top of page
IMG_4114
IMG_4092
IMG_3409

Pays baltes, fin

5 avril 2016 - 3 Mai 2016

Avant même d'avoir ouvert les yeux au petit matin, dans mon demi-réveil, je pense au visa. J'ai rendez-vous à 16h. Enfin entre 16 et 17h mais bien évidemment je serai au bureau des visas à 16h. Je me lève et vais prendre mon petit déjeuner avec mon sac à dos contenant mes papiers importants. Je vérifie deux fois que le papier du consulat est bien dans mon portefeuille, Je vais récupérer mon passeport, il me tarde de retrouver ce précieux sésame pour la liberté. Bon. Comment vais-je occuper ma journée pour ne pas tourner en rond en attendant l'heure fatidique ? Ma priorité est de régler mon problème de téléphone. Il faut ue je m'en achète un autre. Et puis un tour à la bibliothèque s'impose, bien sûr, pour avancer le plus possible dans la rédaction du blog, étant donné que c'est normalement mon dernier jour à Riga... Mais je ne vais pas faire que ça. Je retournerai bien dans le quartier art nouveau et ses jardins. Et il faut que je prépare mes affaires pour demain. D'ailleurs, j'ai oublié de faire une lessive hier, donc je commence par ça, ce qui me prend déjà bien une bonne heure et demi. Plongée le tri de mes affaires et le rangement des sacoches après nouvelle vérification de tout mon matériel, j'oublie le linge dans ma machine et le sors tardivement pour l'étendre sous le toit de la maison. Je termine mon rangement, puis prépare mon sac à dos et me mets en route pour la boutique de téléphonie que j'ai repérée à côté de la gare, dans le petit centre commercial face à Stockman. Je choisis un modèle tout simple, en une demi heure l'affaire est réglée. Le vendeur me configure le GPS, les mails, tout ce dont j'ai besoin pour continuer ma route sereinement, et bien sûr il s'assure que le téléphone me parle en français et non pas en letton !

Je sors de la boutique moitié ennuyée par cette dépense imprévue, moitié rassurée d'avoir un téléphone et donc un moyen de communication avec mes proches. Je remets à plus tard la découverte de ce nouveau jouet et file à la bibliothèque. Je prends une heure pour grignoter un pain fourré au fromage et aux épinards achetés dans l'épicerie qui se trouve sur le trottoir en face de la bibliothèque. Puis je retourne au blog encore une heure avant de fermer l'ordinateur sur mes derniers jours au Mexique. J'ai été drôlement efficace à Riga ! J'ai presque rattrapé tout mon retard. Enfin disons que je n'ai plus que trois semaines de retard dans l'écriture, ce qui est tout de même encore considérable, mais bon, ce n'est pas si mal.

J'ai encore deux heures devant moi avant mon rendez-vous. Je décide de flâner depuis la bibliothèque jusqu'au centre ville, faisant des détours dans les petites rues pavées qui encerclent le château du président. Je regarde tout autour de moi avec la conscience que, si tout va bien, je quitterai ce décor familier demain. Je dis au revoir à ma vie ici. Et puis à force de détours, j'arrive dans l'avenue brivibas. Il est encore un peu trop tôt. Je dépasse le bureau et avise une porte couchère ouverte sur ce qui semble être un marché à l'intérieur d'une grande cour ouverte sur l'extérieur. Je vais jeter un oeil. Le soleil rend presque avenant ce marché des miracles où les stands en vieux bois à moitié pourri supportent des salopettes d'ouvriers bleue sale, des tabliers de ménagère, des chaussettes couleur armée taille 45 à 55, des chaussures de sécurité de seconde main, des outils usagers, des sacs cabas, et tout un tas de vieilleries qui doivent cependant trouver preneur puisque ce marché n'est pas là occasionnellement. Je tombe sur des semelles anti-transpiration. Les miennes sont trouées au talon et se plient à la pointe. Je prends une paire pour un euro en tentant de fair un peu d'humour en russe avec la vendeuse. Charmée par mes efforts, la bonne vieille babouchka me répond par ce qui devait être une blagounette en retour, mais cette fois je n'y comprends malheureusement rien. Ahlala, mes tentatives de retrouver ma conversation russe sont pour l'instant assez désespérantes ! 

En tout cas je ne m'attendais pas à ce que ces façades massives le long du boulevard cachent des cours aussi vastes et une vie populaire qui n'a plus rien à voir avec les vitrines des boutiques et restaurants standing de Brivibas. Je traverse à nouveau l'avenue, plonge la main dans mon sac pour vérifier une fois de plus que le récépissé de ma demande de visa s'y trouve toujours, et je m'avance pour pousser la porte vitrée. 

Six ou sept personnes sont déjà dans la pièce, et je retrouve l'employée brune et l'employée blonde derrière leur guichet. Cette fois je sais ce que je dois faire. Je m'asseois sur une chaise libre et prend l'air le plus détendu possible, me concentrant sur la moindre parole des deux agents à chaque fois qu'elles redressent la tête vers nous, pour être sûre de ne pas louper mon nom si elles m'appellent. 

J'observe ce qu'il se passe au guichet. Apparemment ça ne traîne pas, et ça ne discute pas beaucoup. Je n'attends pas longtemps mon tour. A peine un quart d'heure pendant lequel les appelés viennent prendre place face aux employées, reçoivent des documents qu'elles relisent et signent avant de repartir et de ranger les précieux passeports dans leurs manteaux. Tout à coup j'entends mon nom. Je me lève et m'approche du guichet de la brune avec un sourire engageant. Je tends mon récépissé de demande de visa. Elle attrape sur une pile de documents une pochette plastique et en sort mon passeport et un formulaire qu'elle me demande de relire et de signer. J'ouvre mon passeport et découvre le visa qui prend toute une page, rectangle jaune sur lequel sont reportés mes dates d'entrée et de sortie, mon nom orthographié en russe, ma dage de naissance. Je ne vois aucune erreur, et je signe le formulaire au bas de la page. La jeune femme le reprend et me dit "merci au revoir". Voilà, c'est tout. Je n'ai plus qu'à ranger mon passeport retrouvé dans la poche intérieure de ma veste, et quitter le bureau des visas. Mais je le garde à la main et remercie à mon tour avant de fermer ma veste et de pousser la porte du bureau pour me retrouver dans la rue. J'ouvre une nouvelle fois mon passeport à la page du visa pour la Russie, pour bien me rendre compte que ça y est, c'est fait, je vais réellement pouvoir entrer en Russie. Une immense vague de bonheur me prend à la gorge. 

J'ai envie de crier et de danser de joie ! Je regarde vers le ciel pour adresser un grand sourire au soleil déclinant. J'ai hâte de pouvoir partager ce bonheur et ce soulagement avec mes parents. Je sais déjà que les 20 petits jours de séjour qui me sont accordés en Russie vont passer trop vite à mon goût, c'est vraiment une visite éclair que je m'apprête à faire, mais je suis aux anges malgré tout. Je sais que je reviendrai. Au moins avec ce délai je vais pouvoir découvrir Moscou, Saint-Pétersbourg, et avoir le temps de rallier Moscou en vélo puis quitter Saint-Pétersbourg et rouler vers la frontière finlandaise en vélo. Je ferai le trajet de Moscou à Saint-Pétersbourg en train. Il faut que je prévienne Céline que tout s'annonce bien pour ma prochaine visite. Je ne sais pas encore combien de temps il me faudra pour parcourir les 600 kilomètres du poste frontière de Zilupe - Terehova jusqu'à Moscou. Je réfléchis à tout ça en reprenant la route du centre de la vieille ville. Je crois me rappeler qu'il y a 300 kilomètres entre Riga et Zilupe. J'ai trois jours devant moi pour parcourir cette distance, ce qui est tout à fait faisable à condition de pédaler non stop pendant les trois jours. Je sens que j'ai besoin de me tranquiliser en arrivant sans me presser, je ne veux pas passer trois jours à me demander si j'arriverai dans les temps pour me présenter le 3 mai à 8h au poste frontière. J'ai lu que les files d'attente à la frontière peuvent être impressionnantes et qu'on perd facilement deux à trois heures, voire plus, dans cette attente. Je prévois donc de dormir juste à côté de la frontière le 2 mai en soirée, pour être au taquet le 3 et passer le plus tôt possible. Je n'ai aucune idée des hébergements que je vais pouvoir trouver sur la route, mais je compte planter la tente au maximum. Ca ne devrait pas être bien compliqué. 

J'arrive au cyber café dans lequel j'ai mes habitudes et m'installe sur un ordinateur pour consulter les cartes routières. Je vais probablement avoir très peu d'accès internet sur toute la partie forestière de la frontière à la capitale russe, il faut que j'aie une vision assez claire de mon parcours avant de partir. Je prends le temps d'envoyer un mail tout content à mes parents pour les avertir de l'obtention de mon visa et de mon intention de partir le lendemain. Puis j'écris à Céline pour lui annoncer ma venue aux alentours du 9-10 mai. Et je me plonge dans l'étude du parcours.  

Je peux désormais me projeter sans crainte et détailler un peu plus le plan de Moscou. Bien sûr je garde une appréhension sur le passage de la frontière en vélo, mais quelque chose me dit que si j'avais dû avoir des soucis pour entrer en Russie je le saurais déjà, on ne m'aurait pas donné mon visa. Il faut arrêter de se faire des films, tout de même. Je souris même en réalisant que les soi-disant difficultés qu'on est censées rencontrer pour l'obtention du fameux sésame me semblent encore une fois bien exagérées. Comme pour le Mexique, on appréhende finalement pour pas grand chose ! J'en viens presque à regretter de ne pas avoir encouragé mes parents à maintenir leurs projets de me rejoindre à Moscou et Saint-Petersbourg. Aujourd'hui je suis persuadée qu'ils auraient obtenu leur visa sans aucun problème. 

C'est fou comme l'ignorance et la désinformation nous poussent à redouter des problèmes qui n'existent pas ! On se laisse décourager pour trois fois rien, sur la base de rumeurs et sans faire la part des choses. Bien sûr la paperasse peut laisser perplexe, et franchement aujourd'hui je me demande bien pourquoi il faut absolument passer par une agence agrée pour obtenir un voucher, dresser la liste précise de son itinéraire et de ses points de chute, une invitation et une attestation d'assurance en bonne et due forme, alors que ces papiers ne servent à rien au final. Au bureau des visas l'employée n'a même pas jeté un coup d'oeil sur mon itinéraire prévisionnel et mes hébergements. Je ne le sais pas encore, mais même au poste frontière on ne me demandera pas ces papiers; A quoi ça sert, alors, que je me sois cassé la tête pour tenter d'élaborer un alibi cohérent pour masquer le fait qu'en réalité je n'avais aucune idée des endroits où je dormirais au jour le jour pendant tout le tmeps de mon séjour ! Mes parents n'ont pas voulu s'embêter à fixer un itinéraire précis, et l'obligation d'avoir à informer les autorités de leur trajet et lieux d'hébergement les a braqués et fait renoncer à ce voyage en Russie. Mais finalement ça n'engage à rien du tout, et ce n'est que maintenant que je prends conscience que tout cela est ridicule : bêtes et disciplinés que nous sommes, on s'imagine que si on a le malheur de déroger à l'itinéraire déclaré on s'expose à des problèmes graves. Mais franchement, qui peut s'en apercevoir ? Comment peut-on s'imaginer sérieusement que derrière chaque citoyen russe se cache un policier en civile ou un indic qui va réléver aux autorités nos changements de parcours ? La Russie a autre chose à faire que de pister à a trace tous les touristes qui entrent sur son territoire. Je suis consternée de me rendre compte que nous sommes tellement imprégnés des préjugés et des fausses informations véhiculées en France sur la Russie que nous en arrivons à imaginer des choses assez surréalistes, quand on y réfléchit bien...

Il n'est plus temps d'avoir des regrets. Je tenterai donc comme prévu d'entrer en Russie par Zilupe et Idritsa, la première ville russe après la frontière. Advienne que pourra. Je n'élabore pas de plan B au cas où on me refuserait l'entrée en vélo, car au fond de moi et malgré mon angoisse, je suis persuadée qu'on me laissera passer sans difficulté. Par contre je décide de me remettre doucement à l'itinérance. Je prendrai le train pour quitter Riga et m'aprpocher de la frontière. Je coupe la distance en deux, je descendrai à Jekabpils, à mi-chemin entre Riga et Zilupe. Il me restera seulement 160 kilomètres à parcourir pour rejoindre Terehova et le no-man's land de la frontière. C'est à dire 50 kilomètres par jour, rythme tranquille qui me permettra de rouler le nez au vent en prenant le temps de m'arrêter et savourer les paysages autant que je le voudrai avant de passer en Russie. Je repère sur la route quelques villes moyennes qui mériteront sûrement un petit détour et marqueront une pause agréable en perspective sur mon chemin jusqu'à Zilupe. 

Quant à la Russie, et bien je n'ai pas trente-six questions à me poser sur l'itinéraire à partir d'Idritsa : ce sera tout droit sur la M9 - E22 jusqu'à Moscou ! Pas d'alternative, à moins bien sûr de franchement perdre du temps pour faire des détours mais je n'en vois pas l'intérêt. Très peu de grandes villes sur le parcours, je dois donc m'apprêter à rouler en forêt et dans la campagne pendant une dizaine de jours, en me ravitaillant dans les petits villages bordant la route.  

Je termine par un petit tour sur le blog. Lorsque je ferme ma cession, mon esprit est désormais entièrement tourné vers la route qui m'attend. Je m'accorde un dernier tour de promenade dans Riga, alors que le soleil se couche dans la fraîcheur des températures encore basses ce soir. Les couleurs du ciel annonce heureusement un temps clément pour mon départ demain. Je m'arrête dans le passage sous-terrain qui me ramène vers le quartier du marché, le temps d'écouter deux jeunes installés dans les courants d'air pour jouer de la musique, elle au violon, lui au tambour, avec un accompagnement de basse sortant d'une grosse enceinte posée par terre. Des airs de rock sur un arrangement moderne et enlevé qui plonge ce couloir lugubre dans une atmosphère chaleureuse et romantique. Les deux artistes sont emmitouflés dans leurs manteaux et leurs écharpes, bonnet vissés sur la tête. Je leur tiens compagnie quelque temps, appuyée contre le mur, presque seule à les écouter tandis que les rares passants poursuivent leur chemin sans leur accorder un regard. 

