c'était le point de jonction de la route côtière entre la Russie et la Finlande.
Je retrouve tout de suite les caractéristiques de la forêt que j'ai parcourue pour venir de Riga : de part et d'autre de la route, les racines s'enfoncent dans un sol marécageux. J'ai bien en tête l'alerte d'Isa sur les tiques. Jusqu'ici il me semble y avoir échappé. La forêt me semble cependant encore bien humide dans cette région, il va donc me falloir rester vigilante pour la fin du voyage. En tout cas les flaques noirâtres sont nombreuses et les accès au sec pour pénétrer à l'intérieur de la forêt sont rares.
A l'approche d'un café en bordure de route, je décide de m'octroyer une petite pause pour prendre un café. Plus que la soif, c'est l'envie de savourer le plaisir d'être à nouveau sans attache et sans domicile fixe qui m'incite à me poser trois minutes. Dans les toilettes de l'établissement j'hallucine : non seulement je suis accueillie par une musique d'ambiance dans une pièce immaculée, mais en plus un écran plat fixé au mur permet de s'occuper l'esprit en regardant un film, en noir et blanc ! C'est la première fois que je vois un écran dans les toilettes ! Je repars en chantant. J'ai bien avancé par rapport à mon objectif de la journée. Je commence à me dire que j'ai pris une journée de marge pour rien car il n'y aura vraiment aucune difficulté à rallier la frontière en temps et en heure. Mais bon, on va dire que c'est le prix de ma tranquillité d'esprit. Tandis que je pédale en pleine forêt, de moins en moins dérangée par les bruits des rares voitures qui passent par ici, un panneau surélevé attire mon attention : sur une grande affiche, un ours brun imposant marche dans la forêt, entouré par les flammes. Je lis la mise en garde qui accompagne l'image : protégez la forêt des incendies ! Et l'affiche donne les coordonnées des secours et garde forestiers à appeler en cas de problème. Rassurant... Cette affiche plante devant mes yeux une réalité à laquelle je ne croyais qu'à moitié jusqu'ici : des ours vivent dans cette forêt !
Bon, même si cette info me donne quelques frissons, en réalité je ne suis pas vraiment inquiète car je me doute que ces braves bêtes ne s'approchent pas trop près des habitations. Donc je continuerai à attacher ma nourriture dans les arbres loin de ma tente, mais je ne crois pas craindre quelque danger que ce soit en faisant du camping sauvage dans la forêt. Mais bon tout de même l'ours sur la photo est particulièrement maousse !
La nature agit rapidement : en peu de temps je me sens complètement déconnectée de Saint Pétersbourg et Moscou, je ne suis plus dans le même univers. Attentive au changement de couleurs du ciel, aux ondulations des pins, aux dentelles ornant les toits des maisons de bois que je croise sur ma route, je laisse la sensation de liberté totale remplir à nouveau mes poumons et mon cerveau. Enfin, pour ce qui est de mon cerveau non, c'est mitigé en fait. On dirait que tant que je ne suis pas arrivée à Vyborg la porte aux cogitations reste ouverte. Tant que je n'ai pas franchi ce cap, j'ai encore la possibilité de choisir de monter plus au nord, vers ce rêve de toujours, le Cap Nord. J'ai toujours cette tension au fond de moi, cette petite voix qui continue à semer la confusion et le doute dans mon esprit.








Après tout pourquoi pas ? J'en suis si proche... Qui sait quand je pourrais m'offrir cette nouvelle pause dans ma vie pour monter là-haut dans des conditions telles que je pourrais vraiment le savourer ? Si je me challenge un peu, je peux parcourir la distance en quelques semaines et pour un budget minime... Ce doute m'habitera jusqu'au dernier moment. Je ne saurai dire avec une grande clarté quels sont les arguments qui me font pencher pour un retour sans délai à Paris. Simplement je sens que c'est ce que je dois faire. Quelque chose s'apaise en moi lorsque j'envisage de rentrer maintenant, alors que l'idée de prolonger en passant par le Cap Nord crée une tension.
Bref, je cogite tout en pédalant gaiement, heureuse de rouler sur ces routes forestières. Et la journée passe agréablement ainsi. Je tombe la goretex pour rouler en sweat puis en tshirt à manches longues. J'avale les kilomètres sans trop de lassitude dans les jambes. J'ai parcouru la moitié du trajet pour Vyborg en toute fin d'après-midi, du coup je décide de m'accorder une pause boisson fraîche dès que je trouve un endroit pour ça. Avant cela, je trouve dans une toute petite ville que je traverse en cinq minutes un magasin Dixy dans lequel je m'arrête pour acheter mon dîner de ce soir : un saucisson, une boîte de vache qui rit, un bout de pain et bien sûr du chocolat. Le slogan d'un parasol posé sur la terrasse d'un café, en bordure d'aire de repos, attire mon regard : Jivi zdec y ciytchac - vis ici et maintenant. Ok, je ne chercherai pas plus loin même si l'endroit n'a pas spécialement de charme. Impossible de tourner le dos à ce slogan ! Tout en sirotant mon orangina, je médite sur l'encrassage de mon cerveau : voir ce slogan ici, en Russie, m'a fait l'effet d'un phénomène incongru, totalement inattendu. Etrange réaction... les russes seraient-ils si différents de nous ?
Il n'est que 17h30 et je sais qu'il va faire jour encore de longues heures, pourtant je décide de ne pas avancer plus que ça pour aujourd'hui. Je veux pédaler plus qu'une matinée demain. Planter la tente en fin d'après-midi m'expose à être repérée facilement. Il faut donc que je me trouve un endroit à l'abri du passage.
Je remonte donc en selle avec un objectif, et commence à scruter avec attention l'orée de la forêt, des deux côtés de la route, pour y chercher mon refuge pour la nuit. Vu l'état du sol, j'ai du mal à trouver mon bonheur. L'humidité me fait peur. Je ne veux pas être la proie des moustiques, tiques et autres insectes sympathiques. Mais les petits chemins que j'aperçois de temps en temps ne mènent pas loin ou sont trop proches de grosses étendues d'eau.
Près d'une demi heure après avoir quitté mon parasol Vis ici et maintenant, j'avise un chemin forestier qui part sur ma droite et semble un peu plus long que ceux que j'ai vus jusqu'ici. Je tente ma chance. Le chemin est sec et ses abords également. Je ne veux pas être trop proche de la route ni trop visible. Mais si le sol semble plus sain qu'ailleurs, la densité de la végétation m'expose un peu trop aux regards de qui passerait sur ce chemin de terre. J'arrête mon vélo, mets pied à terre et écoute les bruits pendant quelques secondes.




Ce temps de pause et d'attention à mon environnement me donne deux convictions : la première, c'est qu'aucun promeneur ne doit avoir l'occasion de pointer son nez par ici. Probablement plutôt des garde forestiers ou bien des chasseurs, à la limite. Je n'ai rien à craindre des seconds, quant aux premiers... faisons le pari que personne ne passera d'ici demain matin. Ma deuxième conviction, c'est que je vais me faire dévorer par les moustiques dès que j'aurai le nez en dehors de la tente ! En effet je sens très vite autour de moi comme un essaim, et je repère des moustiques de la taille de grosses mouches. Quelque chose me dit que ce n'est pas en m'éloignant d'un kilomètre ou deux que j'échapperai à ces moustiques voraces, qui tournent déjà autour des parties de mon corps qui ne sont pas recouvertes de tissu. Donc, un peu par flemme d'aller plus loin, un peu par fatalisme, je décide de planter la tente en bordure du chemin, à peine cachée derrière un boulot et un pin.
Une fois cette décision prise, il me faut aller très vite. Je commence par le plus urgent : remettre un pull, et même la goretex avec la capuche pour protéger mes oreilles et mon front. A travers le tissu j'entends le bizzzzz suraigu de ces sales bêtes, c'est stressant ! Mais comme je me sais protégée, je calme mes nerfs et tente d'ignorer ces bourdonnements entêtants. Vite, sortir la tente de son sac et planter les piquets. A peine la toile intérieure montée, je balance toutes mes sacoches à l'intérieur en prenant soin d'ouvrir / fermer la porte à chaque fois le plus rapidement possible. Encore la toile du toit à tendre, puis le vélo à attacher à un arbre, et je n'ai plus qu'à me jeter à mon tour dans la tente, retirer mes chaussures et les taper l'une contre l'autre le plus vite que je peux pour en nettoyer la poussière et les herbes folles attrapées sous mes semelles, et hop, je m'enferme dans mon dans mon petit chez-moi dont je retrouve le parfum si particulier avec plaisir. Il fait encore très clair. Au moins le manque d'obscurité des nuits de printemps va me permettre d'économiser de la batterie, tant pour ma lampe frontale que pour celle de mon téléphone. Je vais pouvoir lire sans utiliser d'autre lumière que celle du jour, même à dix heures du soir ! Pour conserver un maximum de lumière je n'ai fermé que la moustiquaire de la porte intérieure pour l'instant, pas celle du toit. La moustiquaire remplit son office en interdisant l'entrée aux indésirables, par contre elle n'empêche pas le bruit. Ces bestiaux sont tellement gros qu'ils n'ont pas besoin de passer à un centimètre de mon oreille pour que je les entende. Et cela ne les empêche pas non plus de s'agripper à la porte. Alors que je sors de ma sacoche de provision les ingrédients de mon dîner, je vois justement un moustique attacher ses pattes aux mailles de la porte. Génial ! Je vais manger sous le nez de ce monstre ! Impressionnée par leur taille, j'approche un doigt : le bestiaux fait bien la longueur de l'ongle de mon majeur !
Je retrouve l'inconfort de l'espace réduit de mon habitacle. Chaque objet utile pour la nuit retrouve sa place : dentifrice et brosse à dent dans la pochette avant gauche, poubelle dans celle de droite. Sacoche guidon à la tête en fond de tente. Veste et sweat roulés en boule en tête de lit pour faire un ersatz de coussin. D'ailleurs je garde près de moi le bonnet de maman et le pull de papa au cas où. Les autres sacoches sont alignées proprement d'un côté. Je prépare à l'avance mes sous vêtements pour demain et les glisse dans le fond de mon duvet : ils seront chauds au moment de m'habiller demain matin.
Le dîner est vite avalé. Le saucisson n'est pas spécialement bon mais il se mange bien. Avant de me faufiler dans le duvet pour lire, je prends mon courage à deux mains et sors affronter la meute de moustiques pour faire pipi en espérant ne pas avoir besoin de sortir à nouveau d'ici au lever du soleil. En sortant je constate que d'après la clarté du ciel il pourrait aussi bien être 17h et non pas 19h30.








J'ai conscience que je ne m'attarderai pas et cèderai rapidement au sommeil. Ce qui ne me dérange pas puisque ce n'est pas comme s'il y avait un programme culturel à ne pas manquer ce soir... Non, la seule chose qui me tracasse un peu c'est, quand on connaît ma capacité à dormir comme une masse, d'être de ce fait moins vigilante sur la première partie de la nuit puisque je dormirai très tôt. Mais sur ce point, en voyant pas de solution immédiate à ce dilemme et n'ayant pas la moindre envie de veiller, je décide de faire confiance à la vie : je pars du postulat qu'il ne se passera de toutes façons rien cette nuit, ou que si quelque chose ou quelqu'un approche de ma tente, un bruit quelconque me réveillera.
Pour optimiser ma sortie en terrain hostile, j'ai pris mon sac de nourriture et un bout de ficelle pour aller pendre le sac dans un arbre à quelques mètres de là. Par bonheur, les moustiques ne trouvent pas la solution pour m'attaquer, je suis suffisamment protégée par mes vêtements. Je n'ai plus qu'à me glisser à nouveau dans ma tente et à procéder à la dernière étape : me déshabiller et me faufiler dans mon duvet dont je retrouve la chaleur et la douceur comme un bébé retrouve son doudou.
Ma liseuse est à nouveau ma meilleure amie et m'ouvre un monde imaginaire plein de ressources. C'est très étrange tout de même, cette lumière encore très claire dans la tente malgré l'heure qui tourne, je ne me lasse pas de le remarquer et d'en être perturbée. La lecture en position horizontale a raison de ma forme très rapidement. Je ferme les yeux vers 21h. Il ne fait toujours pas nuit, j'ai l'impression de me coucher à 6h du soir, mais je me laisse gagner par le sommeil.
Dans la nuit je me réveille et constate qu'il fait toujours "jour". Je jette un oeil à mon téléphone : 3h57... Tout est calme, mais cette luminosité ne m'aide pas à me sentir totalement en sécurité, la nuit noire est plus propice pour cela. Je me rendors presque aussitôt malgré tout, n'ayant pas eu mon compte de sommeil.
A 6h par contre je sens que je ne dormirai plus. J'entends qu'il pleut, youpi. Et je sens que le fond de l'air est frais, du coup. Je vais devoir replier la tente sous la pluie - pas une grosse pluie lourde mais suffisamment régulière pour avoir bien mouillé le toit - et qui dit pluie dit moustiques. Je dois me préparer à une mission commando. M'habiller dans ces conditions froides et humides est un vrai bonheur ! Un bon petit café chaud me manque. Tant pis, il me faudra attendre de trouver un café ouvert. Je revêt mon pantalon de pluie, un tshirt manches longues, mon sweat et ma veste de pluie. Avant de mettre le nez dehors je range tout et ferme mes sacoches. Je garde juste ma brosse à dents à portée de la main. C'est parti pour l'ouverture de la tente et pour un rangement express. Je fais au mieux pour essuyer la tente mais impossible de la ranger sèche, il faudra que je me débrouille pour la faire sécher quelque part en chemin si le ciel se dégage ou bien cela attendra mon arrivée à l'auberge de jeunesse de Vyborg.
















Les moustiques sont bien là, les vaches ! Mais je bouge dans tous les sens, rapidement, pour les empêcher de trouver une voie d'accès à ma peau ! La pluie n'est pas intense mais ça mouille tout de même. Je fais au mieux pour que la toile intérieur de la tente ne soit pas trop en contact avec le toit. Une fois les sacoches bouclées, je détache le vélo et le remonte sur le chemin forestier pour tout charger. Retrouver ces habitudes, des gestes efficaces, une organisation optimisée, me donne le sourire. Sous ma capuche rabattue, j'enfourche mon vélo pour me hâter de retrouver un bitume sur lequel je n'aurai au moins pas trop de mal à avancer. Le challenge va être de rester en position de sécurité sur le bord de la route sans recevoir trop de projections d'eau de la part des voitures qui passeront à proximité. Le ciel chargé n'est guère encourageant, mais je n'ai pas plus de 60 kms à parcourir pour arriver à destination donc je pars détendue, dressant mentalement la liste des chansons russes que je veux passer en revue d'ici là.
Et il m'en faut, des distractions, car la route semble vouloir continuer sa trajectoire indéfiniment à travers la forêt. La pluie maintient ma vigilance, surtout lorsque je vois ou entends des camions approcher. Je chantonne tous les classiques en guettant un éclaircissement dans la couche de nuages. Moins d'une heure après mon départ, je tombe sur une station service, dotée d'un vaste magasin reluisant, aux rayons bien garnis sous un fort éclairage. Le personnel est jeune et ressemble à tous nos jeunes porteurs d'uniformes - bleus de travail aux couleurs vives. Je m'offre mon café allongé du matin, d'autant plus savoureux qu'il me permet de me mettre cinq minutes à l'abri de la pluie. Il fait bien chaud ici.
Rares sont les panneaux publicitaires sur les routes. On en trouve surtout à l'arrivée des stations services et des villes. Dieu merci, on échappe encore à cette pollution sur ces grands axes. Bon par contre du coup la route peut vite paraître monotone ! Des forêts, un lac, des champs, des forêts, des champs, un lac... Mais peu importe. Je crois que rien ne pourrait me gâcher le plaisir d'être enfin dans ce décor.
Je me mets à l'abri d'un abri bus pour faire une mini pause déjeuner. Je n'ai pas très faim, et pas très envie non plus de faire une vraie pause emmitouflée dans ma veste, les vêtements dégoulinants de pluie. Au couteau suisse je me coupe quelques rondelles de saucissons et j'étale une vache qui rit sur un morceau de pain. Largement suffisant. Mes surchaussures commencent à partir en morceau sur lesquels je marche avec mes chaussures, lesquels sont trouées maintenant donc pour l'étanchéité c'est mort bien avant midi. A l'inverse, mon pantalon de pluie m'aura bien servi. Bon évidemment il ne me garde pas au sec toute une journée en cas de pluie continue, mais rares ont été ces journées et le reste du temps il m'a largement suffit.
Je trouve toujours régulièrement des abri bus avec toiture, mais sur la route je vois surtout des arrêts de bus plantés au bord de la route, au milieu de rien, sans un banc ni un cabanon pour permettre aux gens de patienter sans être à la merci des intempéries. Ce qui me paraît incompréhensible dans un pays où les mois de neige, de dégel et de pluie sont tout de même assez longs.




Enfin, la pluie s'estompe, puis s'arrête tout à fait. Je peux retirer ma capuche, c'est tout de même plus agréable. Cela fait deux jours que je ne me lave pas le matin, au moins la pluie s'est infiltrée dans mes cheveux et a retiré une petite couche de crasse de mes joues ! J'ouvre ma veste pour avoir moins chaud. Je passe Kamenka, Gavrilovo, Lebedevka, Cherkasovo, j'approche de Vyborg. Le paysage est toujours aussi plat, à peine vallonné de temps en temps, Je longe sur plusieurs kilomètres la voie ferrée. Enfin j'aperçois un tout petit bout de ciel bleu ! En tout cas le gris se dissipe les nuages deviennent blanc cotonneux, annonçant une proche percée du soleil. Les abords de la route s'éclaircissent aussi, ouvrant plus de perspective sur les champs. Les premiers bâtiments industriels apparaissent, les bas côtés en terre cèdent la place aux accottements aménagés. La signalisation s'intensifie et la circulation aussi.Puis ce sont les petites maisons de bois qui s'annoncent. La route amorce une belle montée en virage, je passe au-dessus du chemin de fer et entre dans la périphérie de Vyborg. Ma dernière étape en Russie. Je n'ai pas la moindre idée de l'aspect ni de l'intérêt que peut avoir cette ville, et ce que j'en découvre dans les premières minutes me paraît bien mort, terne et pauvre. Les barres de logements collectifs ne font pas rêver,beaucoup de murs de maisons ont un aspect assez délabré. Je pose le pied à terre, le temps de checker mon GPS, car l'auberge de jeunesse est dans le centre ville. La route monte encore pour aller vers le centre. il n'y a pas foule sur les trottoirs, pour l'instant mon arrivée est un peu lugubre même si le ciel prend des couleurs de plus en plus bleue pâle. Dire que nous sommes le 21 mai ! Demain c'est mon anniversaire. L'an dernier me semble tellement loin déjà, et tellement différent. J'étais alors autour d'une belle table bien garnie en compagnie d'une dizaine d'amis rencontrés récemment mais déjà si proches pour certains. Siham avait cuisiné spécialement pour moi un tajine de fête, le tajine aux pruneaux. Un an après, j'entre dans Vyborg seule et à moitié trempée, traversant des rues aussi grises que le ciel, heureuse à l'idée de ce qui m'attend mais triste à la pensée de passer mes dernières heures en Russie. Les années se suivent et ne se ressemblent pas...