Je rentre à l'auberge en annonçant à Oleg que j'ai obtenu mon visa et les quitterai demain matin. On va discuter dans la cuisine de mon parcours. Nous y retrouvons à ma grande surprise Ales. Il est resté trois heures à attendre un automobiliste qui voudrait bien le rapprocher de la frontière, ce matin, mais "ce n'était pas un bon jour pour faire du stop" me dit-il en haussant les épaules avec un sourire résigné. Ah mince... Qu'a-t-il l'intention de faire à présent ? Re-tenter demain ? "Non, je laisse tomber, demain je vais retourner chez moi, je reviendrai la semaine prochaine, tant pis pour l'Allemagne" annonce-t-il. Allons bon. Qu'est-ce qui l'a fait changer d'avis ? Son plan pour l'Allemagne était probablement plus aléatoire qu'il ne voulait bien l'admettre. Je n'insiste pas pour connaître ses motivations à rentrer chez lui. Il est si jeune, que fait-il exactement sur la route ? Au fond je n'en sais rien, je ne sais pas quels sont ses projets, comment il s'en sort, de quoi il vit... Nous préparons notre dîner ensemble, pendant qu'Oleg doit retourner à ses occupations à l'accueil car un groupe de jeunes ukrainiens - probablement encore des chauffeurs - s'installe dans un dortoir. Une soupe pour moi, des pommes de terre pour Ales, juste salées, sans accompagnement. Bien évidemment avec en fond sonore l'incontournable série comique russe qui se passe dans un restaurant. Micha arrive à son tour et nous nous mettons à discuter musique tous les trois. Ils me fint écouter des morceaux de hard rock qu'ils écoutent sur leurs téléphones. 

Je dois les quitter pour inspecter une dernière fois mes affaires et préparer ce dont j'ai besoin pour demain matin. Je ne me coucherai pas tard ce soir. même si la journée qui m'attend ne devrait pas être particulièrement fatiguante. Mais en cette veille de changement, je suis d'humeur à rester dans ma bulle. Je souhaite donc une bonne soirée aux garçons et vais m'installer dans mon lit pour m'approprier mon nouveau téléphone et écouter des chansons, avant de trouver le sommeil.

Mon jean a retrouvé sa place tout au fond de la sacoche dédiée à l'habillement. C'est mon pantalon noir coupe-vent que j'enfile le lendemain en sortant de la douche. Ma seconde peau pour les dix jours à venir, a priori, sauf si le temps s'avère meilleur et plus chaud au fur et à mesure - on est presque en mai, il est permis d'espérer ! Il ne me faut pas longtemps pour déjeuner, être prête et fermer mon paquetage. Ales est déjà parti, on ne se sera pas revu au réveil. Alors que j'ai descendu mon vélo en bas des escaliers pour fixer les sacoches, une des jeunes filles que j'ai régulièrement vue travailler avec Oleg, descend me rejoindre et allume une cigarette. Elle semble toute jeune elle aussi. Je lui demande son âge : 20 ans. Elle vient de finir ses études de secrétariat et va chercher du travail à Riga. Elle aussi vit seule ici, sa famille est de l'est de la Lettonie. C'est fou quand même tous ces jeunes livrés à eux-mêmes, amenés par la force des choses à vivre de trois fois rien et se débrouiller pour entrer dans la vie active sans aide de quiconque. Je réalise une fois de plus la chance que j'ai eue de grandir dans une famille qui a toujours pu me soutenir et subvenir à mes besoins sans que je sois contrainte de m'exiler pour prendre n'importe quel boulot me permettant de payer une chambre d'hôtel à défaut d'un studio indépendant. Le concept du Tanguy ne doit pas être connu en Lettonie...

Ma jeune camarade s'intéresse à mon parcours et s'inquiète de savoir où je vais dormir pendant mon trajet. 

Je la rassure et lui dis tout le bien que je pense de son pays et de mon plaisir à parcourir ses routes. Il est temps de nous quitter. Je remonte remercier Oleg pour sa gentillesse et sa compagnie pendant mon séjour à Riga. Micha aussi est déjà parti, je ne lui ferai pas mes adieux. Le soleil est radieux mais ne chauffe pas des masses à cette heure matinale. Je dis au revoir à tout le monde et ferme la porte avant de redescendre et de monter sur mon vélo pour prendre la direction de la gare. Je n'ai pas beaucoup de chemin à faire jusqu'à la gare, qui se trouve à côté du marché. Je mets vite pied à terre pour entrer dans le hall et trouver le bon guichet parmi la vingtaine disponibles. Je vérifie les destinations et demande à une jeune letton de me confirmer à quel guichet je dois m'adresser, puis je m'approche pour prendre mon billet. Comme on me l'avait annoncé, je dois prendre un ticket pour moi et un autre pour le vélo, mais les deux ensemble ne me coûtent pas plus de 8 euros. Ensuite je pousse le vélo vers les escaliers et utilise les rampes spécialement conçues pour les vélos pour monter jusqu'au quai. Bien pratique ces lames de fer juste assez larges pour les roues. Il faut rester concentrée pour éviter la sortie de piste, mais au moins comme ça je peux arriver en haut sans avoir à détacher les sacoches ni à porter le vélo. 

Le quai est à découvert, et je m'asseois sur un banc sous un soleil radieux pour attendre la vingtaine de minutes prévues avant le départ du train. Je ne suis pas la seule à attendre.  Face à un vieux train orange arrêté en gare, une brochette de lettons se tient chaud sur un banc. Cabas posés à leurs pieds, épaules voutées, épais manteaux fermés jusqu'au cou et fichu ou casquette sur la tête pour certains, ils forment un curieux tableau sous le soleil qui inonde les toits bleus des wagons. Le sac à main violet d'une des femmes est bien la seule touche de fantaisie de cette image semblant tout droit sortie du siècle passé. Sur un autre banc un peu plus loin une vieille femme attend aussi avec un grand sac en pastique jaune emballant ses affaires à côté d'elle, bonnet roseenfoncé sur ses cheveux courts, vêtue d'un gros manteau gris et d'un pantalon noir épais et à la coupe masculine. Je dépareille un peu dans le décor, avec ma tenue sportive et les couleurs vives de mes vêtements rouge et bleu. Ils attendent tous le même train que moi, celui qui part vers l'est. Où s'arrêteront-ils ? Notre ligne va longer la Daugava jusqu'à Jekabpils. Le terminus est Rezneke, ville par laquelle je vais passer certainement la veille de mon arrivée à Zilupe. 

Le train est annoncé. Je ne sais pas combien de temps il reste à quai donc je me prépare à pouvoir monter le plus rapidement possible. Je ne suis pas la seule cycliste. Un homme d'une cinquantaine d'années s'apprête visiblement à partir en balade pour la journée. Equipé d'un petit sac à dos, il pousse son vélo ultra léger sur le quai. Je m'approche et lui demande s'il nous faut monter dans un wagon spécial. "Oui, le dernier wagon est équipé d'un rail pour les vélos" me répond-il dans un anglais parfait. Le train entre en gare et s'immobilise. Les portes s'ouvrent et je découvre un marchepied à la hauteur du quai. Parfait, je n'ai qu'à pousser le vélo pour monter. Etant donné le peu d'occupants, je décide de ne pas enlever les sacoches et d'appuyer simplement le vélo contre la paroi du wagon pendant que mon compagnon de route suspend le sien au crochet. Je m'installe à côté d'une fenêtre. Il fait bon dans ce train, le soleil chauffe ma place à travers la vitre. Nous restons encore à quai cinq minutes avant que les portes se referment et que le train s'ébranle. 

Et voilà, au revoir Riga, c'est reparti pour l'aventure, j'avance vers de nouveaux horizons. Mon regard s'attache aux clochers et coupoles de la capitale aussi longtemps que je peux les apercevoir par-dessus les arbres et les toits des maisons en bois. Qui sait si je les reverrai un jour ? 

Très vite le décor prend un visage de banlieue endormie. Si la route du nord traversait les chantiers et hangars industriels à proximité des zones de chargement des rives de la Baltique, de ce côté-là de Riga c'est la campagne qui reprend vite ses droits. La fumée s'échappe des feux allumés dans les jardins pour brûler les feuilles mortes. Les épaisses bûches rondes sont entassées contre les murs des petites maisons, abritées sous des préaux de guingois. Les bords de la Daugava sont assez sauvages, la végétation est reine, le vert devient très vite la couleur dominante. Le paysage n'est pas particulièrement gai car l'activité ne paraît pas intense, au contraire tout semble en suspens, assez statique. Les bâtiments ont une allure fatiguée et défraîchie, les jardins sont souvent le lieu de stockage d'un tas de matériel de construction comme laissé à l'abandon, en train de pourrir avant de pouvoir être utilisé.  

Je sors ma liseuse et l'installe sur mes genoux. Mais mon regard se pose un instant sur mon voisin de devant au moment où il tourne la page de son journal. Une photo attire mon attention, je tends le cou et déchiffre le titre de l'article. Mais oui c'est bien ça ! "Les chèvres marocaines dans les arbres" dit litéralement le journal russe. Et l'article est illustré par la photo d'un arganier colonisé par des chèvres installées sur ses branches tordues. Incroyable ! Ce clin d'oeil du hasard me fait sourire. Et me ramène quelques mois en arrière, au Maroc où j'ai vécu des moments et des rencontres tellement intenses. Ah nous avions tenté de reconnaître les arganiers avec Julie, à l'occasion de notre balade à Ait Ben Haddou et Ouarzazate. Ce n'est qu'en compagnie d'April, quelques semaines plus tard, que j'aurai la chance d'apercevoir une chèvre dans un arbre... Mes pensées quittent quelques minutes la Lettonie pour repartir à Marrakech. Hana, Sihem, Driss, Samira, que devenez-vous ? Comment la vie évolue-t-elle pour vous ? Driss m'envoie de temps en temps un coucou sur facebook, très bref compte tenu de sa maîtrise difficile du français à l'écrit. Les filles ne communiquent que très rarement. Le temps passe, je me demande encore si j'ai fait le on choix en quittant cet endroit magique qui restera probablement un des moments les plus forts de mon voyage. Les mois et les événements ont atténué l'intensité de ma nostalgie, je m'en rends compte. Je prends conscience qu'aujourd'hui l'idée de retourner vivre là-bas m'attire moins. Mon voyage n'est pas encore terminé, et je ne me poserai réellement la question qu'une fois de retour en France, mais quelque chose me dit que je n'irai pas vivre au Maroc. Je repense aussi au coup de coeur que j'ai ressenti à Marrakech. Je suis contente de constater que rien n'a terni ce souvenir, aussi intense que tout ce que j'ai pu ressentir pendant mon séjour à Marrakech. Est-ce la force de l'auto-persuasion ou ai-je vraiment trouvé le moyen de ne pas me laisser parasiter par ce qui n'en vaut pas la peine ? L'avenir me le dira. C'est tellement facile pour l'instant d'être heureuse d'un rien, on verra bien si ce changement est durable, une fois que j'aurai repris une vie routinière et posée, qui nous rend plus vulnérable aux cogitations infructueuses. 

Perdue dans mes pensées, je mets du temps à revenir au présent. Le train marque un arrêt à Ogre, ville moyenne traversée par la Daugava. Le centre ville reseemble de loin à un regroupement de barres d'immeubles sans charme. Je plonge dans la lecture d'un roman russe que j'ai téléchargé, essayant de ne pas me décourager malgré le peu de vocabulaire que j'arrive à déchiffrer. 

Il nous faut une heure et quart pour arriver à Jekabpils. Mon copain cycliste descend là lui aussi. Lorsque le train s'arrête en gare, nous sortons du wagon et prenons chacun le temps de vérifier notre équipement - pour lui ça va vite - avant de nous mettre en route. Il enfile son sac à dos et consulte sa carte IGN. Je lui demande quel tour il compte faire aujourd'hui. Il me montre sur sa carte la boucle qu'il va parcourir en partant vers le sud. Puis il me souhaite bon voyage et monte en selle. Le soleil chauffe agréablement mes épaules, je peux enlever ma veste. La gare est déserte, à la limite extérieure de la ville. Je me sens vraiment à la campagne. Tout est calme et silencieux une fois que le train s'est éloigné pour poursuivre sa route vers Rezekne. Un chemin de terre suit la voie de chemin de fer. Je regarde tout autour de moi, trop contente d'être ici tout à coup ! Il fait bon, le temps est vraiment idéal, c'est une belle journée et une nouvelle aventure qui démarre. Le sourire aux lèvres, j'enfourche mon vélo et m'engage sur la voie unique qui conduit vers l'entrée de la ville. Mais je tourne au premier croisement puisque je ne dois pas traverser Jekabpils mais au contraire la quitter en m'orientant vers le nord-est. 

Je suis vite sur la "nationale", mais elle ressemble à une jolie route de campagne, sans grande circulation. Les arbres bourgeonnent, le vert domine partout autour de moi, sus un grand ciel bleu. Pas le moindre relief à l'horizon, au-delà des potagers et des petites maisons disséminées çà et là. C'est le grand plat qui m'attend : ça va rouler sans effort ! Le soleil n'a pas le moindre obstacle pour briller, cette immensité bleue au-dessus de ma tête me donne des ailes et me gonfle le coeur de plaisir. Une fois de plus, la remise en route provoque un changement d'humeur, un regain d'énergie et d'euphorie après les questions qui n'ont cessé de me tarauder pendant tout mon séjour à Riga. 

Je passe devant une jolie petit église de briques rouges, aux clocher et coupoles argentés. Je ralentis, enchantée par sa beauté, mais ne m'arrête pourtant pas : je viens de me mettre en route, et puis je ne peux pas visiter toutes les églises de Lettonie sinon je ne suis pas près d'arriver en Russie un jour. Quelques coups de pédales plus loin, je quitte vraiment la ville pour m'engager dans la campagne. Les dernières maisons disparaissent derrière moi, avec leurs jardins plus ou moins entretenus, certaines parcelles proprettes et d'autres en friches. 

Bientôt les champs s'étendent de part et d'autre de la route, le ronronnement des tracteurs m'accompagne de loin en loin.  De la fumée s'échappe de tas de bois ou de fumier qui se consument.  Mes jambes retrouvent facilement un rythme régulier, ma petite virée dans le nord m'a servi déjà bien remise en jambes. Quand un champs s'arrête, la forêt reprend ses droits. C'est impressionnant tout de même, ce pays est une véritable réserve de pins et de bouleaux. Sans aménagement particulier, la nationale donne vraiment l'impression de rouler sur une petite route forestière. J'avais beaucoup lu de commentaires, sur des blogs de voyageurs, à propos du mauvais état des routes. Mais ces expériences doivent remonter à un certain temps déjà, car pour ma part je pédale le nez en l'air sans craindre de nids de poule ni pester contre un revêtement pas assez roulant, contrairement à mes débuts en Espagne où il me fallait faire plus d'effort physiques pour avancer au même rythme. Il est vrai que je ne suis pas pressée du tout, ce qui me laisse toute lattitude pour apprécier les moindres petits détails de ce parcours et savourer mon bonheur d'être en route pour traverser la Lettonie.