Je longe ce qui ressemble à un grand parc ou un bout de forêt, je ne sais pas trop, puis débouche sur un carrefour entouré d'immeubles moches. Je bifurque sur ma droite et passe entre les blocs d'immeubles gris sur quelques centaines de mètres, avant de pénétrer un peu plus dans la ville. La route est pavée et les rues sont propres. Mais entre le côté cage à lapins grises posées en petits cubes tout au long des routes, et le ciel gris, l'atmosphère est tristoune. Les snacks et petites boutiques font leur apparition, et quelques passants apparaissent enfin, disséminés aux carrefours et sur les trottoirs. Personne ne fait attention à moi. En remontant Prospekt Lenina je débouche sur une très grande place pavée, bordée par un parc et des bâtiments de caractère dont un recouvert de tôles rouges, petite touche de couleur qui réchauffe le coeur dans ce paysage gris.Sur un piédestal, Lénine salue la foule au bout de la place. J'irai la voir plus tard, pour l'instant je ralentis tout en gardant mon cap, ravie de découvrir ce centre de vie dans Vyborg. Les magasins semblent modernes par ici, les restaurants conviviaux.
Le parc suit la Prospect Lenina sur plusieurs centaines de mètres. Cette partie est vraiment plus chaleureuse et agréable à découvrir. D'un côté la verdure, de l'autre la pierre et l'architecture. J'arrive au croisement avec Leningradsky Prospekt, que je dois prendre vers le sud-est afin de trouver la rue de mon auberge. Maintenant que je suis dans le centre ville, son aspect aéré et vert me séduit. Les façades ici sont restaurées ou entretenues. Je roule sur un large boulevard sur lequel apparaît un nouveau parc, à la suite d'un beau bâtiment administratif vert. C'est après ce bâtiment que je dois tourner à droite dans la rue Vyborskaya, la rue de l'auberge. Le parc est celui de l'université. Je le longe quelques secondes puis découvre sur ma gauche des engins de travaux et de levage par-dessus un mur de protection. La zone portuaire commence de l'autre côté de ce mur. Mon auberge est tout près du port et des rives de la baie de Vyborg. En trois coups de pédale je ne suis plus dans le centre ville moderne, ici tous les bâtiments auraient besoin d'un coup de rafraichissement. En face d'un jardin d'enfant, un long mur d'enceinte conduit à une petite église : tout le mur est complètement décrépi et semble tomber en miettes. Les fenêtres sont défoncées et ouvertes aux quatre vents. Les vieux bâtiments cages à lapins refont leur apparition, les échafaudages et les filets de protection déchirés, la route cabossée, tout respire l'humidité et le vétuste. 200 mètres avant l'auberge, les ruines de la maison de la Guilde se dressent sur la droite, sur un terrain en pente. Les travaux ont l'air d'avoir été laissés en plan. La ville ne manque pas de bâtiments historiques à rénover. Trois coups de pédale supplémentaire me conduisent à l'adresse de l'auberge, que j'ai du mal à situer au milieu de cette rue délabrée. Plusieurs bâtiments lugubres se dressent côte à côte sur cette portion de rue. Je vérifie le numéro, cherche un nom quelque part. C'est bien ce machin blanc à l'allure industrielle, aux fenêtres de verre épais et opaque, et à la porte blindée ? Coincé entre un square boueux et un bâtiment en travaux. Je trouve un interphone rouillé et sonne. Au même moment, une jeune femme en survêtement sort et ouvre la porte. J'aperçois un couloir carrelé dans le style années 60 et une poussette abandonnée aux pieds d'un escalier, sous une lumière orangé qui n'a rien d'engageant. La jeune fille n'a pas trop l'air de comprendre ce que je lui demande mais me confirme qu'il y a une auberge au premier étage. Entre temps personne n'a répondu à l'interphone. Bien bien bien... Je fais entrer mon vélo dans l'entrée de l'immeuble. J'ai l'impression d'entrer dans les couloirs d'un HLM de banlieue malfamée. Entre l'obscurité, le silence, l'absence de toute signalisation et le délabrement des murs, j'ai du mal à croire que je suis arrivée au bon endroit. Toutes les portes ont l'air d'être des entrées de cave ou de services de maintenance. Je ne suis pas très rassurée à l'idée de laisser mon vélo attaché ici, mais pour monter à l'étage voir si je trouve quelqu'un je n'ai pas trop le choix. Je coince comme je peux le vélo contre la rambarde de l'escalier et l'attache symboliquement avec mon cadenas. Je prends avec moi la sacoche guidon et grimpe en trois sauts les marches pour me hisser au premier étage, en espérant que ce ne soit pas plus haut. Sur le palier, deux portes vert bouteille se font face, sans aucune inscription. Celle de gauche est fermée, celle de droite s'ouvre sans problème.... sur un couloir illuminé par des néons clinquant ! La lumière vive contraste avec les ténèbres du hall d'entrée. A l'évidence je ne suis pas dans l'appartement de quelqu'un mais bien dans des bureaux ou quelque chose qui y ressemble, avec ses panneaux d'affichage bien ordonnés et son lino tout propre imitation bois clair. Personne en vue dans cet espace silencieux, mais au vu des indications touristiques sur le panneaux je suis rassurée : je suis bien entrée dans l'auberge, aussi étonnant que cela paraisse !
Il n'y a pas que la lumière qui contraste avec l'extérieur : la propreté du lieu, également ! Du coup je prends conscience de mon allure peu reluisante, avec mes vêtements qui ont pris la pluie toute la journée, mes chaussures mouillées, mes surchaussures trouées aux filaments traînant par terre, et mon odeur corporelle pas franchement printanière...
La porte d'entrée donne sur le milieu du couloir. Sur ma droite, celui-ci se termine par trois marches d'escalier permettant d'accéder à une porte, sur ma gauche le couloir fait un coude. Au moment où je me décide, casque sous le bras, à emprunter ce coude, j'entends du bruit justement en provenance de cette direction. Une jeune femme vient à ma rencontre - enfin pas vers moi car elle est surprise de me trouver sur son chemin. Les bras chargés d'un panier contenant des draps blancs, elle s'arrête et me salue avec un grand sourire. Elle ne s'attendait pas à me voir ici mais visiblement je suis la bienvenue. A son regard interrogateur j'explique en anglais que j'ai tenté de sonner en bas mais que personne n'a répondu. J'ai une réservation pour la nuit. "Yes you're welcome, please go and see my collegue at the office" répond elle tout simplement en m'indiquant d'un signe de tête ce que je suppose être le bureau d'accueil.




Ces jeunes sont bien discrets car au comptoir d'accueil un jeune homme et une autre jeune femme - tous ont l'air d'être étudiants - sont en train de discuter tranquillement et je ne les entendais pas depuis la porte d'entrée. C'est drôle comme j'ai vraiment l'impression d'avoir basculé dans un autre univers en franchissant cette porte, car l'entrée du bâtiment est pour le coup absolument lugubre et ne fait en rien penser à une auberge.
C'est le jeune homme qui s'occupe de moi, sa collègue vient à sa rescousse quand il cherche ses mots pour m'expliquer les horaires de la salle de bain et de la cuisine. Je ne sais pas s'il y a du monde ici, en dehors de notre conversation je n'entends pas un bruit dans le bâtiment. Je vais devoir laisser mon vélo attaché en bas, ça ne me rassure pas mais les jeunes n'ont pas l'air inquiets une seconde alors je décide de leur faire confiance - ai-je le choix ?... Ma chambre est un peu plus loin dans le couloir, une chambre à 4 lits superposés. En cadeau de bienvenue je me vois confier un lot de draps, taie et même une serviette de toilette blanche. Royal ! Je vais pouvoir laver et faire sécher ma propre serviette. Je remercie tout le monde et pars à la découverte de ma chambre avec mon paquet sous le bras. Je toque à tous hasards, et découvre que deux lits sont déjà occupés sur les six disponibles. J'en choisis un à l'autre bout de la chambre, qui est spacieuse. On se ne marchera pas dessus, même si on était six on aurait chacun la place de danser autour de son lit. Ici aussi les néons sont tout aussi agressifs et mettent en valeur la propreté des lieux. Murs jaune clair, porte marron, lits vert pomme... En prime, un fauteuil et des tabourets en bois. La déco est soft, mais tout compte fait cette auberge n'a rien de sinistre. Un de mes camarades de chambre - un homme de toute évidence - semble être installé pour quelque jours et utilise une penderie sur pieds pour ranger ses chemises et vestes.
Avant toute chose je fais deux allers-retours en bas pour récupérer mes sacoches et bien attacher mon vélo. Alors que je remonte de mon deuxième tour, mon voisin à la penderie est revenu dans la chambre. J'ai la surprise de découvrir un papy en robe de chambre ! Ou du moins un homme rondouillard d'un certain âge, en sortie de bain et sandales aux pieds. Penché au-dessus de son lit, à mon arrivée il se relève et m'adresse derrière sa moustache blanche un sourire affable. Nous nous présentons l'un à l'autre. Michaïl est russe. En galant homme, il s'excuse pour sa tenue : il sort de la douche (il porte un pantalon de jogging et un maillot de corps sous sa robe de chambre, mais il ne sortira plus de la journée donc il doit être un peu gêné par ce mode patachon). Très vite je me prends d'affection pour ce petit bonhomme charmant et discret, qui se montre courtois mais pas envahissant, qui plie ses pantalons et aligne ses chaussures sous son lit avec un grand soin, et dont le motif du séjour à Vyborg dans cet établissement m'intrigue. Je pars sous la douche l'esprit tranquille, contente de savoir que dans ce lieu tout de même inattendu j'ai un compagnon de chambre bien sympathique. Ah le bonheur de découvrir la propreté des sanitaires, la chaude température de l'eau, et l'espace dont je dispose pour disposer mes affaires à mon aise ! Franchement, cette auberge ne paie pas de mine mais elle est tout à fait correcte et je m'y sens en sécurité et au chaud. Je savoure la plaisir de réchauffer et surtout nettoyer mon corps après ces quelques jours sans douche. Pendant que les gouttes emportent ma crasse au fond des tuyaux d'évacuation, je constate aussi que mon cerveau se détend : voilà, ma route est tracée, plus de retour en arrière, je vais rouler jusqu'à Helsinki et entamer ma dernière étape vers le retour. Tout s'est bien passé jusqu'ici. Tout en étant toujours à l'étranger, je sais qu'une fois que j'aurais franchi la frontière de la Finlande je me sentirai déjà de retour dans un univers plus familier. J'ai donc encore une journée et demi pour savourer et pour dire au revoir à la Russie. Ces vingt premiers jours n'auront été qu'un bref aperçu, tout juste une visite éclair, quand on pense à l'immensité de ce pays et à tout ce que je voudrais y voir et y vivre. Comme les Etats-Unis ou le Canada, mais j'ai tout de même passé plus de temps en Amérique du Nord qu'en Russie.