Le chemin de fer passe sous la nationale. Chouette, cela me donne l'occasion de grimper sur un pont qui enjambe les rails, et d'avoir de la-haut ces vues que j'adore : une grande perspective sur la voie qui part en ligne droite à travers la forêt, de part et d'autre du pont, qui donne une sensation d'infini. Entre des bouquets d'arbres, des maisons apparaissent parfois. Je remarque ce que je crois être des sortes de réserves, peut-être pour la nourriture séchée, ou pour le bois, ou peut-être encore pour autre chose : un genre de construction en pierres, soudées entre elles par un mélange de terre et de foin, disparait sous une grosse motte de terre recouverte de paille. J'irais bien voir ce qu'il y a à l'intérieur, mais c'est un peu chez les gens... Je poursuis donc ma route, pour constater le retour des grandes flaques d'eau dans lesquels baignent les racines des arbres sur le bord du chemin. Revoilà les marécages. Plus précisément, j'entre dans le périmètre de la grande réserve de Teici, qui s'étend sur une surace d'environ 200 kilomètres carrés vers le nord. Je lirai plus tard que Teici est la plus grande tourbière protégée de la Baltique. Alors que la vision se dégage devant moi, tous les arbres atteignant la même hauteur et donnant l'impression d'être au milieu d'une immense forêt qui n'a pas de fin, un mirador se dresse sur ma gauche, s'élevant à une trentaine de mètres au-dessus de la réserve. Je tourne sur la gauche et roule jusqu'au pied du mirador. Un panneau me révèle donc que je suis dans la réserve de Teici. Ici, les élans, chouettes, grues, sangliers, papillons, serpents et insectes en tout genre vivent paisiblement, protégés. Deux voitures sont garées. Un couple pique-nique sur une table en bois un peu plus loin. J'entends des voix là-haut : une famille est en train de descendre du mirador. Je laisse le vélo au pied de la structure et entame la montée des paliers pour arriver sur le toit de la tourbière. Là-haut, la vue est magnifique ! C'est très impressionnant, car si à droite de la route (côté sud, donc), une forêt s'allonge, uniforme, à perte de vue, à gauche c'est un décor plus ras, de touts petits arbres les pieds dans l'eau, qui recouvre la superficie de la réserve visible de cette hauteur. L'endroit accueille le plus grand rassemblement de pré-migration de grues, paraît-il. De mon point de vue, je n'en vois pas le bec d'une. Mais cette immensité verte et humide est vraiment un régal pour les yeux. 

C'est fou parce qu'on ne devine pas cette étendue depuis la route, car une barrière de pins regroupés aux pieds d'un lac masque la tourbière. Je redescends et m'approche des bords du marécage pour prendre des photos, enchantée par les couleurs. Et puis étant donné l'heure déjà avancée de la matinée et la chaleur agréable du soleil, je décide de croquer moi aussi dans un morceau de pain et de fromage que je retire de ma sacoche avant-droite. Les deux voitures sont parties, c'est le moment de savourer un instant de calme et de paix avec la sensation que ce paysage magnifique n'est là que pour moi. 

Après mon pique-nique, je reprends la route qui part tout droit ou presque jusqu'à Varaklani avant de faire un coude sur la droite pour entamer sa descente vers Rezekne. Consciente que 50 kilomètres sont vite faits sur ce type de route sans difficulté, je pédale vraiment tranquillement en réfléchissant à mon programme de l'après-midi.

Comme lors de ma balade dans le nord le long de la Baltique, je vais pouvoir me trouver mon point de chute pour la nuit avec beaucoup d'anticipation, et profiter de la fin de journée à ma guise. Arrivée à l'embranchement où la E22 fait un virage à droite à près de 90 degrés, alors que je songe à ma préférence entre écrire dans mon carnet ou bien lire avec ma liseuse au bord d'un lac ou à la lisière d'un bosquet, un panneau de signalisation routière éveille mon attention. Vilani est annoncé à 13 kilomètres, Rezekne à 40, et.... Maskava à 710 kms ! Maskava ? C'est la première fois que je vois annoncée Moscou, pour de vrai, sur une vraie route, avec un vrai panneau ! J'en danserais d'émotion ! Pourtant rien de surprenant, je suis bien sur la E22 qui mène en ligne droite à Moscou. A vrai dire elle ne mène, d'ailleurs, qu'à Moscou, du moins en termes de villes importantes. Car toutes les autres villes qu'elle va traverser sont vraiment de taille très moyenne. C'est tout de même assez étrange comme idée. Quand on vit en France, difficile de se représenter une zone aussi étendue couverte uniquement de toutes petites bourgades, et surtout d'immenses forêts, lacs, et marécages. En partant de Jekabpils jusqu'à Moscou, c'est comme si je roulais de Paris à Marseille en sachant que je ne vais rien trouver d'autre sur ma route que des petits villages et un désert de nature surtout habitée par les animaux.  Un peu comme au Mexique ou aux Etats-Unis ces immenses déserts sans rien à l'horizon pendant des centaines de kilomètres. Je me demande bien à quoi ressemble la vie des personnes qui habitent dans ces fermes et maisons forestières qi apparaissent de loin en loin. Bon pour l'instant je ne me sens tout de mêm epas dans un désert de forêt, les habitations et les exploitations agricoles sont encore régulièrement implantées le long de la route. 

N'empêche, voir Moscou indiquée pour la première fois me galvanise : c'est bien vrai, je roule vers Moscou ! La vie est belle... En approchant de Rezekne l'activité agricole s'intensifie un peu. Tous les champs sont en travaux et je peux admirer à loisir les scènes de labour. J'avance tellement vite que je décide de m'arrêter au bord d'un petit lac pour faire une pause lecture au soleil. Aucune urgence à dépasser Rezekne aujourd'hui, à ce rythme-là j'ai largement le temps d'atteindre la frontière après-demain sans angoisse. C'est tellement bon de prendre son temps ! Et puis après la vie citadine j'apprécie vraiment de retrouver ma solitude en nature, attentive aux parfums de la terre et de la forêt, aux mouvements des oiseaux dans les arbres, à la caresse du soleil sur ma peau, aux sons des machines agricoles qui travaillent au loin. Je m'installe donc avec ma liseuse sur les genoux face au lac et m'évade avec La Pierre de Lune. Je suis distraite de temps en temps par les bruits de la nature ou l'envie de fermer les yeux pour lever le nez vers le soleil et savourer tout simplement la sérénité de ce moment. Mais c'est agréable également de quitter la Lettonie en pensées pour partir quelques instants, par l'imagination, dans un autre univers. D'ailleurs mon imagination travaille. Je serai bientôt de retour, et je suis curieuse de savoir si dans la dynamique de ce voyage mon deuxième rêve va lui aussi trouver la voie de sa réalisation. Si la vie était bien faite, en rentrant je bouclerais le blog et me lancer dans la foulée dans la rédaction de ce projet de roman que j'ai en tête depuis toujours. Si je n'écris pas ce blog dans l'idée a priori de publier un livre sur ce voyage, je sais que pour mon propre plaisir, pour un futur proche et pour mes vieux jours, j'aurai envie de réécrire ce récit. Maman m'avance beaucoup le travail en corrigeant sur son document word toutes les fautes d'orthographe et de frappe que je laisse passer. Mais je ne doute pas non plus qu'à la relecture je vais trouver certaines tournures de phrases insupportables et que je ne résisterai pas au besoin de réécrire certains passages. Par contre au fond de moi j'ai la conviction que mon rêve d'écriture ne s'arrête pas là. Ce sera mon prochain objectif, aller au bout de ce second rêve, tenter de faire émerger cette histoire que j'aimerais raconter. 

Mon esprit quitte la Pierre de Lune pour se lancer sur la piste de ces personnages qui font partie de moi depuis longtemps et dont j'aimerais un jour connaître le destin. 

Trêve de rêverie, il est temps de me remettre en selle, sous peine de me couper l'élan que je sens encore dans mes jambes. La journée décline lentement, je vais pédaler encore un peu et chercher tranquillement un endroit pour planter la tente. Quand je vois la facilité avec laquelle j'avale les kilomètres, je m'accuse un peu de fainéantise, tout de même : j'aurais largement pu faire ces 300 foutus kilomètres entre Riga et Zilupe en vélo, sans courir, sur les trois jours que j'avais devant moi pour parvenir à la frontière. Qu'est-ce qui m'a pris d'avoir envie de prendre mon temps ? Bon ce n'est bien sûr pas désagréable, au contraire, mais tout de même ce trajet était largement à ma portée. Je sais que c'est le stress qui a dicté mon choix. Mais je me rends compte que c'était bien ridicule.

Vers 17h je décide de m'arrêter. pour aujourd'hui. Ceci dit, je vais encore faire un mauvais choix. Je me suis mis en tête de ne pas dépasser Rezekne. Mais à l'approche de cette petite ville, la présence humaine se fait de plus en plus sentir. De petits chemins s'écartent de la route ici et là pour contourner les champs ou disparaître derrière un bosquet, mais l'inspection d'usage se révèle à chaque fois décourageante. Trop à découvert, trop humide, pas assez éloigné de la route, sol trop dur, maison trop proche.., Rien ne fait l'affaire. A l'entrée d'un petit village, je m'arrête devant une épicerie ouverte. J'achète une canette d'orangina et m'asseois sur les marches qui monte vers l'entrée du magasin. Bon. Il ne reste que cinq kilomètres pour atteindre Rezekne. C'est idiot mais je suis butée sur le fait de ne pas dépasser cette ville aujourd'hui. Il est donc impératif que je plante la tente avant. Le soleil descend doucement vers la cime des arbres, mais le ciel est encore très clair à cette heure-ci. Je consulte mon GPS sur mon nouveau téléphone. A priori le paysage ne devrait pas changer avant une bonne dizaine de kilomètres. La zone est couverte d'habitations et de champs. Il n'est pas question que je pédale encore une heure pour trouver la forêt plus dense. Tant pis, je vais bien finir par trouver un coin à l'abri des regards. Je jette ma canette et remonte en selle. Je viens de dépasser le petit village quand j'aperçois un chemin de terre qui fait rapidement un virage  à 90 degrés sur la gauche pour contourner les arbres qui longent la forêt. Je traverse la route et m'y engage pour aller voir ce qu'il y a par ici. Je ne sais pas trop à quoi sert ce chemin, car il s'arrête deux cent mètres plus loin au vord d'un champ boueux. La route n'est probablement qu'à une vingtaine de mètres derrière les arbres. C'est vraiment peu, mais en même temps personne ne peut me voir. A moins que quelqu'un ne s'engage comme moi sur ce chemin depuis la route, je ne vois pas qui pourrait venir me déranger ici. Et pourquoi viendrait-on par là, d'ailleurs ? 

Je vérifie à nouveau mon GPS. Pas de doute, Rezekne est à une poignée de virages d'ici. Je mets pied à terre, et remarque des déchets qui jonchent le sol sur la gauche. Une bouteille de plastique vide, sans étiquette, une boîte de conserve ouverte, des papiers, un bout de tissu déchiré. Ah, donc il y a des gens qui passent par là de temps en temps. Du moins qui sont passés un jour, il y a longtemps. Mais franchement, la probabilité pour que ça se produise justement entre ce soir et demain matin me paraît infime. Je défais mes tendeurs avec la conscience de n'avoir vraiment pas choisi le coin le plus charmant qui soit. Mais sans grande inquiétude sur ma sécurité. J'entends régulièrement des voitures passer sur la route, mais le trafic est loin d'être intense ici, et il va diminuer avec la nuit tombante. Allez hop, j'installe mon bivouac sans plus de questions. Je me dépêche de faire disparaître mes sacoches dans la tente, que je tourne face au champs. Si quelqu'un arrive, je ne pourrai pas le voir depuis l'intérieur de ma tente, mais je préfère avoir vue sur le champs plutôt que sur la remontée vers la route. 

Il est tôt mais je fais chauffer une soupe près du champs dès que ma tente est rangée. Je ne tiens pas à traîner dehors, j'ai beau être cachée par les arbre, j'ai tout de même la sensation de pouvoir être découverte à tout moment. 

J'examine les traces du passage d'une machine agricole qui arrive de la route jusqu'au bord du champs. La terre est sèche, le dernier passage doit remonter à quelques jours. J'ai posé la tente suffisamment sur le côté pour laisser le passage libre au cas où un tracteur se pointerait demain matin. 

J'arrive à trouver un certain charme au paysage en mavalant ma soupe. Pourtant le champs est envahi par les mauvaises herbes. Ah non ce n'est pas le plus bel endroit où jaurais campé pendant ce voyage ! Mais j'y suis bien quand même, je vais pouvoir dormir, c'est l'essentiel. Une fois mon repas terminé, je nettoie mes casseroles et range mon matériel, puis je me glisse sous ma tente et me plonge dans la lecture. La nuit tombe doucement, Je ne serai pas du tout dérangée et j'entends de moins en moins les voitures. La lecture sur l'écran de la liseuse finit par me fatiguer les yeux et je m'endors très tôt, alors qu'il ne fait pas encore nuit noire.  

Au petit matin, je ne suis pas forcément hyper reposée. J'ai l'impression que mon matelas commence à fatiguer, il est beaucoup moins gonflé qu'il ne devrait l'être. Il perd de l'air.Je sens que mes dernières nuits du voyage vont être moins confortables que les premières, heureusement que j'arrive sur le terme de ce périple. Bien au chaud dans le pull en laine de papa, j'apprécie par contre de ne plus être congelée sous la tente pendant la nuit. Pendant que je m'habille, j'entends tout à coup des pas sur les feuilles mortes qui recouvrent le sol derrière ma tente. A une quinzaine de mètres, peut-être. Sur le qui-vive, je m'immobilise et écoute attentivement. Le bruit s'arrête, puis reprend quelques secondes plus tard. Décidant qu'il n'y a aucune raison d'être inquiète, j'ouvre ma tente et sors pour jeter un oeil. Je découvre alors un gros chien noir, un peu plus loin, qui me tourne le dos. Absolument pas intéressé par moi, il fouille les feuilles et trottine vers la route. Je regarde tout autour de moi. Pas d'être humain à l'horizon, a priori ce chien doit appartenir à l'une des maisons du village, peut-être au propriétaire de l'épicerie d'hier. Quoi qu'il en soit, l'animal se fiche bien de ma présence et c'est tant mieux. Je retourne sous la tente et finis de me préparer. Je ne chauffe pas de café, j'en prendrai un à Rezekne. Mon paquetage est vite prêt et je pousse bientôt le vélo sur la route. Et voilà, le premier jour et la première nuit de voyage sont derrière moi, demain je serai à la frontière. Il fait gris ce matin, l'air est plus frais et je pédale chaudement couverte. 