Ces trois dernières semaines ont été intenses pour toutes les émotions générées tant par l'appréhension que par la rencontre avec mes vieux rêves. Elles sont passées trop vite, du coup. J'ai à peine eu le temps de me rendre compte que j'étais là, et voilà qu'après-demain déjà je pars... Ca me rend un peu triste.
De retour de la douche, tandis que j'organise un peu mes affaires autour de mon lit, j'évoque cette tristesse avec Michaïl qui me demande d'où je viens et ce que je fais. Lui aussi est ici pour le plaisir, contrairement à ce que j'aurais pu penser en voyant son campement bien ordonné. Tout en m'expliquant qu'il a décidé de voyager un peu pendant trois semaines, il plonge sous son lit et en tire la sacoche de son appareil photo reflex. Il s'asseoit dans le fauteuil et allume l'appareil, pour me montrer quelques photos qu'il a prises en se promenant à Vyborg. Notamment depuis les hauteurs de la tour du château, que j'ai bien l'intention d'aller visiter moi aussi.
Je regarde les photos avec plaisir. Je suis contente que ce vieil homme ait envie de partager ces souvenirs et son bonheur d'être ici avec moi. Comme il paraît curieux de mon voyage, je lui montre à mon tour les photos que j'ai prises ces derniers jours sur la route, et mon campement sous la tente qui semble beaucoup l'intriguer. C'est drôle, il hoche la tête plusieurs fois en souriant, comme surpris qu'on puisse avoir ce genre d'idées et d'envie.
Tandis que nous sommes plongés dans nos photos, la porte s'ouvre. Un autre homme entre, plus jeune mais sans doute dans la cinquantaine, et plus typé que Michaïl. Cheveux grisonnants lui aussi, mais sans moustache et plus grand et svelte que Michaïl, Ivan me salue sobrement, plongé dans ses pensées. Les deux ont l'air de se connaître déjà depuis au moins hier. Je n'ai pas l'habitude de partager des chambres en auberge de jeunesse avec des compagnons seniors, en dehors des randonneurs mais ces deux-là n'ont pas du tout le profil de randonneurs.

Il est presque 15h30. Je décide d'aller faire un tour dehors pour découvrir la ville. La douche et des vêtements chauds m'ont redonné de l'énergie, je suis curieuse de savoir à quoi ressemble le coeur de ville, le château et les rives de la baie de Vyborg. Je souhaite un bon après-midi à mes camarades de chambrée et pars avec mon appareil photo sous le bras. Du coup j'ai une clef de la porte d'en bas, car on m'a confirmé que l'interphone ne fonctionnait pas. En quittant l'auberge je ne croise pas d'autres locataires. A croire que nous ne sommes que trois à dormir ici, veillés par les trois jeunes employés sympas de l'auberge !
Me revoici dehors, revigorée par le confort, la compagnie de Michaïl et le ciel de plus en plus clair (mais pas encore bleu) qui a succédé aux nuages chargés de pluie. Sur ma droite les échafaudages masquent le rez de chaussée du dernier bâtiment de la rue Vyborskaya. L'auberge est super bien située : à moins de deux cents mètres, la terre s'arrête pour laisser passer un bras de la baie de Vyborg. En face, le château s'élève sur une toute petite île circulaire. Puis une autre île, plus longue, prend le relais, avant que la route retrouve le continent. Pour rouler vers la frontière et Helsinki, il me faudra passer par là. La maison en partie cachée par l'échafaudage a du caractère. Une jolie façade rouge et blanche. Je la contourne et m'engage dans la première rue qui remonte vers le centre. Les bâtiments sont bien abimés, beaucoup semblent tomber en ruines. Des ruines, il y en a d'ailleurs sur ma gauche à une centaines de mètres. Des trous pratiqués dans un mur en brique donnent accès aux ruines d'un édifice religieux. Ce quartier respire la désolation et la décrépitude. Maisons de bois vieilli par le temps, immeubles de béton gris aux fils électriques qui pendent des toits, salpêtre apparent, condamnation de portes et fenêtres... en plus je ne croise pas grand monde et le ciel est tristoune. Tout de même quelques habitations sont d'une belle architecture, et je me dis que la ville devait avoir un tout autre visage, bien plus ravissant et opulent, à une autre époque. Vyborg fait d'ailleurs partie des villes hanséatiques, et en a gardé quelques vestiges sur ses murs. Je retrouve de petits jardins partagés ou privés au pied des immeubles, tels que ceux que j'avais vus notamment à Istra. Au premier croisement, les rues qui ne vont pas vers le quai s'inclinent pour prendre de la hauteur. La vue en face ne m'inspire guère, j'ai l'impression qu'elle part vers la campagne alors que je cherche un peu de vie. Je tourne donc sur ma gauche et monte légèrement jusqu'au prochain croisement. Je bascule alors dans un autre univers. J'ai vraiment l'impression de passer de la campagne en désolation à la jolie petite ville de province. Je suis tombée sur une des rues principales du vieux centre ville. La route est pavée, et les façades des maisons sont colorées, certaines en mauvais état mais avec plus de caractère. Attirée par ma gauche je redescends vers la pointe de la ville, Je passe devant deux ou trois restaurants ou boutiques alimentaires fermés. D'autres rues pavées montent vers la droite à chaque carrefour. J'arrive sur une large place pavée qui s'étend devant l'ancien hôtel de ville. En son centre se trouve la statue de Torgis Knutsson, le maréchal suédois constructeur du château planté sur la petite île que j'aperçois entre les arbres. La statue a belle allure, avec en toile de fond le superbe bâtiment rouge et or. Je suis émue devant ce personnage aux airs de vikings, qui représente la présence des suédois dans la région, puisqu'aussi bien toute cette zone que les côtes finlandaises ont connu les dominations successives des russes et des suédois pendant les siècles précédents. Sans le savoir, Torgils annonce ma transition vers l'Europe du Nord après la Russie.
Je vais m'asseoir sur un banc de bois à l'autre bout de la place, sous les arbres, non loin du bord de l'eau, pour savourer mon bonheur d'être là et d'être sur le point de franchir une nouvelle frontière. A travers les arbres je devine la route qui se transforme en pont afin de rallier l'île du château, avant de poursuivre sa course vers le nord-ouest. Un instant, mes yeux se posent sur mes chaussures. Les deux sont trouées, ça y est. Les coutures craquent sur l'intérieur et l'extérieur, je peux presque passer le doigt à travers certains trous. Si j'avais dû voyager plus longtemps encore, il aurait certainement fallu que j'en change. Celles-ci tiendront bien jusqu'à Paris.
Je suis le tour de la pointe, le long du bras du fleuve, pour admirer les murs du château que je décide de ne pas visiter aujourd'hui. Mon programme touristique sera pour demain, aujourd'hui comme d'habitude je me promène et je découvre mon nouvel environnement.


Cellule où fut enfermé Alexandre Oulianov, frère aïné de Lénine, après sa participation à un attentat raté contre le tsar Alexandre III