Comme je le prévoyais hier soir en regardant mon GPS, très vite les arbres disparaissent du bord de la route et laissent la place à d'immenses champs et prairies occupées par des fermes de bois. Il m'aurait vraiment été difficile de camper plus loin, du moins jusqu'à Rezekne. Jusqu'à la ville, je ne crois que des maisons en bois. Avec ce ciel gris tristoune, le paysage est teinté d'un charme champêtre et vieillot. Le chemin de fer rejoint la route avant d'entrer dans la ville. Les rails longent de petits cabanons et les jardins des habitations. C'est fou comme toutes les maisons ont l'air de guingois. Les toits s'affaissent par endroit, les portes pendent sur le côté, les porches sont soutenus par des tuteurs, des outils trainent à même la terre, des tuiles manquent aux toitures. Les jardins comportent des parcelles entretenues et des friches laissées à l'abandon et sur lesquelles sont sockés outils, machines, tas de bois ou de pierres. 

Rezekne est en vue. Au détour d'un virage, sur un bout de route qui monte un peu, j'aperçois des immeubles de béton gris derrière les dernières maisons de bois qui annoncent l'entrée de la ville.

Certaines maisons arborent un drapeau letton. Je n'avais pas trop vu ça jusqu'ici. C'est étonnant comme à cent mètres de la ville la route est encore très peu entretenue. Il n'y a pas de trottoir, le bas-côté empiète sur les propriétés, dès qu'on passe la dernière habitation on est en pleine campagne. C'est fou, également, comme les bâtiments sont décidément très moches, dans ces pays. Impossible de trouver un immeuble qui soit un peu designe, ou juste propre et récent. On dirait que les architectes les plus déprimés ont été chargés de construire dans cette région du monde les cages à poules les plus glauques, et que depuis leur construction aucun entretien n'a été jugé nécessaire. Les murs sont moches, abimés, la peinture écaillée, les portes et l'armature des balcon rouillés, les fenêtres toutes petites, les couleurs passées depuis longtemps.  Les maisons en bois aussi ne sont pas entretenues, mais la matière et les frises sculptées autour des fenêtre et des portes rendent la décrépitude malgré tout plus chaleureuse et pittoresque que le béton vieilli sans âme. Le ciel commence à se dégager, de grandes tâches bleues apparaissent au milieu des nuages. Je descends vers le centre ville, décidée à me trouver un petit café sympa pour y boire une boisson chaude qui remplira mon ventre vide. En poursuivant sur la nationale, je finis par tomber sur le coeur de ville, tristement constitué d'immeubles plus moches les uns que les autres mais bordés d'allées plantées d'arbres qui rehaussent un peu le standing général. Pourtant je découvre bientôt un rond-point avenant, entouré d'églises et de bâtiments renovés qui bénéficient en plus d'un rayon de soleil à ce moment-là. Une statue trône en son centre, Une femme brandit une croix vers le ciel, une autre femme et un homme agenouillés à ses pieds semblent trouver consolation et espérance auprès d'elle. Un supermarché est ouvert à l'angle de la nationale et d'une rue qui remonte vers le nord. Je laisse le vélo devant la vitrine le temps d'aller chercher un pain aux céréales et un café à emporter. Puisque le soleil daigne pointer le bout de son nez en cette fraîche matinée, je vais m'asseoir sur un banc en face de la statue pour grignoter un bout de pain et savourer mon café. A côté du banc, une autre statue me tient compagnie : celle d'un homme qui lit un livre, debout, sa sacoche factuce posée sur le bout du banc. A quelques mètres derrière moi se trouve le musée de l'histoire et de la culture du Latgale. J'apprendrai plus tard que le Latgale est une région de Lettonie, et les latgaliens ses habitants, majoritairement catholiques du fait de l'ancienne appartenance de la région au territoire de la Pologne. De même, ça ne m'a pas sauté aux yeux en arrivant mais je lirai aussi que Rezekne est construite sur sept collines. Une caractéristique commune à bien des villes, décidemment... Il est vrai que je suis arrivée par une de ses collines, et qu'il me faudra en grimper une autre pour quitter la ville. Les cloches de l'église catholique Notre Dame des Douleurs sonnent la fin de la messe, et peu à peu des personnes âgées en sortent, revêtus de manteaux et bonnets à la mode des années 60. Une petite mamie porte un ensemble manteau-jupe assortis, taillé dans le même tissu gris rayé de blanc qui ressemble à une tenue de camp de concentration... Elle marche péniblement, tenant d'une main son petit sac serré contre son corps, s'appuyant de l'autre main sur une béquille. Il lui faudra un certain temps pour traverser la rue et s'éloigner seule de l'église. 

Je me régale toujours autant du pain aux céréales. Ca fait bien longtemps que je n'avais pas apprécié de manger du bon pain. Ce n'est pas encore la bonne vieille baguette de chez nous, mais celui-ci me satisfait amplement. Rassasiée, je remonte sur mon vélo et continue à descendre l'avenue jusqu'au pont qui enjambe le fleuve Rezneke. Un clocher dépasse, sur la gauche, au-dessus des toits. Je freine et tourne à gauche pour remonter la rue perpendiculaire qui rejoint l'église cachée là-haut. C'est fou comme à peine je quitte les axes centraux de la ville, les immeubles laissent tout de suite la place aux maisons de bois. Me voilà dans une autre ambiance, au coeur de la ville avec la sensation d'être dans un village de campagne. La petite église trône au milieu d'une place entourée par des arbres. Des piliers blancs supportent ses jolies petites arcades, sur la façade frontale. La porte d'une maison de bois aux lattes jaunes s'ouvre pour laisser sortir une vieille dame qui tient à la main un bouquet de jonquilles. Sa jupe de laine à damiers marrons dépasse d'un manteau noir plutôt classe. La petite dame traverse la place et fait le tour de l'église pour entrer par une porte à l'arrière. Je suppose qu'elle va laisser son bouquet au pied d'une statue ou d'une icône. Je fais le tour de la place, admirant le charme des petites maisons aux couleurs abimées par le temps, puis rejoins l'avenue que j'ai quitté quelques minutes plus tôt. La route descend jusqu'au bord du fleuve. 

Je passe devant une sorte de terrain vague sur lesquels subsistent les restes d'une forteresse. De l'autre côté du pont, sur une coline, j'aperçois des ruines mieux conservées et, encore plus loin sur la route qui remonte vers l'est de la ville, une grande église de briques rouges. Je pédale jusqu'aux ruines et laisse le vélo attaché aux pieds de l'escaler de pierres qui monte jusqu'àux restes du château latgale détruit par les croisés allemands de l'ordre de Livonie. Une vingtaine de marches plus haut, je contemple la vue depuis ce monticule qui recouvre les anciennes salles du château. Ces ruines sont vraiment mises en valeur, au bord du fleuve, dans le creux d'une vallée découpée par les deux collines qui l'entourent. Aux pieds du château, côté est, les petites maisons s'alignent les unes contre les autres, laissant juste la place à de petites ruelles de terre pour s'infiltrer entre les habitations. Là-bas en face, derrière les arbres aux branches encore nues, la cathédrale du Sacré coeur apparaît encore plus grande que tout à l'heure. Il ne reste franchement pas grand-chose du château à part quelques tas de cailloux et des bouts de murs, mais le site est agréable, on est bien là-haut avec cette vue d'ensemble, dominante, sur le village alentours et les deux collines environnantes. Je prends des photos. Apparemment les gens aiment venir pique-niquer ici, des déchets trainent un peu partout, canettes vides, sacs de chips déchirés, mégots. Dommage, ça gache le paysage...

De retour en bas, je reprends la route et mon élan pour avaler la longue pente qui conduit à la cathédrale. Parvenue en haut, je repère la signalisation qui indique la direction de Ludza, la prochaine petite ville étape avant Zilupe. Mais avant de m'aventurer par ici, je veux aller voir la cathédrale de plus près. Elle est belle avec ses clochers pointus gris, et assez imposante, de près. Alors que j'approche le vélo de la porte d'entrée, j'entends une litanie qui sort d'un haut-parleur. Il y a un service à l'intérieur. J'hésite, puis pousse la porte. Le coeur est clair. J'arrive par l'arrière de la cathédrale, tous les paroissiens me tournent le dos et je ne vois que des manteaux et des bonnets de laine - ah mince j'ai oublié qu'il est d'usage de se couvrir la tête en entrant dans une église, du moins pour les femmes. D'ailleurs je constate que l'église est remplie aux trois-quart de femmes. Rares sont les hommes dans les rangées de bancs en bois brun. L'assemblée chante face à l'autel à côté duquel est dressé un étendard blanc et doré. La décoration des murs blancs est très light. Très peu de tableaux. Les fenêtres laissent largement entrer la lumière. Je reste quelques minutes pour écouter un peu la liturgie, puis je sors pour retrouver la lumière du jour. Je traverse la rue et achète un coca dans l'épicerie d'en face. Je bois quelques gorgées et fixe la bouteille sur le porte-bagage, et remonte sur le vélo pour prendre la direction de Ludza. La route redescend le versant est de la colline sur laquelle est batie la cathédrale, avant de remonter à nouveau pour franchir une nouvelle colline. Je me laisse glisser jusqu'en bas puis pédale hardiment pour remonter. 

La route est bordée de petites maisons individuelles entourées de jardins. Parfois un chien létargique lève le nez du sol sur lequel il repose. Je laisse les chiens plutôt indifférents, ici, et c'est tant mieux. C'est rare de voir les chiens garder leur calme face à un cycliste, et je me rends compte qu'en Lettonie les canidés sont très civils. Arrivée presqu'en haut de la pente, je découvre un autre type de locataire dans un jardin : un énorme dindon noir au bec rouge et à la tête granuleuse bleue. L'animal me fixe d'un oeil noir, protégeant sa famille qui picore derrière lui. Je prends une photo de famille avant de poursuivre ma route. Le faux plat qui succède à la pente marque la limite de la ville : me revoilà en pleine campagne ! Plus une maison à l'horizon devant moi, à part une dernière petite cabane en bois. Les champs et la forêt reprennent leurs droits. Je m'élance gaiment en direction de Ludza, que je devrais atteindre très rapidement puisqu'il ne me reste que quinze kilomètres à parcourir... Je prévois d'y pique-niquer ce midi. Car après Ludza, seuls vingt kilomètres me sépareront de la frontière. 

J'ai repéré sur mon GPS un lac et un camping à un peu plus de dix kilomètres de Ludza en direction de Zilupe. Ce sera mon point de chute pour aujourd'hui. Des tâches de couleur au pied d'une maison bâtie au bord d'un champ attire mon attention. A bien y regarder, ce sont des ruches. Je ne sais pas s'il y a un code couleur qui permet de distinguer certaines races d'abeilles entre elles. Mais ça change, en tout cas, de voir des ruches colorées ! Tandis que je roule allègrement, le ciel se couvre à nouveau. Lentement mais sûrement, le gris s'installe au-dessus des prairies et de la forêt. L'air se rafraîchit, je remonte le col de ma veste. Perdue dans mes rêveries, j'avale les kilomètres sans y penser. Il n'y a quasiment pas de village entre Rezekne et Ludza, rien n'interrompt la monotonie du décor champêtre qui m'entoure de tous côtés. Mes yeux sont toujours braqués sur le point le plus éloigné de la route, là-bas au loin, toujours dans l'attente de voir ce qu'il y a derrière la prochaine courbe ou au bout des interminables lignes droites, Mais ils sont comme sur pilotage automatique : je vois sans imprimer les images, j'ai l'esprit ailleurs. Ca arrive assez souvent quand on marche ou que l'on pédale longtemps sur un terrain qui ne demande pas d'effort particulier. Je suis même assez forte à ce jeu-là. J'ai développé depuis mon plus jeune âge le don de "deviner" le chemin plutôt que de le voir clairement. Que ce soit pour aller à l'école, à l'entraînement, à n'importe quel rendez-vous, les livres m'ont toujours accompagnée partout, surtout pendant toute ma scolarité mais également à l'université ou encore plus tard pour me rendre au travail. Incapable de lâcher deux secondes une histoire et un univers dans lequel je me transpose toujours avec passion, je marche forcément le nez dans mon bouquin. Dans la rue comme sur le quai du métro. Je lis vraiment. Mon esprit est concentré sur le récit, et pourtant je contourne autant de fois qu'il le faut les obstacles qui se dressent devant moi, j'anticipe les déviations pour éviter de me cogner dans les passants qui croisent ma route, je dirige automatiquement mes pas dans la bonne direction et lève le pied à temps pour ne pas trébucher sur le trottoir. Il m'arrive régulièrement de me rendre compte que je n'ai pas du tout fait attention à ce qu'il y avait sur ma route... mais pourtant une partie de mon cerveau était bien en mode veille, puisque j'ai tourné automatiquement au bon endroit et tourné légèrement ici et là pour ne pas me prendre le poteau de plein fouet... Façon chauve souris, mon corps doit envoyer à mon insu des signaux qui rebondissent comme des balles sur les obstacles et reviennent en boomerang indiquer à mes pieds le degré de rotation à effectuer pour éviter l'impact. Fascinant, tout de même... Bien pratique, en tout cas, quand on adore lire en marchant ou que l'on a besoin de donner à son imagination toute latitude pour s'envoler vers d'autres cieux. 

Ce jour-là, je parcours donc en pilotage automatique les kilomètres de campagnes qui séparent Rezekne et Ludza. La traversée d'un passage à niveau peu avant Tutani m'arrache à mes rêveries. Les voies ferrées et les petits passages à niveau au milieu de rien ont ce pouvoir sur moi : ils me fascinent, m'arrachent toujours un sourire inexpliquable. Enfin non c'est faux, je crois savoir ce qui m'enchante à la vue des voies ferrées qui surgissent de nulle part comme celle-ci. C'est tout simplement une métaphore du voyage. D'un côté comme de l'autre de ces rails se trouvent des destinations inconnues. Ici sous mes yeux se concrétise une route qui mène vers un ailleurs à découvrir. 

Enfin tout de même le plaisir immense que j'éprouve à regarder filer ces rails au loin a quelque chose d'irrationnel, il faut bien l'admettre. Mais c'est comme ça. Les gares et les voies ferrées excitent mon imagination et attise ma passion du voyage, du déplacement. Ah l'apaisement, la félicité absolue que ressent mon coeur dès que le train dans lequel je monte sursaute au moment de se mettre en branle après la fermeture des portes.... Le bonheur absolu de voir défiler les images par la fenêtre, de me sentir "en route". Il y a des petits plaisirs qui échappent vraiment à toute explication cartésienne ! Cette traversée du passage à niveau à l'approche de Tutani m'en prochure un, en cette fin de matinée !

 

Après Tutani, j'entre dans Ludza à peine 5 kilomètres plus loin, dans une atmosphère endormie apesantie par les nuages menaçants qui s'accumulent au-dessus des toits. L'avenue par laquelle je m'élance vers le coeur de la ville est étrangement aménagée.

En premier plan, le long de la route, des maisons individuelles en bois ou pierres blanches et entourées de jardins s'alignent sagement et proprement, ornées pour la plupart de drapeaux lettons. Mais en arrière-plan, juste derrière cette première rangée de mignonnes petites maisons typiques, de non moins typiques horribles batiments austères se dressent pour gâcher la vue et empêcher le visiteur de s'enthousiasmer à l'idée de découvrir une belle ville lettone de caractère au milieu de cette campagne monotone. L'effet global est assez particulier... Comme la configuration est la même de part et d'autre de l'avenue, on ne peut même pas se réjouir pour les occupants des hideux bâtiments de la vue dont ils pourraient bénéficier sur les pavillons de bois. Non, vraiment, on dirait que les bâtisseurs de la ville ont hésité et n'ont finalement pas tranché entre un aménagement résidentiel dans la continuité du paysage rupestre par lequel on arrive, et la construction d'un centre ville bétonné et concentrant les masses autour des services élémentaires. Plus j'avance et plus la vision est déroutante. Certaines maisons sont entourées de véritables potagers et d'enclos pour des poules ou des moutons. Les grillages s'arrêtent aux pieds des immeubles délabrés. Je me demande si les propriétaires de ces petits jardins vendent leur production à leurs voisins enfermés dans les barres cimentées. 

J'aperçois un panneau qui ressemble à une indication touristique. Une église, probablement. Je consulte mon GPS. Une petite église est signalée en effet, au bord de l'immense lac Lielais Ludzas. Je remonte Latgales iela en direction de l'église. Plus j'avance vers le monument et le coeur de la ville, plus les moches HLM disparaissent pour ne laisser la place qu'aux très jolies maisons de bois qui régalent mes yeux. Je suis impressionnée par le nombre de drapeaux qui flottent accrochés aux façades des propriétés. Je ne sais pas si la position de Ludza au bord du lac fait de cette petite ville une station touristique pour les lettons, mais je trouve aux demeurres du centre ville un aspect plutôt cossu. Moins miséreux que ce que j'ai pu voir auparavant. Par-dessus les toits des maisons et à travers les branches bourgeonnantes des arbres plantés dans les rues, j'entrevois les coupoles bleues de la cathédrale de la Vierge Marie. De loin, le rendu est magnifique. Le bleu clair semble vraiment joli et finalement le gris du ciel met la couleur en valeur ! Je tourne sur la droite en pensant raccourcie mon chemin pour atteindre la cathédrale. Je me trompe et tombe sur une autre longue avenue dans laquelle les immeubles moches réapparaissent, mais pas seulement. Un grand parc me tend les bras. De belles allées bien dessinées, une statue trônant sur la place centrale, et des promenades filant au gré des colinettes qui descendent vers le bord du lac.  Je m'approche de la statue et tire la béquille du vélo pour sortir mon pique-nique. Alors que je m'asseois sur le banc qui fait face à la statue, je m'aperçois qu'une plaque - écrite en letton donc à laquelle je ne comprends rien - raconte quelque chose aux pieds de la statue représentant une femme à la mine sombre tenant dans ses mains une sorte de gerbe de blé. De part et d'autre de la plaque, le marteau et la fauscille encadrent le texte. Une étoile surmonte l'ensemble; Le régime soviétique se manifeste sous mes yeux pendant que je croque dans un morceau de pain aux céréales, sur cette petite place tristoune et bucolique de Ludza. 

Tandis que je dévisage ce qui doit être une allégorie de la mère patrie, deux petites mamies arrivent à pas mesurés, mains croisées dans le dos de leurs manteaux épais, fichus fleuris sur la tête, Elles s'arrêtent une minute pour échanger quelques paroles en se tournant l'une vers l'autre, penchées comme des comploteuses. Puis l'une d'elle continue sa marche jusqu'au banc le plus proche, tandis que l'autre prend le temps de se recueillir un instant devant la statue. Puis elle rejoint son amie. 

Qu'est-ce que peuvent bien se raconter ces deux vieilles femmes dont la chevelure blanche comme la neige semble bien coiffée sous leurs fichus ? Pendant tout le temps de mon déjeuner, elles disctutent à voix basse, laissant passer de longs moments silencieux et contemplatifs. 

Une fois mon sandwitch avalé, je me lève et pousse le vélo sur le sable d'une allée qui descend vers le centre du parc. Je fais un petit tour sous les arbres, hésitant à m'approcher du bord du lac. Finalement l'envie d'un café me pousse à remonter pour chercher un bar sur l'avenue Latgales iela.

En roulant à nouveau au milieu des petites maisons rustiques et colorées pleines de charme, un coup d'oeil vers le ciel me fait prendre conscience que la pluie menace et ne devrait pas tarder.  C'est le bon moment pour me poser au chaud quelque part. Je m'émerveille de la beauté des maisons, lorsque les coupoles bleues de la cathédrale me sautent à la figure, se dressant soudain devant moi alors que je tombe presque par hasard sur le rond-point pavé devant lequel elle se tient. Alors que les nuages tirent maintenant sur le gris-noir, la pierre blanche et la toiture et les ornements bleus se détachent magnifiquement sur les pavés roses, au centre d'une place entourée d'habitations aux couleurs pastels. Je suis aux anges, Voilà encore un de ces moments pendant lesquels je me sens privilégiée. Il fait moche, je suis dans le fin fond de la rase campagne lettone, tout semble fonctionner au ralenti dans les rues désertes de cette dernière petite ville avant la frontière, mais l'atmosphère me charme et la beauté romantique du décor me glonfle de plaisir.  Je fais le tour du rond-point en vélo pour savourer la vue avant de prendre des photos. En arrière-plan, un peu en retrait sur la gauche de l'église, l'enseigne d'un Kafejnica (café) se détache en grosses lettres jaunes sur la façade rose d'une maison. Je roule jusqu'à la porte vitrée et décroche ma sacoche guidon pour entrer dans le bar. 

Comme je pouvais m'y attendre étant donné la modernité de la façade neutre, l'intérieur est très impersonnel et beaucoup moins typique et rupestre que le décor extérieur de la ville. Lino beige au sol, grande salle au trois quart vide, présentoir vitré sans fantaisie, les napperons brodés recouvrant les tables en bois marron sont la seule touche un peu cosy du lieu. Deux jeunes femmes aux joues roses m'accueillent avec un sourire chaleureux. Je commande un café allongé, et sors le boire sur une des tables extérieures. J'ai récupéré le mot de passe pour la connexion wifi, et commence à consulter mes mails. Je n'ai pas encore bu la moitié de mon café quand une goutte, puis deux, puis trois viennent s'écraser sur l'écran de mon téléphone. Je jette un oeil à mon vélo. Il est à découvert, je pourrais le pousser un peu plus sous le toit du café. Je me lève, range mon vélo contre le mur et reviens prendre ma tasse de café pour me rapatrier à l'intérieur. Je choisis de m'asseoir à une table près d'une fenêtre et sors ma liseuse. J'enlève ma veste et ma polaire pour être sûre d'être au sec et au chaud en repartant. Un coup d'oeil dehors me permet de voir que l'abri du toit n'empêche pas mon vélo d'être mouillé. Je remonterai sur une selle trempée, j'aurai les fesses humides en reprenant la route, tant pis ! Je plonge le nez dans ma lecture et oublie Ludza pendant un long moment. 

Un couple de jeunes entrent un peu plus tard dans le bar et s'asseoit de l'autre côté de la salle. Ils commandent quelque chose. Quelques minutes plus tard, la salle embaume la soupe à l'oignon. Je relève la tête, alléchée par ce parfum tellement agréable par ce temps pluvieux. Un regard par la fenêtre me conforte dans l'idée que l'averse est au plus fort et que j'ai encore une bonne heure de pause devant moi. J'ai mangé mon sandwitch il y a peu, mais ce fumet me donne trop envie. Je commande à mon tour une soupe ! Et me régale, tout en poursuivant le récit d'une femme de chambre, dont le ton 19è siècle s'accorde bien à l'atmosphère de mon après-midi à Ludza...

Lorsque la pluie commence à s'atténuer, cela fait bien deux heures et demi que je suis tranquillement installée à ma table. Le ciel est toujours aussi uniformément gris. Je ne suis pas bien sûre qu'il serve à grand chose d'attendre l'arrêt total de la pluie, ça pourrait bien durer encore tout l'après-midi. Je dois me résoudre à repartir sous les gouttes ! C'est dommage, alors que j'étais si bien au sec et au chaud ici..

Pour me donner du courage je reprends un dernier expresso. Illusion de chaleur qui ne durera que deux minutes et demi une fois dehors dans l'air humide... et puis je remets sur moi la polaire, puis la veste, mes gants, je rabats la capuche et remercie les serveuses avant de pousser la porte du café. 

Je chasse autant que je peux avec mes gants l'eau qui recouvre ma selle. Heureusement que les sacoches sont bien étanches ! Si au moins la pluie pouvait s'arrêter au moment où je vais devoir planter la tente, ce serait déjà ça...

Allez c'est reparti sous la pluie. Je tourne le dos à la cathédrale sur deux cents mètres avant de prendre à gauche la P49 qui rejoint au sud de la ville la E22 qui je suis depuis Jekabpils. 35 kilomètres seulement me séparent de ZIlupe. Je vais parcourir cet après-midi environ les trois quarts du chemin pour camper près du lac de Nirza.

Alors que j'arrive au croisement de la 49, j'aperçois sur ma droite des ruines à environ deux ou trois cents mètres. Allez ça mérite bien un petit détour. Je tourne donc à droite pour aller voir les ruines d'un poste de garde en pierres rouges, sur une toute petite butte suffisamment haue pour avoir un point de vue imprenable sur l'immense lac Lielais Ludzas. On aperçoit la rive d'en face, recouverte de forêt. L'eau du lac a pris la couleur grise du ciel. Sa surface ondule sous l'impacte du milier de gouttes qui tombent des nuages. Je ne traîne pas trop sur place, si je ne bouge pas rapidement je vais me refroidir dans cette atmosphère humide. Demi tour, je roule sur la P49 sur un demi kilomètre avant de rattraper la E22 au niveau d'un rond-point. La pluie s'écrase mollement sur ma veste. Elle perd de sa force, je sens qu'elle va bientôt s'arrêter. La route est bien déserte par ce temps. Les voitures y sont rares. Je contourne autant que je peux les grandes flaques d'eau qui ont poussé entre l'asphalte et la terre des champs. Comme je l'avais repéré sur le GPS, je ne vais plus traverser de villes, et les deux ou trois villages indiqués dans les parages sont en retrait de la route. La forêt cède le terrain aux champs cultivés ou en friches, le paysage est doucement vallonné et plus dégagé qu'auparavant. J'ai l'impression de rouler dans un désert de campagne. Je constate avec plaisir que la mollesse de la pluie permet aux gouttes de glisser gentiment sur le tissu de mon pantalon, je devrais donc rester à peu près au sec et ne pas avoir à retirer des vêtements trop chargés d'humidité quand je retrouverai l'abri de ma tente. D'ailleurs petit à petit les gouttes se raréfient, la pluie cesse enfin. Je rabats ma capuche pour mieux profiter de la vue. 

Avant d'atteindre Nirza, je longe le grand lac de Pildas, puis les deux plus petits lacs Mazais Zurzu et Lielai Zurzu qui apparaissent par intermittence sur ma droite par-dessus les ondulations du terrain. Pas âme qui vive sur ce bout de route. Ni vaches, ni chevaux, ni moutons, ni ferme. Ca doit être une question de saison, car les prés doivent bien accueillir des habitants de temps en temps. Encore dix kilomètres et me voici en vue de Nidza. Je dois quitter la E22 pour entrer dans le village. Nous sommes vendredi, jour de semaine, et il est encore tôt (16h), pourtant le premier bâtiment que je longe, l'école, est vide. A cent mètres de l'école, la Poste est fermée également. Le village semble s'étendre le long de la route qui entame un grand virage vers la droite pour faire le tour du lac que j'aperçois à travers les arbres de ce qui ressemble à une aire de pique-nique et de détente, juste après le stade de foot et d'athlétisme dont la piste est à moitié mangée par les mauvaises herbes. Une immense flaque d'eau condamne l'accès au bac de sable, en bout de piste. Je passe les premières maisons de bois aux volets fermés, puis m'arrête à l'approche d'un carrefour avec une route qui remonte vers la nationale. Tout à l'air si clame, ici, est-ce que je n'irai pas voir sur l'aire de pique-nique si je peux planter ma tente suffisamment à l'abri des regards ? Tandis que je me pose la question, un bruit de pas me fait tourner la tête. Sur la gauche, un petit groupe de sept petites bonnes femmes rondes, couvertes de gros manteaux et de bonnets de laine pour la plupart, s'approchent lentement d'une grande croix orthodoxe blanche plantée dans le sol au bord de la route. Un  toit protège la croix, qui est entourée d'une barrière de bois peinte en vert. Le petit groupe stoppe sa marche devant ce qui semble être un mémorial. Les femmes prennent place autour de la croix, sur des bancs disposés de chaque côté. Le temps de sortir mon appareil photo, je les entends bientôt chanter une litanie à voix basse. Je suis à moins de cinquante mètres, je ne distingue pas les paroles mais la mélodie est doue et les timbres de voix aigus comme on peut s'imaginer les voix féminines slaves. Je m'approcherais bien pour les écouter, mais j'ai peur de les déranger ou de les gêner dans leur recueillement. Pourtant elles ne semblent pas m'avoir remarquée. avant de s'installer sur leurs bancs, et à présent elles ont les yeux fermés, la tête baissée, les mains jointes sur leurs genoux. Mais je préfère les laisser à leur commémoration et j'opère un demi tour pour retourner sur l'aire de détente qui borde le lac.

Il est encore tôt, pourtant le mauvais temps donne presque au ciel des couleurs de crépuscule au-dessus de l'eau immobile du lac. L'horizon commence à se teinter de rose, là-bas au dessus des forêts qui recouvrent l'autre versant du Nirzas ezers. J'approche le plus près possible de la rive. L'endroit me plaît beaucoup. Calme et dégagé, avec presque "toutes les commodités" puisqu'il y a une table de pique-nique sous les arbres. Est-ce un endroit où les habitants viennent se baigner aux beaux jours ? Si c'est le cas, ils rentrent se doucher chez eux, car je n'aperçois aucun sanitaire.

J'aimerais bien planter la  tente ici... Mais force est de constater que c'est un peu exposé à tous les regards. Pour l'instant personne n'est passé sur ce chemin et ne m'a repérée, mais je n'aime tout de même pas trop l'idée d'être à ce point à découvert. Et puis il y a un autre point négatif. La terre est tellement détrempée que les flaques d'eau qui ont poussé un peu partout dans les herbes hautes qui bordent le lac me font redouter les moustiques, tiques et autres bestioles peu sympathiques. 