D'une rue à l'autre, l'atmosphère n'est pas du tout la même. Ici j'ai l'impression d'être dans un pauvre village de campagne à l'abandon, aux murs qui s'écroulent, aux couleurs passées depuis longtemps, aux terrains envahis par la végétation sauvage. Au prochain tournant, me voilà dans une presque mignonne rue plus habitée, avec un petit resto, des trottoirs propres, des façades plus avenantes. En remontant Progronnaya je découvre un autre jardin d'enfants dans un parc, nouvel indice qu'il doit bien y avoir une vie active dans ces rues qui me paraissent pour l'instant bien silencieuses. Ceci dit nous sommes en plein week-end, le calme n'a donc rien d'étonnant. Tout à coup je fais irruption sur une nouvelle grande place, quatre fois plus grande que la précédente avec la statue de Torgils. Un édifice rond coiffé d'un toit rouge pointu attire mon attention. Je suppose que c'est un bâtiment historique mais non, c'est un restaurant. Tout autour de la place les vitrines sont plus clinquantes que dans les petites rues en ruines alentours. Voici probablement un endroit où il fait bon se promener, car on y trouve bars, restaurants, magasins et même un marché aujourd'hui. Et d'un seul coup l'énergie de la ville prend le dessus. Voilà des gens qui discutent, qui tournent autour des articles, qui protègent leurs affaires de la pluie, qui s'arrêtent devant la carte d'un restaurant, qui sermonnent les enfants qui échappent à la surveillance, ... Je traverse le marché et poursuis vers Prospekt Lenina. L'avenue longe le long parc tout en longueur que j'ai déjà vu en cherchant l'auberge de jeunesse. Je prends le temps, cette fois, d'observer les murs et les maisons, et remarque de nombreuses sculptures pittoresques accrochées ça et là aux façades. Ici ce sont deux ours qui se font face au-dessus de la porte cochère, un peu plus loin deux grands symboles de serpents enlacés autour d'un genre de sceptre avec des ailes - seraient-ce des caducées ? A quelques mètres voici un lien dressé sur ses pattes arrières et présentant un bouclier armoiré. On sent que cette ville a une histoire riche. Les styles architecturaux s'y côtoient.
Je viens de baissé à nouveau le regard après avoir observé mes deux ours sculptés, quand je tombe nez à nez avec Michaïl ! On est aussi surpris l'un que l'autre de se croiser ici. Que fait-il dans les parages ? Il m'explique être à la recherche d'un déjeuner pas cher à rapporter et déguster à l'auberge. Nous échangeons quelques mots sur les charmes de la ville, puis nous quittons en nous souhaitant bonne promenade à tous les deux.
Je remonte l'avenue en passant par le jardin visiblement prisé par les habitants. Mais par la faune également : j'observe le duel entre un jeune chat gris et un choucas des tours presque aussi gros que lui. D'abord assis dans l'herbe du parc, le chat fait mine de s'approcher de l'oiseau qui picore dans la terre mouillée. Il a suffit que le choucas redresse hautainement le bec et toise le fêlin pour que le chat fasse demi tour illico en faisant profil bas. Non content de l'avoir dissuadé, le choucas enfonce le clou en piaillant vertement, poussant le chat a accéléré l'allure pour s'éloigner.
Mon estomac vient me rappeler que casser la croûte ne serait pas une mauvaise idée. Toutes les vitrines que je croise depuis que j'ai pénétré dans la zone vive me donnent des envies de me faire plaisir. Après avoir hésité un peu sur ma tenue vestimentaire, je me décide à entrer dans une pizzeria pas chère pour pouvoir savourer au chaud et avec un minimum de confort un bon petit plat passe partout et reposer un peu mes jambes.
Je reprends ma balade avec une énergie renouvelée. Je dépasse la place de la belle cathédrale de la Transfiguration et de ses bâtiments colorés qui me rappellent Saint Pétersbourg, A bien y réfléchir, je décide de laisser le reste du centre ville pour la visite de demain et d'aller plutôt vers les extérieurs cet après-midi. Je retrouve vite les maisons en ruines ! Mes pas m'ont emmenée vers le sud ouest, et je tombe vite sur le port industriel. Un cargo est en train de charger des troncs d'arbres. Ca fait du bruit. C'est étonnant de passer en presque dix minutes de l'ambiance citadine proprette à l'ambiance industrielle en bord de mer. L'eau est grise et de nombreuses îles se découpent à l'horizon.




Une statue accueille le passant qui vient de franchir le pont. Le nom sur le piedestal ne me dit rien : Fiodor Apraksin. Les bâtiments de ce côté ont un certain cachet et sont surtout mieux préservés du temps. Je réserve la balade pour demain mais j'aimerais faire deux-trois courses, donc je repère sur google maps un supermarché à 550 mètres. Je m'engage sur la route qui monte vers le nord ouest, la route que je prendrai à vélo pour quitter la Russie. Elle grimpe en pente douce en longeant un grand parc qui méritera certainement que j'y fasse un tour demain. Mais dans l'immédiat je monte, avec la sensation d'être en pleine campagne car très vite la route est bordée des deux côtés par la forêt puis les prés valonnés. VIsiblement on laisse vraiment Vyborg derrière soi une fois qu'on s'engage sur cette voie. Au premier croisement, je prends à gauche et débouche quelques centaines de mètres plus loin sur un immense parking au trois-quarts vide, devant une galerie commerciale. On est un peu en hauteur, et au loin vers le sud j'aperçois la mer grise. Les portes automatiques s'ouvrent devant moi. C'est pas la foule. Je passe devant une boutique de photocopie, une banque, et tombe en arrêt devant un coiffeur. Il n'y a personne, l'employée consulte son ordinateur.




Je me représente là où je suis, sur une mappemonde, face à cette mer qui pourrait me ramener vers le sud-est, vers la Suède, l'Allemagne... J'aime cette sensation d'être ailleurs...
Je longe le quai. C'est chouette de se promener avec une vue plongeante sur ce qu'il se passe dans le port. D'ailleurs heureusement que le regard peut s'évader vers le port et au-delà, vers la mer, car sur ma droite les maisons de bois ou en béton en ruines se succèdent. La ville n'est pas bien grande, me voilà revenue sur la place de la Mairie et je décide de traverser le pont qui mène au château. Pas pour m'approcher du château, mais pour rejoindre l'autre partie de Vyborg, et me promener sur l'avancée de terre qui me sépare de la baie de Vyborg. La vue sur le château est superbe, lorsqu'on descend vers le pont. Je découvre avec un sourire que décidément la mode des cadenas fait le tour du monde : un grand nombre de petits cadenas de toutes les couleurs sont fixées sur la rambarde du pont.

Bon, les beaux jours pointent le bout de leur nez, mes cheveux auraient bien besoin d'un rafraichissement, et visiblement cette brave dame n'est pas débordée... Je pousse la porte et m'installe pour une heure, le temps de profiter de ce moment de détente et de me délester de quelques mèches trop longues. Il ne me reste plus qu'à acheter ensuite de quoi me faire une salade composée pour ce soir, et je quitte le centre commercial pour revenir tranquillement à la maison. Michaïl est sous sa couverture, étendu dans son lit. Il me salue gentiment et reprend sa sieste. Il est un peu tôt pour dîner, alors je m'installe moi aussi sur mon lit pour bouquiner, jusqu'à ce que la faim me tire du lit, direction la cuisine de l'auberge de jeunesse.
J'y trouve Ivan qui mange déjà une sorte de purée avec des saucisses, Il se montre chaleureux et m'invite à prendre mes aises, libérant de la place sur la table de la cuisine. Tout en préparant ma petite salade accompagnée de rondelles de saucisson, je réponds à ses questions sur ce que j'ai vu au cours de ma balade. J'essaie aussi d'en savoir un peu plus sur lui. La première chose qu'il me dit sur lui est qu'il vient d'Astana. Je ne comprends pas tout de suite le nom de la ville, car je ne le connais pas. Je ne sais pas qu'Astana est la capitale du Kazakhstan ! Ivan sort son téléphone portable de sa poche et me montre où se trouve cette ville. Je réalise alors qu'il est très loin de chez lui ! Mais que fait-il donc ici, à la frontière finlandaise ? D'après ce que je comprends, il serait en déplacement professionnel. Je me demande bien quel genre de métier il peut donc exercer pour se trouver par ici, logé en auberge de jeunesse et visiblement pas surchargé de rendez-vous. Je ne pose pas plus de question à ce sujet, et de toute façon Ivan a envie de me montrer à quoi ressemble sa ville, dont il semble fier. Il cherche un fichier sur son mobile et me tend son téléphone pour que je visionne une vidéo en musique. Vue du ciel, filmée en hélicoptère, la ville se révèle très surprenante. Elle paraît immense, et comme j'imagine le Kazakhstan comme une sorte de désert aride dans les confins de la Russie je ne m'attends pas du tout à voir cette ville gigantesque avec ses avenues extra larges et surtout bien proprettes, et ces buildings et monuments improbables et flamboyants. Une vision ultra moderne qui ne colle pas avec l'image spontanée de cosaques en fourrure traversant la steppe à cheval, qui me vient en tête à l'évocation de la Russie profonde. Je ne sais pas comment ces tours ont émergé à cet endroit du monde, on dirait qu'un grand concours d'architecte a donné lieu à tous ces prototypes incroyables. D'énormes avenues découpent la ville en grands axes, on croirait la capitale d'un empire de science fiction. Je rends son téléphone à Ivan, amusé de mon ébahissement.
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Il se lève et me sert un verre de vin rouge, puis allume la télévision. La bonne surprise : nous tombons sur le début du match de demi finale des championnats du monde de Hockey sur glace - que j'avais oubliés entre temps ! Et c'est la Russie qui joue, contre la Finlande ! Chouette, voilà un match qui promet d'être intéressant. Ivan ne restera pas longtemps devant la partie, visiblement le sport et l'enjeu ne le passionnent pas. Moi je regarde jusqu'au bout la Finlande l'emporter face à la Russie par 3 buts à 1 ! Et bien voilà, la Russie n'ira pas en finale de ses propres championnats du monde. Poutine ne va pas être content. Le vin me chauffe les joues. Je ne bois plus que rarement, l'effet est d'autant plus rapide sur mon organisme. Je n'ai personne avec qui débrieffer sur le match donc je range ma vaisselle et me retire dans la chambre sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller mes camarades qui dorment déjà.
Je tombe du lit le lendemain matin, le plus silencieusement possible pour ne pas déranger mes camarades de chambrée qui ne dorment plus vraiment mais qui peuvent avoir envie de ne pas sortir complètement de cet état de douce somnolence. Je file à la douche pleine d'énergie et d'envie : cette journée est ma dernière en Russie, je veux en profiter ! J'ai un peu de mal à réaliser que c'est mon anniversaire... quand j'allume mon téléphone je m'en rends pourtant compte et les premiers messages que j'ai reçus me font chaud au coeur malgré tout. Ceux des proches français, et ceux des nouveaux amis rencontrés en chemin. J'ai beau dire, c'est vrai que j'ai de plus en plus tendance à oublier mon propre anniversaire (c'est de pire en pire chaque année qui passe), mais quand même je suis toujours touchée de recevoir des messages. J'ai 42 ans. Je ne m'y fais pas, les chiffres deviennent abstraits maintenant, dans ma tête j'ai toujours 40 ans. J'ai du mal à croire qu'un an soit passé déjà, depuis cette soirée à Marrakech où Siham et Driss ont concocté en cachette dans la cuisine un tajine aux pruneaux pour l'occasion. Cette grande tablée avec Hana, Patricio et tous les autres, les petits cadeaux auxquels je ne m'attendais pas, la séance de ciné en plein air et ma nuit à la belle étoile sur le toit du riad. Il s'est passé tant de choses, depuis. Et pourtant j'ai l'impression que c'était hier. Auprès d'eux j'étais en plein ascenseur émotionnel dans cette phase de début de voyage, j'avais le monde et la vie devant moi. Aujourd'hui je suis sur le chemin du retour et mes jours de liberté sont comptés. C'était hier... tout est passé si vite...