Que faire ? Je laisse mon vélo et pars explorer les environs, cherchant derrière tel bosquet ou au bout de tel petit chemin longeant la rive, un endroit un peu plus au sec et plus à l'abri des regards. Peine perdue. Soit je patauge dans la boue, soit je tombe sur la poubelle à l'air libre du coin (décidément, partout les mêmes mauvaises habitudes...), soit je suis sous le nez des voitures ou passants qui pourraient venir se promener dans le coin. 

Bien. Je reprends le vélo et le pousse hors du sable et de la terre humide pour reprendre la route et remonter, à travers le village, la route qui monte un peu et tourne sur la droite pour suivre la courbe du lac. J'avance au milieu de la vingtaine de petites maisons qui constituent le village. Personne dehors. Par contre les animaux font leur apparition. Ici deux cochons dans un enclos ouvert, là quatre vaches qui ne se fatiguent même pas à lever le nez pour me regarder passer, ici encore un chien léthargiqueplus intéressé par le caquètement de ses poules que par le bruit de mes roues sur la terre caillouteuse qui passe devant sa maison. Les fagots de bois et les bottes de foin s'entassent dans les grands jardins qui courent autour des maisons. Autour du lac, le paysage prend du relief. Mon petit chemin de terre commence à grimper vers les champs, abandonnant les maisons groupées en bas autour de la poste, de l'église et de l'école. Je force un peu sur les pédales pour monter là-haut par un large sentier parsemé de gros cailloux qui me font tressauter toutes les deux secondes. Je croise une voiture qui descend. Ah, il y a donc des gens par ici... Pourtant cette route ne semble mener qu'aux champs et à la forêt qui court sur la partie haute. Une fois parvenue sur le plateau, j'aperçois une ou deux fermes un peu plus loin. Mais en m'approchant, je constate que la première a l'air abandonnée. Le bois des portes est complètement défoncé, la chaîne qui condamne l'entrée est visiblement rouillée depuis longtemps, un carreau est brisé. Le terrain tout autour est en friches. Depuis la route, on aperçoit le lac juste au-dessus de la cime des arbres qui l'encerclent. J'avance un peu. L'autre ferme est en contrebas, sur la droite. Celle-ci est habitée. Ce sont probablement les propriétaires des vaches qui paissent tranquillement dans le pré qui dévale la pente jusqu'à la forêt. Je poursuis mon exploration. Quelques centaines de mètres plus loin, je vois l'entrée d'un petit chemin qui entre dans une prairie bordée d'un bosquet d'arbres qui pourraient fournir un bon abri. Mais juste avant d'atteindre ce chemin je tombe sur une autre ferme. Par bonheur, elle semble tout aussi abandonnée que la première. Je descends donc de vélo et m'engage dans la prairie couverte d'herbes hautes qui se couchent facilement sous mes pas. Je m'approche du bosquet pour constater avec dépit qu'il baigne dans une marre d'eau noire peu appétissante et abritant certainement des insectes. C'est dommage, l'endroit me plaît. Je suis sur une hauteur à l'abri des regards, avec vue imprenable sur le lac, et a priori aucune chance d'être dérangée par qui que ce soit. J'hésite un peu, mais décide de rester là. Je planterai la tente à deux mètres de la marre. Pas trop le choix si je veux dormir à peu près sur terrain plat, car si je m'éloigne plus du bosquet je vais finir en boule au fond de la tente tellement le terrain devient pentu.  Le chemin par lequel je suis entrée dans cette prairie poursuit d'ailleurs sa course dans l'herbe jusqu'en bas de la colline. Visiblement, aucun véhicule n'est passé par là récemment, je peux donc supposer que la nuit et le réveil seront tranquilles.

Toute contente de m'être trouvé un petit coin bien à moi, je défais mes sacoches et range mes affaires le coeur léger.  Le bonheur tient à peu de chose. Plus le temps passe plus j'aime camper dans la nature. Dans ces moments-là, tout m'appartient. Je suis chez moi partout. Etablir domicile librement dans un espace qu'on a choisi, dans le calme et la sérénité, sans inquiétude ni souci logistique, avec le provilège de pouvoir disposer du paysage pour soi, sans rien pour venir perturber ses rêveries, c'est un luxe que j'apprécie de plus en plus. Je regrette presque d'avoir été trop frileuse au Maroc ou au Mexique pour planter la tente n'importe où comme je le fais depuis que j'ai remis le pied en Europe. Je comprends que j'étais alors encore trop peureuse, trop méfiante. Mais aujourd'hui ces craintes me paraissent ridicules. Avec un minimum de précautions, qu'y a-t-il à redouter, franchement ? Bien sûr personne n'est à l'abri d'un mauvais coup du sort, mais je suis certaine d'avoir été dominée par une appréhension sans fondement. Si j'y retourne, je n'hésiterai plus.

Mes regrets ne sont tout de même que superficiels, car le camping sauvage implique la solitude, et je suis bien contente d'avoir croisé toutes les personnes que j'ai croisées dans les différentes auberges de jeunesse et guest houses dans lesquelles je me suis arrêtée. Ces étapes-là, je ne les regrette pas du tout. Non, mes regrets sont plus l'expression de ma prise de conscience : il en aura fallu, du temps, pour que je cesse réellement d'avoir peur pour rien, de me laisser guider par les idées reçues sur la perversité des gens et les mauvaises intentions du premier venu.  

Ma tente est installée, le vélo attaché à un bouleau, les roues à moitié dans l'eau. Il ne me reste plus qu'à profiter de ma soirée en admirant le coucher de soleil sur le lac. Des canards doivent prendre leur bain au bord de la rive masquée par les arbres, je les entends caqueter bruyemment. Une voiture passe sur le chemin que j'ai emprunté pour venir, soulevant un nuage de poussière derrière elle. J'installe mon réchaud sur un lit de feuilles mortes encore humides, pour faire bouillir des pâtes. Il ne me manque qu'un banc sec pour pouvoir m'installer face au lac et délasser mes jambes. Tout est mouillé autour de moi, je ne peux pas m'asseoir sauf dans ma tente. J'ai planté ma maison avec l'ouverture en face du coucher de soleil : quand j'en aurais marre d'être debout, je pourrai savourer le spectacle à l'abri derrière ma moustiquaire. 

Je craque une allumette et ouvre la bouteille de gaz en tournant la molette. Le préchauffage démarre. Dans un souffle, une flamme jaune se déploie autour de l'allumeur. Les flammes dansent vaillamment pendant quelques secondes, avant de diminuer progressivement. Juste avant qu'elles ne disparaissent, j'ouvre un peu plus l'arrivée du gaz et les flammes deviennent bleu tandis que le bruit familier de chalumeau prend le relai. La cuisson est lancée, je n'ai plus qu'à attendre 7 à 8 minutes pour que mon repas soit prêt. Je me relève et m'amuse à prendre des photos du paysage. Avant de rentrer les sacoches dans la tente je les ai essuyées avec un kleenex pour enlever les dernières gouttes qui perlaient encore sur le dessus et nettoyé la boue qui avait giclé en-dessous. Mes vêtements sont secs, mon pantalon à peine humide. Ma nuit s'annonce plus agréable que ce que j'ai craint en début d'après-midi. Dire que demain je serai à la frontière russe... Un petit picotement d'appréhension renaît à cette idée. Ca fait trois jours que je considère qu'il est inutile de me faire du mourron pour rien, car mon entrée en Russie ne devrait poser aucun problème. Mais maintenant qu'on y est, le doute revient. Et si les douaniers ne me laissaient pas passer en vélo ? J'aurais l'air malin, sur une route qui ne mène à rien d'autre qu'à la frontière... Non mais je m'exhorte intérieurement à rester raisonnable : pour quel motif valable la douane russe pourrait se méfier d'une touriste à bicyclette ? Arrêtons de se faire des films pour rien ! Et puis de toutes faços c'est trop tard pour m'en inquiéter. Je n'ai pas de plan B, mais ça n'a aucune importance puisque je vais passer !

 

Mon réchaud me ramène à l'instant présent. Il crachotte et le bruit du gaz faiblit. Mince... Ce n'est pas normal. Je m'approche, soulève la casserole et examine les flammes. Elles sont toujours d'un beau bleu, mais deux ou trois fois une flamme jaune jaillit alors que l'appareil "tousse" comme s'il n'était plus assez alimenté. Je tourne la molette pour laisser passer plus de gaz. Ca ne change pas grand chose à la vivacité de la flamme par contre le souffle est plus fort. Bon, si l'effet est le même, autant faire moins de bruit. Je referme la molette d'un milimètre ou deux. Je soupçonne que le conduit de gaz nécessite un petit nettoyage.... que je ne peux plus faire, puisque mon kit d'entertien du réchaud a disparu lors du vol de mes affaires au Belize. Espérons que je puisse tenir avec un conduit encrassé jusqu'à la fin du parcours !

Les pâtes sont cuites, j'arrête le réchaud et transvase lespâtes dans la passoire. Pendant qu'elles refroidissent un peu dans la casserole, je soupèse la bouteille de gaz. C'est bien ce que je pensais. Il y a suffisamment de carburant, Si l'appareil crachotte, c'est donc bien qu'il aurait besoin d'un petit décrassage. Après tout ce ne serait que la deuxième fois en 14 mois. 

Il faudra donc prier pour que le gaz réussise à passer encore sur les dernières semaines à venir. Je m'apprête à passer 8 ou 9 jours dans la forêt russe en mode camping sauvage, j'espère pouvoir manger chaud jusqu'à Moscou.

Contrairement à ce que je pouvais penser en m'installant près d'une marre couleur pétrole, les moustiques n'ont pas l'air de fréquenter les lieux. Etonnant. Il y en a bien un ou deux petits, mais rien d'insupportable. Quant aux tiques au sujet desquels Isa puis mes parents m'ont fortement mise en garde, pour l'instant j'ai l'impression qu'ils m'ignorent et c'est tant mieux. Ma famille m'a conseillé de me faire vacciner pendant que j'étais à Riga. J'avoue que cela m'est sorti de l'esprit et que dorénavant je traite ce problème comme tous mes petits soucis de santé lorsque j'en ai (c'est à dire rarement) : par le mépris, en espérant que tout se passe bien et que les tiques n'aiment ni ma peau ni mon sang.  

Je mange tranquillement, le coeur gonflé de bien-être, le visage certainement coloré d'orange grâce aux derniers reflets du soleil couchant qui commence à disparaître derrière la cime des arbres. Bientôt la fraîcheur humide va pénétrer mes vêtements. La pluie qui est tombée sur cette prairie une bonne partie de la journée va maintenant rendre l'atmosphère glaciale et se transformer en brume au petit matin. 

Je reste dehors aussi longtemps que je le supporte, écoutant les bruits de la campagne, regardant le ciel devenir violet puis gris. Avec la tombée de la nuit le sentiment de solitude grandit, mais ce n'est pas angoissant, au contraire c'est sécurisant. C'est bon de se sentir bien comme ça, pour rien, aussi à mon aise sur ce bout de terrain que si j'étais dans ma chambre, dans le confort ronronnant de mon appart de banlieue parisienne. 

Est-ce parce que je suis sur le point de tourner une page de ce voyage que je me sens aussi sereine ce soir ? La nostalgie habituelle qui m'envahit à chaque fois que je m'apprête à quitter un pays, une atmosphère, des souvenirs, pour aller à la rencontre d'un autre pays, percevoir une autre atmosphère, créer de nouveaux souvenirs... La vague de calme déterminée qui précède l'excitation de la découverte. Je me faufile dans la tente et me déshabille en frissonnant avant de me recouvrir vite et de me glisser dans mon duvet tout doux. Jai laissé la porte de la tente ouverte pour profiter encore un peu du paysage. Je m'allonge pour retrouver la femme de chambre de Mirabeau. Je me promets intérieurement de trouver le temps de continuer à lire autant, à mon retour...

Je dors assez mal cette nuit-là. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que le terrain est un peu en pente ? Je n'arrête pas de me retourner, de me réveiller pour me rendormir d'un sommeil beaucoup trop léger pour être reposant. Quand mon réveil sonne à 7h j'ai la tête en vrac et la sensation désagréable d'avoir besoin de dormir pour me remettre de ma nuit ! Ceci dit, rien de dramatique : j'ai quasiment une journée de vacacnes devant moi, puisque Zilupe n'est qu'à 10 kilomètres. 

J'ouvre la porte de la tente pour jeter un oeil dehors et voir le temps qu'il fait ce matin. Le ciel est toujours chargé de nuages. Va-t-il encore pleuvoir aujourd'hui ? A priori je dirais non. Espérons que j'aie raison, ce serait dommage de passer la journée d'attente à la frontière dans une atmosphère tristoune pluvieuse. Je m'habille et range mes affaires sans me presser. Il me reste une fin de paquet de gâteaux que j'avale en guise de petit déjeuner en attendant que le thé chauffe sur le réchaud. Les vaches du voisin ont dû se rapprocher car je les entends beugler derrière les arbustes sur ma droite. Une fois prête à partir, je pousse le vélo jusqu'au chemin de terre et remonte dessus pour redescendre vers le lac. On est samedi. Il faut que je fasse des courses pour les deux ou trois prochains jours. Et que je retire de l'argent, également. 

Je remonte sur la E22 à la sortie de Nirza. Le paysage sera le même jusqu'à Zilupe : de grandes prairies bordées de forêts de bouleaux. Au-dessus de la route, un grand panneau apparaît bientôt pour annoncer Terehova - la frontière. J'arrive encore plus vite à Zilupe que je le prévoyais, puisque Terehova est à 5 kilomètres de la ville ! 

La E22 continue droit vers la Russie, moi je dois tourner à gauche pour remonter deux kilomètres vers le centre de Zilupe. Je m'arrête un instant au croisement. Mes yeux suivent la direction de la nationale, cherchant à deviner à quel moment les arbres que j'aperçois là-bas dans le fond prennent la nationalité russe.... Je ne vois aucune différence entre le paysage qui s'étend devant moi et celui qui m'entoure en ce moment. Mais n'empêche.... là-bas, c'est la Russie...Un sourire idiot déforme mon visage, j'en suis sûre. Mais je 'en fiche, d'abord personne n'est là pour le voir, et puis surtout cette joie de gamine me déborde et il n'y a aucune raison de la brider ! Aux anges, j'appuie sur les pédales et tourne momentanément le dos à la Russie pour me diriger vers Zilupe. 