Photos prises a a sauvette dans la chambre d'ambre



Photos prises a a sauvette dans la chambre d'ambre




Je pars sous la douche avec une envie redoublée de savourer cette journée. Je suis triste de quitter la Russie déjà demain. Vraiment il faudra que je revienne dans d'autres circonstances, ce passage rapide au pays de Tolstoï, Gorki, Lara, Trostsky, Lénine, Staline, Gorbatchev, le mont Oural, la Sibérie, Ekaterinbourg, Irkoutsk, le Transsibérien, etc, était vraiment trop bref ! En cuisine je me prépare un sandwich tout en savourant mon café. Pendant mon petit dej, je prends le temps de vérifier une fois de plus mon parcours du lendemain. Je n'ai que soixante kilomètres à faire pour atteindre la frontière. Je sens que ces kilomètres vont défiler très vite. Dans un peu plus de 24 heures la Russie sera derrière moi. Je vais longer la côte jusqu'à Helsinki, que j'atteindrai le 3è jour après mon départ de Vyborg. J'ai tout de même hâte de voir à quoi ressemble ce pays ! Et hâte, malgré ma tristesse de quitter la Russie, de me sentir à nouveau en territoire familier, dans un pays dont la culture me rapproche de la France. Sur ces perspectives, je boucle mon sac à dos et descends vivre ma dernière journée à Vyborg.
Comme presque chaque année dont je me souviens, ce 22 mai est une bien douce journée. Etre née à cette période de l'année, c'est quasiment la garantie de profiter d'une agréable douceur printanière annonçant l'été sur le point de s'installer. Il fait meilleur qu'hier, je tombe vite la veste, le soleil est plus franc aujourd'hui. Je repasse devant la statue de Torgils Knutsson avant de traverser le pont conduisant au château. Il est un peu tôt pour visiter le château, je m'y arrêterai sur le retour, pour l'instant je retourne explorer les parcs qui s'étendent des deux côtés de la place de Pierre le Grand, sur l'île de Linnasaari. En remontant vers le nord, j'aperçois une arche de pierre percée dans un mur d'enceinte en vieilles pierres recouvertes en partie par les herbes sauvages. Je pénètre dans l'enceinte et me retrouve dans ce qui est aujourd'hui un grand parc, après avoir été visiblement une enceinte militaire. On devine le parcours du mur d'enceinte, et d'autres bastions fortifiés apparaissent, tout juste entretenus pour ne pas disparaître comme les pyramides incas ensevelies sous la nature ayant repris ses droits. On devine aussi un chemin à travers ce qui devait être une grande place de manoeuvre, à moins que tout cet espace ait été construit et qu'il n'en reste plus rien aujourd'hui. L'herbe est plus tassée sur le chemin qui passe sous une autre arche percée à travers une deuxième mur intérieur. De l'autre côté se dresse le monument aux combattants russes morts pendant le siège de la ville tenue alors par les suédois, Après avoir fait le tour de ce site, je m'engage vers le nord est et me promène dans une zone habitée mais où je ne croise quasiment personne sur les petites routes qui passent à travers les maisons de bois. Cette partie de l'île est un peu en hauteur, et j'aperçois de temps en temps le toit du donjon du château ou bien la mer, vers le sud. C'est un dimanche bien calme, je n'entends que les oiseaux et de temps en temps une porte qui se ferme ou une voiture qui passe au loin. Je me sens en pleine campagne ! Les petits chemins m'emmènent vers la voie ferrée que je traverse par un pont de fer qui l'enjambe. En redescendant vers la place Saint Pierre, je longe une suite de très vieux bâtiments laissés à l'abandon. Sur le plus grand d'entre eux, dont les murs décrépis tombent en miettes de salpêtre, je m'arrête devant une plaque commémorative : dans cette maison s'est réuni, entre 1917 et 1918, le premier conseil des ouvriers, paysans et soldats de Vyborg, Même si les souvenirs tombent en ruines, la Russie garde la mémoire de sa révolution et de son rêve communiste. Le bâtiment ne devait pas manquer de charme, quand il a été construit. Mais ce n'est plus qu'un vestige fissuré de partout, envahi par la végétation.

Je me balade dans le parc de la rive sud, au sommet duquel se trouve la statue de Pierre Le Grand que j'apercevais depuis l'autre colline côté nord. Des familles se promènent aussi, les enfants sautent de rocher en rocher sans prêter attention au monument qui fait partie du décor. Je reste un long moment assise sur un rocher à observer les innombrables petites îles qui se découpent sur la surface grise de la mer.
Bien que je m'avance, je le sais, vers un cul de sac, je décide d'aller voir à la pointe de l'île si on peut accéder à la rive la plus au sud, celle qui fait face à la mer Baltique. Je prends le sentier qui longe le bras de mer face au château puis à la vieille ville. Le point de vue est agréable. Le soleil chauffe vraiment maintenant et donne au paysage des couleurs chaleureuses. On ne s'y attend pas du tout, mais au bout de l'île non seulement on peut accéder à la rive de la Baltique mais en plus on peut y déjeuner dans un restaurant et profiter des plaisirs nautiques grâce à une plage aménagée !
Alors que je me promène relativement seule depuis le début de la matinée, je tombe sur un groupe de jeunes adultes jouant au beach volley sur le sable ! Improbable. Ravie, je décide de pique-niquer à cet endroit tout en savourant d'un oeil connaisseur la technique des joueurs. Il fait si chaud que je tombe la veste, trop heureuse de sentir la chaleur du soleil sur mes bras à travers mon tshirt à manches longues léger. Les volleyeurs sont carrément torses nus. Après mon pique-nique, le resto étant ouvert, je m'offre le petit plaisir de savourer un vrai bon café sur la plage. Après tout c'est mon anniversaire !
Quand j'arrive au château, les visiteurs affluent par petits groupes. Il n'y a pas foule mais je ne serai pas toute seule pour monter au sommet du donjon. J'aperçois une asiatique, seule, et je me demande ce qu'elle peut bien faire ici ! Tout de suite après avoir payé mon billet d'entrée et avoir pénétré dans la cour intérieure du château, je découvre que les employés sont costumés. A l'entrée du donjon, une damoiselle arbore un hibou à moitié endormi sur son main protégée par un gant en cuir. Son fichu noué sur la tête n'est pas sans me rappeler Tonya, la fille de Lara et du docteur Jivago ! A quelques mètres au pied de la muraille des troubadours (ou peut-être de grands seigneurs, mais leurs costumes bleu vif et jaune avec des pompons me font plus penser à des clowns qu'à des chevaliers) invitent les enfants à s'initier au tir à l'arbalète. Sympa. Je monte au sommet du donjon et passe un super moment de bonheur à admirer la vue depuis notre ilot planté au milieu du bras de mer. Que c'est beau, ces tuiles gris-vert, cette forêt qui semble sans fin, cette mer parsemée de rochers. Bon, l'alignement de grues et treuils le long du port industriel gâche un peu la perspective. Mais je me régale. Et je profite de la touriste asiatique pour me faire tirer le portrait afin de garder en mémoire le bonheur que j'ai eu à me trouver à cet endroit ce jour-là, par un si beau soleil en plus !