C'est avec beaucoup de curiosité que je découvre cette ville du bout de la Lettonie. Pas de trottoir, on est toujours à la campagne. Les maisons basses apparaissent derrière le panneau de la ville surmontée d'un blason orange et rouge. Je roule jusqu'au premier croisement, pour découvrir sur ma droite une petite église pimpante : murs blancs réhaussés de jaune autour des fenêtres vitrées, coupoles dorées surmontées de croix orthodoxes, toitures en tuiles bleues argentées. Cette église respire le neuf ! Les maisons qui l'entourent ont un certain charme et présentent des jardinets très bien entretenus. Ce quartier de la ville frontière accueille le visiteur revêtu de ses plus beaux atours. Je m'arrête pour sortir l'appareil photo de la sacoche guidon. Une femme aux cheveux gris recouverts d'un foulard marron fleuri (forcément) sort juste à ce moment de la maison de bois qui fait face à l'église. Elle traverse jardin et se dirige résolument vers le perron de l'église. A sa suite, une autre femme enveloppée dans une doudoune rose sort à son tour et fait quelques pas dans la même direction avant de s'arrêter pour me regarder. "Iditie, iditie !" me lance alors la brave petite dame en rose, bonnet blanc enfoncé sur la tête. Son visage rond et souriant m'interpelle joyeusement. Je mets une demi seconde pour comprendre qu'elle vient de m'inviter en russe à m'approcher pour entrer dans l'église. Je réponds à son sourire et la rejoins en poussant mon vélo. Toute guillerette, mon hôtesse - qui s'avère très bavarde et très ravie de faire visiter son église - m'incite à laisser mon vélo dehors pour entrer voir le résultat des récentes rénovations. Elle m'amuse. Je salue sa camarade moins volubile et plus timide. Précédée par la dame à la doudoune, j'entre dans l'église après que la laconique diaconesse nous ait ouvert la porte. Le fait est que l'intérieur est magnifique, très coloré et flambant neuf comme les façades extérieures. Les nombreuses fenêtres laissent entrer la lumière du jour, mettant en valeur les bouqets de fleurs rouges et blancs, les dorures de l'autel, des chandeliers et des icônes, et les peintures du plafond. Pendant que la diaconnesse part chercher un balai pour faire un peu le ménage au pied de l'autel, son amie m'explique que la rénovation date du mois dernier. Je la sens particulièrement fière et heureuse du résultat. Cette femme est née ici, elle n'a jamais vécu ailleurs qu'ici. La renaissance de cet édifice, que j'imagine être un lieu de vie communautaire important, est un événement pour elle. Pour lui faire plaisir, je m'approche des icônes et m'extasie sur le plafond et notamment la représentation du Christ pantocrator figurant au centre. Mes pas résonnent sur les lattes du plancher vernis. Ca sent bon ici, un mélange de cire, de senteurs florales, et d'encens. Alors que je rejoins la doudoune rose près de la porte, elle lève le doigt en l'air et répète sur le ton d'une question : "kalakala" ? Que veut-elle me dire ?... Elle répète le même mot et se tourne à demi vers un escalier de bois qui disparaît dans le plafond. "Kalakala ?" Euh, mais oui bien sûr, avec plaisir ! Je ne sais pas ce qu'elle me dit mais j'imagine qu'elle suggère que je monte là-haut. Comme elle me voie faire un pas dans la direction de l'escalier, elel appelle sa consoeur, qui laisse tomber son balai et vient me précéder dans l'escalier. Où va-ton ? 

Nous arrivons sur un premier palier, d'où l'on domine le choeur. J'imagine que c'est ici que viennent se poster les choristes pour chanter les liturgies, comme nous l'avons vu avec maman à Vilnius. Je crois que c'est pour admirer ce point de vue sur l'église qu'on m'a fait monter là-haut, mais je me trompe. Ma copine sort une clef de sa poche et ouvre une porte qui découvre un nouvel escalier, encore plus raide que le premier. Celui-ci débouche visiblement sur le toit ! Alors j'ai un éclair d'illumination : Kalakol, la cloche, en russe ! "Kolokola" , les cloches, au pluriel. Ce sont les cloches que ces mamies veulent me montrer. Je monte à la suite de ma guide, qui ne dit pas grand chose à part "attention, attention", inquiète que je me tape la tête contre le plafond ou que je loupe une marche. En haut de l'échelle, elle soulève et repousse une planche de bois qui ferme l'ouverture sur le clocher. Elle s'extirpe de l'escalier et me fais signe de monter à mon tour. Lorsque je passe la tête par l'ouverture, elle m'alerte sur les nombreuses corde qui se croisent à moins d'un mètre au-dessus de moi. Je dois me contorsionner pour passer en dessous et rejoindre ma diaconnesse dans un petit coin du clocher où l'on peut se tenir debout. 

A travers un grillage, je découvre la ville de Zilupe depuis les hauteurs du clocher de l'église. Je peux alors voir que je suis dans un quartier de petites maisons de bois pittoresques, tandis que plus loin des immeubles gris font leur apparition dans ce qui semble être un petit centre ville sans circulation et peu animé. A moins de deux cents mètres de là, je vois la station ferrovière qui marque le terminus de la ligne Rezekne-Zilupe. Je regarde vers l'est, essayant encore de voir les reliefs de la Russie, mais je ne distingue rien de particulier à part la grande arche qui annonce Terehova sur la E22. Ma copine au fichu marron tapotte mon bras pour attirer mon attention. Qu'est-ce qu'il y a ? Elle tend le doigt vers la plus grosse cloche. "Oui c'est formidable", lui dis-je, croyant que c'est ce qu'elle souhaite entendre. Mais la voilà qui me lance "zvanitie, zvanitie !" Pardon madame ? Vous voulez que je fasse quoi ? Je ne suis pas sûre de bien comprendre... Elle veut que je fasse sonner la cloche ? Sentant mon hésitation, elle hoche la tête et décide de me montrer. Elle tire sur la corde à laquelle est attaché le battant de la grosse cloche. Et gong ! Je me prends les grosses vibrations de la grosse cloche dans les oreilles, pour la plus grande joie de ma copie qui part d'un grand éclat de rire !

Je souris et tire à mon tour la corde, moins fort cependant, histoire de préserver mes oreilles. Le son est moins puissant mais du coup moins net. Ce qui ne satisfait pas ma diaconnesse musicienne, qui s'emballe et m'encourage de sa voix criarde. Bon ok ok, je tire plusieurs fois et un peu plus fort, et gong, et gong, et gong ! Au bout du compte, on éclate de rire toutes les deux ! Je commence à trouver la situation très cocasse. La voilà maintenant qui veut que je tire sur les autres cordes. L'espace d'une seconde, je pense aux habitants du village : mais que vont-ils penser s'ils entendent les cloches de l'église sonner n'importe quoi à l'heure qu'il est ?? Je n'ai pas le temps d'y réfléchir, voyant à nouveau que je ne me lance pas tout de suite, ma copine me pousse gentiment et me fais un signe qui ressemble à "attends tu vas voir comment il faut faire", et la voilà qui se met à carilloner gaiment ! Mais elle connaît le son que produit chaque cloche, de la plus grande à la plus petite. Ce qu'elle joue est mélodieux. Un petit air tout simple, mais au moins il y a une ligne musicale claire et identifiable. Lorsqu'elle libère les cordes et me pousse pour que je prenne sa place, je ne sais pas quoi faire. Je veux cependant lui faire plaisir, alors j'arrête de me poser des questions : au diable les habitants qui vont nous prendre pour des folles, je me mets à tirer anarchiquement sur les cordes, faisant carillonner les cloches à toute bastringue ! Et ding et dong et bang et reding ! Ca ne ressemble à rien, mais ça fait drôlement plaisir à mon amie dont le visage s'illumine d'un large sourire !  Très vite, cependant, je me sens à moitié sourde ! J'arrête donc de tirer sur les cordes. Mais mon amie n'en a pas eu assez. Elle m'encourage à continuer. Bon, je m'y remets, en me demandant ce que doivent passer les voisins de l'église. Est-ce que mes deux petites diaconnesses font le même coup à tous les visiteurs qui passent par là ? Si c'est le cas, les voisins doivent maudire les voyageurs. Ca fait un boucan du diable, ce carillon ! En même temps c'est drôle et je me marre, ça doit être la première fois que je peux faire sonner les cloches d'une église ! 

Les oreilles bourdonnantes, j'arrête de tirer les cordes. Ma copine n'en a décidément pas eu assez, et emportée par son enthousiasme elle se remet à carillonner de plus belle ! Heureusement avec elle aux commandes, au moins on a la satisfaction d'entendre quelque chose qui ressemble à une mélodie. C'est déjà plus supportable que ce que je faisais. Mais mes oreilles ont du mal à en supporter plus. Comment fait-elle pour endurer ça ?

Lâchant enfin ses cordes, la diaconnesses se retourne encore vers moi, croyant que je vais avoir envie de "jouer" encore un peu. Non non, je lui fais comprendre avec moultes sourires que c'est suffisant pour moi, erci beaucoup madame, c'était vraiment formidable ! Avec précaution, nous redescendons par l'escalier étroit et remettons en place la planche de bois, avant de rejoindre le rez de chaussée où nous retrouvons la doudoune rose qui guette ma satisfaction sur mon visage. J'exprime, bien évidemment, tout le plaisir que j'ai eu à admirer les cloches et sonner le carillon - ce qui ravit ma guide. Je lui demande alors si elle connaît un camping ou un endroit où je pourrais planter ma tente pour ce soir, à Zilupe. Elle réfléchit mais non, "il n'y a pas d'endroit pour camper" me dit-elle. Par contre il doit bien y avoir un hôtel pas cher, mais elle ne se souvient plus où. Elle retourne voir son amie pour lui poser la question, mais celle-ci non plus ne se rappelle pas. Cependant je ne suis pas inquiète. Une ville frontière sur une route par laquelle passe de nombreux chauffeurs routiers doit bien avoir un hôtel ou deux dans le coin. Nous nous serrons les mains, je les remercie chaleureusement. Je leur souhaite une bonne journée et leur dis le plaisir que me procure leur accueille dans cette mignonne petite ville. 

Je sors de l'église d'excellente humeur. La journée commence bien ! Je remonte sur mon vélo, et reprends la rue Brivibas par laquelle je suis entrée dans Zilupe. Celle-ci fait un coude sur la droite juste avant d'arriver à la gare. J'arrive vite dans le centre, et m'arrête à un carrefour au milieu duquel un monument aux héros de la seconde guerre mondiale dessine un drapeau rouge orné du marteau et de la fauscille. Dans le prolongement de la rue de Brivibas, je vois l'enseigne d'un supermarché. Je reviendrai à pieds faire des courses, mais j'ai bon espoir de trouver un café à emporter. Je laisse donc le vélo dehors et entre, pour trouver en effet un débit de boisson chaude à un guichet tout de suite à l'entrée. 

Je prends le temps de boire mon café, puis je remonte en selle pour sillonner les rues à la recherche d'un hôtel. 

En dehors du tout petit centre dans lequel j'aperçois deux supermarchés, une poste, une école, une bibliothèque et un stade, le reste du village se limite à des maisons de bois et de quelques immeubles de pierres grises. Une longue rue remonte vers le nord de la ville. Je tente quelques petites rues perpendiculaires, mais elles mènent invariablement à la sortie de ville, en rase campagne. Je retourne donc sur la voie principale qui traverse la ville, et m'arrête à la hauteur d'un couple de sexagénaires. Je les aborde en russe , leur demandant s'ils savaient où je pourrais trouver un hôtel dans le coin. Je me suis adressée aux bonnes personnes, par bonheur, et la réponse est simple : il n'y a qu'un seul hôtel à Zilupe ! Ah flûte, j'espère qu'il ne va pas être cher...

Je ne le sais pas encore, mais de ce côté-là je ne risque pas d'être déçue !

Je remercie ces messieurs dames bien chaleureux, après qu'ils m'aient indiqué du doigt la rue à emprunter pour trouver l'hôtel. Je dois tourner le dos au supermarché Elmarket et dévaler la rue Raina jusqu'au pont qui traverse un lac, puis remonter sur le versant opposé de la colline et ce sera sur ma droite. C'est parti pour cinq cent mètres de descente jusqu'au lac, que je traverse en un passage où il se rétrécit. De l'autre côté on sort presque de la ville. Les habitations se font plus rares.