Vers le nord-ouest - ma direction pour pédaler jusqu'à Helsinki - je ne vois qu'une étendue de forêt extra-plate et bordée par une mer gris-noir. Je redoute tout de même de retrouver les zones marécageuses habitées par les moustiques pour mes prochaines nuits sous la tente.
Je quitte le château et, dans une atmosphère de ville plongée dans la léthargie d'un dimanche sans événement, je me lance à la découverte des petites rues du centre ville pour explorer un peu plus que je ne l'ai fait hier. Ca monte et ça descend partout ! Et décidément, au bord de l'eau les maisons sont rustiques, en bois et moyennement restaurées. Elles ne manquent pas de charme par ailleurs. Mais du coup elles contribuent à donner l'impression de remonter dans le temps, de traverser une autre époque. Mais dès que je rejoins le plateau je reviens à la vie contemporaine. J'élargis mon parcours de la veille, faisant tout le tour de la ville, allant jusqu'à la gare avant de revenir vers la grande avenue Leningradskoïe Chaussée et la place rouge sur laquelle trône la statue de Lénine - probablement la dernière que je verrai en Russie au cours de ce voyage. D'ailleurs je me paie un autre café allongé sur la place pour fêter à la fois mon anniv et mon tout premier séjour en Russie. Ce n'est pas la première fois que j'éprouve cette sensation nouvelle et agréable : le sentiment d'avoir accompli quelque chose. D'avoir réalisé quelque chose qui me tenait à coeur. Réaliser un rêve. C'est ce que je fais depuis mon premier coup de pédale le 15 février 2015, et j'ai déjà - et de nombreuses fois - joui de la sensation de plénitude que donne l'accomplissement d'un rêve, dans l'instant présent. Mais cette nouvelle sensation aujourd'hui est encore différente. Et elle va m'habiter tous les jours jusqu'à ce que je pose le pied sur la place Mesnilmontant à Paris quelques semaines plus tard. C'est le début d'un regard rétrospectif. Je l'ai fait. Je commence à le formaliser dans ma tête, et cette idée me donne de la force.
Je repars en vadrouille et tombe encore sur quelques très beaux bâtiments, et aussi sur une énorme affiche accrochée à un bâtiment : joyeux anniversaire du jour de la victoire ! J'imagine qu'aux quatre coins de la Russie ces affiches monumentales ornent les murs des villes. Bonjour les coûts d'affichage, tout de même, dans ces pays immenses... Il est grand temps de rentrer reposer mes jambes, et préparer mes affaires pour le départ demain matin. Notamment recharger toutes les batteries car deux nuits de camping m'attendent avant d'arriver à Helsinki. Avant de rentrer à l'auberge, je cherche une boulangerie. Je veux partager quelque chose avec mes deux compagnons de chambre, pour mon anniversaire. On est dimanche, j'ai été optimiste, je galère un peu pour finir par trouver dans une épicerie des gâteaux secs qui donnent envie dans un paquet franchement tartouille.
A l'auberge, la chambre est vide. J'en profite pour procéder à mon petit rituel de préparation au départ : j'étale toutes mes affaires sur mon lit et par terre, pour tout vérifier et replier correctement dans les sacoches. Je ferme tout ce que je n'utiliserai plus d'ici demain matin, et branche téléphone, liseuse, batterie de l'appareil photo et batterie solaire. Et puis je fais un acte symbolique, après avoir consulté les nouveaux messages reçus dans la journée pour mon anniversaire. Je publie sur Facebook une photo de moi tout sourire, d'abord pour remercier toux ceux qui m'ont écrit en ce jour particulier, et ensuite pour annoncer le compte à rebours du retour. Voilà. C'est dit. Je ne peux plus revenir en arrière, c'est officiel...
Michaïl arrive en chaussons : il devait être à la cuisine. Nous papotons, il me questionne sur mon itinéraire, et je lui demande de me montrer les photos qu'il a prises aujourd'hui pendant sa balade. Ivan nous rejoint entre temps. Je sors les gâteaux et leur annonce : c'est mon anniversaire aujourd'hui ! Les deux braves hommes me présentent très gentiment leurs voeux, et Michaïl insiste pour qu'on fasse une photo de nous trois. Nous nous amusons à positionner l'appareil photo en équilibre sur une chaise et ma sacoche guidon, et ramenons les fauteuils et chaises de la chambre au centre pour poser tous les trois.
Les gâteaux ne sont pas mauvais. Il est cependant l'heure de dîner, du moins pour Ivan et moi car Michaïl a déjeuné tard et n'a pas faim. Nous nous rendons dans la cuisine, qui est déjà occupée. Une femme d'une quarantaine d'années, blonde décolorée, au visage rond et aux yeux étirés, s'affaire déjà au-dessus du feu. Elle répond à mon bonjour sans froideur mais sans débordement de chaleur non plus, tout en continuant à couper les légumes qu'elle jette au fur et à mesure dans une grande marmite. Elle prépare visiblement un bouillon ou un ragoût, je crois sentir un parfum de viande. Par contre elle semble connaître Ivan, avec lequel elle échange quelques mots en russe dont je ne comprends pas grand chose. Je ne sais pas depuis combien de temps ces gens-là sont dans cette auberge, mais j'ai l'impression d'assister à une scène de vie quotidienne. Cohabitation de pensionnaires arrivés ici dans des circonstances différentes, et qui partagent autour de cette table un quotidien bienveillant, chacun dans sa routine. Vu la taille de la marmite de la cuisinière, on dirait qu'elle s'apprête à nourrir une famille entière. D'ailleurs, tandis que nous discutons avec Ivan, une ado brune entre dans la cuisine à son tour et vient jeter un oeil sur la marmite par-dessus l'épaule de la cuisinière. Son âge et sa familiarité m'amènent à penser qu'il s'agit de sa fille. Et à nouveau ce questionnement : quelles sont les circonstances qui conduisent cette famille (combien sont-ils ? Il y a peut-être d'autres enfants dans les chambres à côté) à vivre ici et pour combien de temps ? Pas une seconde je n'envisage qu'ils soient en vacances. Après avoir échangé quelques mots avec sa mère, la jeune fille repart et referme la porte de la cuisine derrière elle. Ivan m'interroge aussi sur mon futur itinéraire, et revient surtout sur ce qui m'a conduite ici. Il comprend l'envie de voyager, mais pourquoi ici ? Je tente avec mon mauvais russe de lui expliquer d'où me vient cet intérêt pour la Russie, depuis longtemps, et le plaisir que j'ai à fouler enfin ses routes - bon, très peu de routes, vu la taille du pays et mon court visa... Je ne le devine pas tout de suite, mais en fin de compte ce qui continue à surprendre Ivan ce n'est pas tellement qu'on soit curieux d'arpenter la Russie, c'est plutôt qu'un individu d'Europe de l'Ouest puisse éprouver de l'intérêt pour ce pays.







Des toilettes dans lesquelles on peut regarder la télévision...



Ce soir-là je me retrouve dans une étrange situation. Je ne sais plus à quel moment Olga s'est mise à participer à notre conversation. Olga, c'est la femme qui prépare le ragoût. Familière avec Ivan, elle a fini par intervenir dans la conversation, et on s'est présentées. Quand je me suis mise à tenter d'exprimer ce qui me plaisait, dans le fait d'être ici, Olga s'est désintéressée de la télévision qui ronronnait en bruit de fond depuis le début, et elle a écouté nos échanges. Pour finalement s'asseoir à côté de moi et, sans agressivité mais avec une une sorte de défi ou de fierté digne, a croisé les bras en me demandant : mais en Europe de l'Ouest, pourquoi est-ce que vous n'aimez pas Poutine ?
La question me prend de court. Je ne m'attendais pas à une telle question, aussi directe, et posée de cette manière. Je ne me sens pas agressée à titre personnel. Mais il me faut une seconde et demi pour me débarrasser d'un vague sentiment de malaise, tout de même. Je ne suis pas douée pour défendre mes idées politiques ni même les expliquer clairement. Je joue la carte de la neutralité et laisse entendre que de notre point de vue les libertés individuelles ont l'air plus restreintes en Russie (du moins je tente de faire comprendre cette idée avec mon faible vocabulaire russe). Olga me répond que de son point de vue les occidentaux se complaisent à considérer les russes comme des gens inférieurs, et souhaitent que les choses restent ainsi. "Pourquoi ça vous dérange que Poutine ait envie que la Russie soit à nouveau un peuple fort ? Les occidentaux peuvent être des pays forts mais les russes doivent rester inférieurs à vous. C'est ça qui ne vous plaît pas".
La télévision me sauve la mise. Tout à coup un générique détourne l'attention d'Olga, que je vois se transformer en un clin d'oeil en femme chaleureuse et douce. C'est le live d'un spectacle qui va commencer. Avec orchestre et public. Je ne connais pas du tout la chanteuse à l'honneur. . "C'est Elena Vaenga !" me dit Olga, toute émue. "Elle vient de chez moi !" - ajoute-t-elle avec fierté. Et la voilà qui se met à fredonner les paroles de la chanson qu'entonne Elena Vaenga sur la scène, suivie par l'orchestre symphonique. La mélodie est mélancolique et la voix grave me plaît. Je souris, Ivan me sert un verre de vin rouge et Olga me lance à présent de grands sourires complices, ravie que j'aie l'air d'apprécier... Et le fait est que j'apprécie. La chanson, l'ambiance. Même si je ne me suis pas sentie très à l'aise quelques minutes plus tôt. Au-delà du manque de confiance qui fait de moi une piètre candidate au débat politique, j'ai surtout été frappée par ce qu'exprimaient les mots et l'attitude d'Olga (et uniquement Olga, Ivan ne s'étant pas manifesté pendant cette partie de l'échange). J'ai repensé à ces paroles de la chanson de Goldman, Né en 17 à Leidenstadt :




"Bercé d'humiliation, de haine et d'ignorance, nourri de rêves de revanche, aurais-je été de ces improbables consciences ?" Je sais bien que l'opinion d'Olga n'est que sa propre opinion. Mais c'est la première fois que je me trouve face à quelqu'un qui me renvoie cette image. Chaque pays fait sa propagande. Aucun système n'est exemplaire ni exempt de défauts graves et nuisibles à la liberté individuelle ou à l'intégrité individuelle. Olga est fière. Mais n'a-t-elle pas raison de considérer que nous sommes condescendants avec les russes ? Certains bien sûr on un avis éclairé, mais d'autres - beaucoup d'autres - se font simplement l'écho de ce que nous disent les médias - donc de notre propre propagande locale. Pourquoi cela serait-il différent ailleurs ? Depuis des années nous subissons les séries US entretenant la légende des méchants terroristes communistes et agents de la mafia russe, systématiquement vaincus par les gentils américains défenseurs de la démocratie à l'occidentale, présentée comme seul modèle valable et digne de confiance. Les gentils contre les méchants. Et les russes ne sont jamais les gentils, et ils sont rarement subtils. Ils sont ceux qu'on préfère savoir hors d'état de nuire, à tel point qu'on les imagine encore vivant avec 30 ans de retard sur notre modèle de développement économique.



Alors non, je ne peux pas et je ne pourrai jamais avoir la moindre considération pour Poutine et ce type me fait peur pour pleins de raisons. Mais ce qui m'inquiète le plus, à l'issue de cette conversation, c'est de savoir ce qui a germé dans l'esprit des russes, et s'ils sont nombreux à considérer que les occidentaux préfèreraient les maintenir dans un état d'infériorité et de dépendance. S'ils sont nombreux à se sentir méprisés et dédaignés par les pays occidentaux, il n'est sans doute pas si étonnant qu'ils soutiennent leur président actuel, qui leur rend certes la vie dure mais fait de leur pays un interlocuteur craint et qui compte dans l'échiquier politique.
Je tomberai cinq ans plus tard sur une intervention de Sylvain Tesson à ce sujet, lors d'une conférence à Science Po dont il était l'invité. Grand amoureux de la Russie depuis toujours, Sylvain Tesson répondait à une question posée par un étudiant sur son opinion sur Poutine. Dans les propos de l'écrivain explorateur je retrouverai la substance du sentiment fugace qui me traverse l'esprit ce jour-là.



Vainqueur par forfait : l'oiseau...

Une vision plus nuancée. Le rappel du contexte propre à ce pays, et du développement à l'oeuvre dans le pays depuis la prise en main du pouvoir par Poutine. Au détriment, certes, de certains principes démocratiques, mais améliorant malgré tout la capacité du pays à être un acteur économique et politique d'importance, là où d'autres acteurs préfèreraient pouvoir continuer à être les seuls influents. En écoutant cette prise de parole, de surcroît venant d'un homme pour qui j'ai beaucoup de respect et d'admiration, je me sentirais curieusement soulagée, comme légitimée dans ma méfiance à l'égard de l'exigence française de dénigrement systématique de la politique en Russie. Je me souviendrai aussi des propos de Céline et Nicolas, qui me racontaient leur malaise vis-à-vis des moqueries des copains sur le mode "ça y est ils vous ont embrigadés", dès lors qu'ils rapportaient des événements ou critiques positives sur ce qui fonctionne mieux Russie que chez nous.
Le dîner d'Olga est prêt. Ivan fait sa vaisselle. Je souhaite bonne nuit à tout le monde et je m'éclipse dans la chambre ou Michaïl ronfle déjà très légèrement. J'ai encore en tête en allant me coucher la sensation étrange que j'ai ressentie en me sentant prise à partie comme représentante de l'espèce "européenne de l'Ouest".
Je n'en ai eu qu'un infime aperçu car Olga n'était pas vraiment hostile à mon égard (d'ailleurs elle a voulu qu'Ivan prenne une photo de nous deux, pour que je garde un souvenir de ma soirée ici !), mais cet infime moment a suffi à me faire comprendre l'insécurité dans laquelle on se sent lorsqu'on n'est pas "du bon côté". Un sentiment du même ordre que celui que j'ai éprouvé en entrant dans des cafés au Maroc alors que ce n'était clairement pas la place d'une femme.
Je mets un peu de temps à m'endormir. Je vais quitter la Russie, comme c'est passé vite ! Il y a tant de choses que j'aurais aimé voir, et faire... Je reviendrai. En attendant, je suis heureuse et excitée à l'idée de mettre le pied en Finlande demain !
Je suis rapide dans la mise en route le lendemain matin. Rien ne presse, je n'ai pas besoin ni envie de courir car je veux arriver en trois jours et non en deux jours seulement. Bientôt j'en aurais fini avec les nuits sous la tente alors je veux en profiter, quitte à moins pédaler. L'impatience que j'éprouve à la pensée de retrouver ma vie sous tente ce soir compense un tout petit peu la tristesse avec laquelle je m'apprête à tourner la page russe de ce voyage. En buvant mon café, je découvre aux infos que j'ai loupé hier soir la retransmission de la finale du championnat de hockey. La Finlande a perdu 2-0 contre le Canada... Bon. Je passe faire le check out et dire au revoir à Ivan et Michaïl dans la cuisine. Ivan me donne sa carte de visite, sur laquelle figurent uniquement ses nom, prénom et coordonnées mail et téléphone. Je vérifie une dernière fois le chargement des cartes google maps sur mon téléphone puis coupe la wifi et descends mes sacoches au rez de chaussée. La route démarre en pente douce vers le pont, je vais pouvoir saluer une dernière fois le château de Vyborg et souhaiter bonne chance aux amoureux qui y ont attaché des cadenas. Me voici à nouveau sur la route E18, celle par laquelle je suis entrée dans Vyborg. Je dois la suivre pour traverser les deux prochaines îles et prendre son prolongement cap au sud-est juste après avoir franchi la rivière Seleznovka.













Nous sommes lundi matin, la route est un peu plus fréquentée qu'hier mais c'est loin d'être désagréable. Dans la fraîcheur du petit matin, je me réchauffe dès les premiers coups de pédale qui remettent la machine en route. Le soleil a décidé de m'accompagner, le ciel est magnifiquement bleu de tous côtés. En roulant normalement je devrais franchir la frontière en fin de matinée. Je pédale vraiment à la coule, le nez au vent, je veux pouvoir contempler la Russie le plus longtemps possible. Pour quitter la deuxième île et remettre le pied sur le continent, je roule sur un pont, heureusement pas trop fréquenté, qui s'élance sur 200 mètres au-dessus de l'eau. Depuis ce promontoire, le regard porte loin sur le paysage qui m'entoure de tous côtés. A quelques centaines de mètres au nord, un autre pont est réservé au chemin de fer. En son centre il forme un arc de cercle esthétique qui se reflète dans la Baltique. Droit devant moi, la forêt recouvre la terre à perte de vue.
J'ai à peine roulé trois cent mètres sur le continent qu'arrive déjà l'annonce fatidique : le premier panneau indiquant Helsinki ! La capitale finlandaise s'annonce à portée de roue. La E18 coupe à travers la forêt. Me revoilà perdue au milieu des sapins, sous le soleil. J'ai de quoi me régaler pendant quelques dizaines de kilomètres. Les voitures qui roulent vers la frontière sont russes. Cette portion de route n'es qu'une voie vers la Finlande, je roule en pleine nature, sans croiser d'infrastructures ou quasiment pas à part ici ou là un parking devant un petit hôtel ou une gargotte pour routiers. Mes jambes pédalent toutes seules sur cette piste sans relief. Partout la campagne s'offre à mes yeux, derrière les haies de sapins qui bordent la route. A intervalles régulières, des pistes s'engagent dans les terres. Qui empruntent ces passages ? Pour aller où ? Il n'y a pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde hormis sur l'asphalte. Pourtant, comme toujours dans ce désert de forêt, je dépasse parfois des "arrêts d'autobus" sortis de nulle part et balisés avec des panneaux attirant l'attention du conducteur sur un passage piéton à respecter... Mais comment est-il possible de provoquer un accident sur ces routes désertes ?
Novinka, Bolchoïé Polé... De temps en temps un village est annoncé, mais depuis la route on ne voit que la forêt et la campagne. A un ou deux virages près, je file toujours tout droit sur ces perspectives sans fin de sapins découpés dans un ciel bleu flamboyant. Je prends si bien mon temps que je mets la matinée à m'approcher de la frontière. Parvenue à la hauteur de Mozhzhevelnikovo, je m'arrête sur ce qui doit être la plus grande station service et aire de repos après le passage de la frontière pour les véhicules qui arrivent de Finlande. Immense parking, station essence, et grande boutique de plein pied pour attraper de quoi grignoter ou savourer une boisson chaude. Proprette, cette station, avec un restaurant quelques dizaines de mètres plus loin. Je m'y arrête pour boire un café.

Cette "ville" doit vivre du passage des routiers car je retrouve un peu plus loin deux autres stations essence, un autre restaurant et un hôtel. Parmi les personnes que j'ai croisées sur l'aire de repos, aucune ne semblait finlandaise, d'après l'idée que je peux me faire d'un finlandais. Et je ne vois aucun jeux pour enfant.
Par contre je remarque que par ici les arbres ont moins les pieds dans l'eau. Je craignais deux nuits dans des marécages, mais m'aperçois avec plaisir et soulagement que le sol devient plus sec, plus rocailleux. Ces trois heures auraient pu être extrêmement ennuyeuses, vu la monotonie du paysage à portée de vue. Mais je me régale. Je profite, je m'imprègne de cette vision et je dis au revoir à la Russie en chantonnant tout mon répertoire russe, y compris les nouvelles chansons, plus contemporaines, entendues pendant ces vingt jours.
Je tombe sur ce qui s'annonce comme un point de contrôle, mais qui paraît désert à première vue. De loin j'aperçois des deux côtés de la route des panneaux Stop contrôle.
Un autre annonce aux conducteurs qu'ils sont filmés. Bien bien bien... je freine sans m'arrêter, constatant qu'il n'y a aucun employé des douanes ni sur le bord de la route ni dans le cabanon qui doit être un poste de contrôle, j'imagine. Bon. Puisque personne ne m'arrête, je continue à rouler. Derrière le poste de contrôle se trouvent encore un petit resto. Je suis donc bien sur la dernière ligne droite avant l'apparition de la frontière. Mon estomac se noue. Pas déjà ! C'est passé trop vite ! Il ne me reste que 9 kilomètres à parcourir pour quitter la Russie. Alors je fais traîner. Triste mais aussi portée par une espèce d'excitation, dans cette béatitude du rêve accompli, sous un soleil magnifique, l'euphorie du retour à la maison que représente ma prochaine arrivée sur le sol finlandais, je m'arrête plusieurs fois et prends des photos. Je ris toute seule, je chante fort, j'ouvre grands les bras pour présenter mon visage à la caresse du soleil. Un chemin descend vers un petit lac dans lequel se baignent des colverts.








42 ans !
Je pousse le vélo jusqu'à ses rives et reste un moment assise dans l'herbe à regarder évoluer les canards. Peu de temps après être remontée en selle, j'arrive en vue du premier champs de panneaux annonçant les voies de circulation pour le passage de la frontière. Derrière se dressent les toits rouges et le bulbe doré d'une église orthodoxe aux murs blancs. Un dernier lac bordé de pins, et bientôt un grillage longera la route sur les derniers trois kilomètres jusqu'au poste frontière. Et puis ça y est le voilà. Le drapeau de la Russie flottant haut dans le ciel, tendu sur un mat qui se termine par un bulbe argenté. Et juste derrière, le poste frontière avec ses panneaux, parkings, bureaux qui m'ont l'air tous fermés. Je ne sais pas où se font les contrôles mais ici l'ambiance n'a rien à voir avec celle que j'ai connue trois semaines plus tôt en quittant la Lettonie. Deux camions garés sur le bas côté, deux camionnettes en stationnement devant le poste de douane, et une route déserte. Pas un garde, pas un uniforme, rien. Je pédale au ralenti et passe devant le bâtiment en regardant ostensiblement vers les bureaux. Je ne vois rien à travers les vitres. Tout le monde se fiche de ma présence ici. Sans bruit et sans heurt, je tourne le dos à la Russie et pédale vers l'Union européenne sur une route déserte...
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