Je remonte environ trois cent mètres et tombe sur un carrefour dont les embranchements partent à droite à travers la campagne en passant devant un immeuble aux allures de HLM, et à gauche vers la forêt en longeant les murs d'une usine pour filer ensuite vers un passage à niveau. Je balaie le décor du regard : rien ne signale l'hôtel promis. Au carrefour, une petite boutique de vêtements est fermée. Je ne peux donc pas m'y renseigner. Je ne vois personne dans les parages. Où dois-je aller ? L'immeuble ne m'inspire pas, et à part une petite église entourée d'un cimetierre la route à droite quitte résolument la ville. Je tourne alors sur ma gauche et pédale à deux à l'heure en observant les fenêtres des quatre ou cinq petites maisons qui bordent ce côté de la route. Rien ne bouge. La porte de l'usine est grande ouverte, mais je décide de pousser mon exploration un peu plus loin et traverse le passage à niveau. Mauvaise option : bientôt je n'ai plus que la forêt devant moi, et toujours rien qui annonce la possibilité de dormir dans le coin. Demi tour. J'ai dû rater quelque chose. Une voiture arrive derrière moi et ralentit pour s'engager dans la cour d'une maison sur ma droite. Je m'arrête et descend voir le gros monsieur âgé qui en sort pour ouvrir la porte de son garage. Mais son regard fermé lorsque je prononce plusieurs fois le nom hôtel ne m'est pas d'un grand secours. Il hausse les épaules en tendant le doigt vers la droite, vers le croisement de Raina iela, si bien que je ne suis pas plus avancée. Je le remercie quand même et remonte sur le vélo pour m'avancer jusqu'à l'usine. Je passe le porche et aperçoit dans la cour deux hommes en train de discuter devant la porte d'un atelier. Ils tournent les yeux vers moi surpris. J'arborre un grand sourire et demande où se trouve l'hôtel. Cette fois les gars semblent comprendre ce que je cherche. L'un d'eux tend le bras vers la gauche, toujours vers le carrefour de Raina, donc. Mince alors, mais qu'est-ce qu'ils me montrent donc tous, que je ne vois pas ? Je finis pas réaliser que l'hôtel ne doit pas ressembler à l'idée que je me fais d'un hôtel. Je n'ai vu aucune enseigne nulle part, mais cela ne veut pas dire que l'hôtel n'est pas là. Je sors de la cour de l'usine et retourne au carrefour. Bien. Qu'est-ce que je vois depuis ce croisement ? La boutique fermée, l'église et son cimetierre, et rien d'autre à part le HLM. Je décide alors de m'approcher du bâtiment que je prenais pour un immeuble d'habitations privées. Je monte trois marches et ouvre la porte d'une entrée qui sent le vieux et la cigarette froide. Dans sa loge lambrissée de bois, une femme rondelette d'une quarantaine d'années discute avec un pensionnaire adolescent en survêtement et claquettes aux pieds. J'attends que la gardienne en ait terminé avec son interlocuteur. Pendant qu'ils discutent, deux autres jeunes, grands et fins dans leurs survêtements noirs, descendent les escaliers menant aux étages et se dirigent vers la cuisine du rez de chaussée au bout d'un long couloir. Etrange ce bâtiment, qui a vraiment tout d'un immeuble privé et rien d'un hôtel. Enfin mon tour arrive et je demande à la gardienne s'il est possible de dormir ici cette nuit. Je signale que je voyage en vélo. La dame m'invite à entrer mon vélo dans le hall et m'annonce le tarif pour la nuit : 8 euros. Bon ben au moins je ne vais pas me ruiner. Je lui tends mon passeport et sors l'argent. Elle remplit un formulaire et me donne deux clefs, une pour le palier et une pour la chambre. Elle m'explique que chaque chambre partage des toilettes avec une autre chambre voisine. Les douches sont sur le palier et chaque étage dispose d'une cuisine à la disposition des clients. Bien, merci madame. Je la remercie et vais chercher mon vélo, que j'attache comme je peux dans le fond du hall, à la tuyauterie d'un radiateur. J'enlève les sacoches et monte mes affaires au quatrième étage en montant un grand escalier dont le lino se décolle un peu partout. J'arrive au dernier étage de l'immeuble et pousse la porte en bois du palier qui donne sur un genre de pièce commune. Une vieille télé repose sur une commode en bois dont les tiroirs penchent. Derrière des rideaux gris sales, des portes vitrées donnent sur un balcon. Un canapé défoncé et une table basse sont censés donner une touche de convivialité à l'endroit. Dans un coin de la pièce, une petite armoire vitrée propose sur ses étagères sachets de thé, mugs et sucre en morceaux. La pièce est sombre et l'étage est silencieux. On dirait que je suis seule à cet étage. Je cherche la porte de ma chambre, dans un couloir qui part sur la droite. J'ouvre ma porte, qui donne sur une toute petite entrée menant aux deux chambres et aux toilettes. Je m'attends à tout en pussant la porte de ma chambre, mais finalement je suis agréablement surprise. La pièce est vielliotte mais bien chauffée. Le papier peint est déchiré en plusieurs endroits et les meubles ont l'air d'avoir cent ans, mais les draps et le sol sont propres et la fenêtre laisse entrer une belle lumière. A priori je n'ai pas de voisin, espérons que ça ne change pas d'ici ce soir. Je pose mes sacoches et vais jeter un oeil aux douches et à la cuisine au bout du couloir. Tout est vieux mais globalement propre. Ce n'est pas le luxe, mais c'est largement suffisant. Etrange tout de même, cette sensation d'être toute seule au dernier étage d'un immeuble des années 60 transformé au hôtel. Comme il fait bien chaud dans ma chambre j'en profite pour sortir ma toile de tente et m'assurer qu'elle va bien sécher après ma dernière nuit de camping. Je vais laver mes chaussettes et mon tshirt sous la douche tout en faisant ma toilette, puis étale mes affaires à côté du radiateur. Par la fenêtre je constate que le ciel s'est dégagé depuis ce matin. Depuis mon quatrième étage j'ai une belle vue sur la campagne entourant la ville. Le soleil commence à percer, donnant une tonalité chaleureuse au paysage. 

Je prends le temps de me délasser sur mon lit en réfléchissant à ce que je dois faire pour préparer la suite du voyage. Je n'ai pas de connexion internet dans ma chambre. 

Il va falloir que je retourne en centre ville pour faire des courses. Je n'ai pas vu de banque en arrivant, et j'ai une demi seconde d'angoisse en réalisant qu'on est samedi et qu'a priori je ne pourrai pas changer d'euro contre des roubles avant de passer la frontière. Il faut que je me débrouille pour n'avoir besoin de rien avant lundi prochain, en espérant pouvoir trouver un distributeur automatique rapidement en Russie... Comme d'habitude mon organisation et mon sens de l'anticipation ne sont pas au top.

 

La douche me fait du bien, je me sens détendue et reposée malgré ma petite nuit. Je m'habille  et me prépare un sac de balade. Dans la pièce commune, je tente d'allumer la télévision mais il semble qu'elle ne soit que décorative. Je me fais chauffer un thé et le bois sur le balcon en regardant la campagne. Je me sens détendue. Je n'ai rien d'autre à faire que de profiter de ma journée, et j'ai bien l'intention de repartir reposée demain matin. Je descends les escaliers et quitte l'immeuble pour une longue promenade qui commence par un petit tour vers l'église que j'ai vue au carrefour en arrivant.

Baignée par les rayons du soleil, elle est vraiment mignonne. Toute petite. Recouverte de lattes de bois bleu clair et d'un toit marron, entourée d'un muret de pierres. Un petit cimetierre fait le tour de l'église. Je dois enlever la chaîne qui ferme la porte pour entrer dans l'enceinte. L'air est doux, le soleil chauffe agréablement et tout est si paisible que je m'aseois quelques minutes sur un vieux banc en bois face à une tombe pour profiter de la zénitude de l'endroit. J'entens des abeilles bourdonner dans le cimetierre et quelque part là-haut sous le toit. La porte de l'église est fermée, j'ai beau en faire le tour je n'arrive pas à voir par les petites fenêtres comment est l'intérieur de l'église. Je reste un moment dans le cimetierre, les yeux fermés, visage tendu vers le soleil. 

Ensuite je remets mon sac à dos sur mes épaules et descends vers le centre ville. Je repasse le pont au-dessus du lac. Les petites maisons sur le bord de la route s'animent, des gens s'occupent de leurs jardins, reviennent du centre chargés de sacs de courses. Au supermarché j'achète du pain, de l'eau, du saucisson, du fromage, des pamplemousses, un avocat, des pommes, et bien sûr du chocolat. Je prends un café, et pars à la recherche d'un distributeur ou d'une banque, histoire d'avoir quand même quelques euros sur moi à défaut de roubles, estimant que cela pourra toujours dépanner en cas de besoin. Je rentre déposer mes courses dans ma chambre puis repars cette fois pour une grande promenade passant par l'extérieur de la ville. Je prends les chemins de terre qui passent au-dessus de la ville, redescends par l'arrière de la voie ferrée, remonte les petites rues tranquilles pour attérrir à nouveau dans le centre et tomber sur le terrain de foot. En bout de stade, une scène en plein air a été aménagée, et des bancs de pierre disposés en plusieurs rangées pour accueillir du public, à l'occasion de fêtes ou de commémorations, j'imagine. En revenant vers le croisement au milieu duquel se tient le mémorial de la seconde guerre mondiales, je passe devant une école et sa bibliothèque. Si l'école est fermée, la bibliothèque est ouverte. Je décide de tenter ma chance pour écrire sur le blog si c'est possible. Je pousse la porte. L'entrée est vide mais j'entends du bruit à l'étage. Je grimpe au deuxième et ouvre une porte qui donne sur une petite salle de bibliothèque dans laquelle des enfants discutent entre eux. Dans une petite pièce attenante j'aperçois quatre jeunes adolescents assis face à des écrans d'ordinateur. Je m'approche d'une dame assise à côté de la porte et lui explique que je suis étrangère et que je souhaiterais si possible utiliser un ordinateur pour deux heures. La brave petite dame m'accueille d'un grand sourire et s'empresse d'aller demander à l'un des jeunes de libérer un poste. Ah mince, je regrette de déranger, mais la dame me rassure : ces adolescents viennent régulièrement passer du temps sur l'ordinateur le samedi, le jeune garçon peut bien me laisser un poste pour deux heures. En remerciant tout le monde, je m'installe et occupe les deux heures suivantes à avancer dans le récit du voyage. Du moins après avoir consulté google maps pour vérifier encore mon parcours en Russie, qui ne réserve cependant pas de grande surprise puisque je n'ai pas franchement le choix de la route si je veux arriver à Moscou assez rapidement (je n'ai que 20 jours de visa accordés pour découvrir un tout petit bout de Russie). Mais je passe quand même en revue les étapes probables, et tente de mémoriser les noms des villes les plus importantes que je traverserai et dans lesquelles je devrai me ravitailler. 

A côté de moi, les enfants jouent à des jeux sur ordinateur, supportant avec patience tous les bugs des vieux coucous mis à disposition par la bibliothèque. Ca rame sévère ! Je m'en aperçois avec le blog, qui ne va finalement pas avancer des masses cet après-midi. Mais ce n'est pas grave, cet exercice me procure le plaisir d'immortaliser le moindre petit détail anodin qui fera revivre ces journées fabuleuses dans mon esprit dans 10 ans, 20 ans, quand je serai vieille ! Et puis il agit aussi comme un cocon psychologique. Quand je m'enferme dans ma bulle, quand le film repasse devant mes yeux et que les images évoquées font resurgir les sensations vécues, je me sens infiniment bien, je puise dans ces souvenirs une force et une énergie nouvelle. Il m'est arrivé de m'auto-critiquer au regard de toutes ces heures passées devant un écran. Ah comme j'ai jugé ces pseudo voyageurs modernes, avant de donner mon premier coup de pédale, ces faux aventuriers qui partent au bout du monde pour être connectés 22h sur 24, toujours accompagnés de leur téléphone, ordinateur portable, tablette. Et bien je ne vaux pas mieux que tous ceux que je critique, comme d'habitude ! 

Mais je relativise, car telle que je me connais, si ça n'avait pas été sur ordinateur, j'aurais de toute façon passé un temps fou à écrire dans des carnets. Impossible de ne pas graver dans le marbre cette étape essentielle de ma vie. En plus de l'immense plaisir que j'éprouve à écrire, ce voyage provoque depuis le premier jour un débordement d'émotions qu'il faut que j'exprime pour ne pas me consumer de l'intérieur et faire imploser mon coeur. J'aurais de toutes façon consacré des heures à écrire au stylo sur des feuilles de papier. Alors tout compte fait, je reconnais que le blog aura eu l'immense avantage de tisser un lien direct avec mes proches, alimentant des échanges qui m'ont fait autant de bien qu'à eux. J'ai pourtant toujours été une nostalgique de l'époque où les voyages entraînaient une véritable séparation physique et morale, une conscience profonde et concrète de l'absence. Mais je ne peux pas regretter d'avoir pu partager en temps réel mes émotions ou mes désarrois, je ne peux que m'émerveiller du regain de confiance et d'énergie dont je suis envahie à chaque fois que je reçois un message de France ou d'ailleurs. Ces échanges renforcent ma conviction de ne pas avancer ni voyager seule, mais au contraire en compagnie de toutes les personnes qui j'aime et que je porte avec moi, bien au chaud dans mon coeur. 

C'est aussi parce que j'écris ce blog que je peux réaliser régulièrement le chemin parcouru. S'il m'arrive parfois de douter, les questions s'envolent toutes seules et le sens apparaît tout de suite lorsque je me retourne pour reconsidérer ce par quoi je suis passée, les raisons qui ont motivé mes choix à tel ou tel moment, ce que j'ai manqué mais aussi ce que j'ai gagné en tournant à droite plutôt qu'à gauche... Donc oui, je passe un temps fou sur un écran pour retracer des moments importants et d'autres parfaiement ennuyeux. Mais ça me va. 

Les chuchotements des enfants créent un fond sonore qui ne me dérange pas. C'est plutôt agréable, en fait, de baigner dans cette atmosphère paisible et banale, celle d'une petite bibliothèque perdue au fin fond de la Lettonie, et dans laquelle des gamins se divertir un samedi après-midi ave leurs copains. Au Mexique et au Guatemala, ce sont dans les cyber de rue que les enfants se retrouent pour regarder des clips et jouer aux jeux de guerre ou de courses de voitures. Sur des versions qui sont déjà périmées depuis dix ans pour les petits français, évidemment, mais qu'importe !

Je surveille l'heure, déterminée à respecter ma parole et à ne pas dépasser les deux heures d'utilisation gratuite demandée. Un petit mail aux parents avant de fermer l'ordinateur, puis je me lève et remercie la bibliothécaire, avant de redescendre l'escalier et de quitter le bâtiment. Dehors, la lumière du jour prend des tons chaleureux et l'air est doux. Comme c'est bon de me promener en tout en tranquillité aujourd'hui ! Ma courte nuit se rappelle à moi, cependant. J'ai pas mal marché, depuis que je suis arrivée, Il est encore tôt, je me laisserais bien aller à une petite sieste dans ma chambre. Les lits ne sont pas hyper moelleux mais ils m'ont paru confortables quand même. Je retourne donc vers mon hôtel miteux et ma chambre douillette malgré tout. Je ne regrette pas du tout mon envie spontanée de coocooning : la chambre baigne dans la chaleur du soleil qui tape plein feux sur la vitre. Je m'allonge en tshirt et short de pyjama sur le lit - ah le bonheur d'avoir la peu chauffée par le soleil ! - et bouquine un peu avant de sombrer dans une douce somnolence, non sans avoir branché au préalable tous les appareils qui peuvent l'être (téléphone, liseuse, batterie de l'appareil photo).

Je crois que je ne m'endors pas profondément, mais je pars dans mes rêveries, dans un demi sommeil qui dure un bon moment. Et quand je reprends peu à peu conscience de mon environnement, je me sens incroyablement bien. Mon corps est détendu et reposé, ma tête est sereine. Quand je pense à l'angoisse sourde qui m'accompagnait depuis mon arrivée à Riga... Visa ou pas ? Cap nord ou pas ? Fin du voyage à un moment raisonnable pour mes économies ou poursuite juqu'à épuisement des ressources ? Envie de rentrer ou pas ? Avais-je fait le tour de cette aventure ou étais-je obligée d'y mettre un terme prématuré par la faute de mes vieux démons qui m'avaient une fois de plus rattrapée ?... Franchement, tout cela n'a plus aucune importance. Je vais entrer en Russie et cela n'aura pas été un bien grand challenge. Une fois de plus, les choses s'avèrent dans la réalité bien moins compliquées que dans mes fantasmes nourris de préjugés. 

L'instant présent prend toute la place et chasse les questions existentielles. Je savoure encore quelques minutes ce moment de zénitude, avant de jeter mes jambes au pied du lit et de me rhabiller avec énergie. Par la fenêtre, le soleil m'appelle. Il est déjà 17h. Les couleurs chaudes qui recouvrent le paysage alentour sont magnifiques, les ombres des arbres commencent à s'étendre sur la terre des champs. Je remets plusieurs couches de vêtements, en prévision de la fraîcheur de l'air qui ne va pas tarder à se faire sentir dehors et qui me procurerait à coup sûr un choc thermique après le temps que j'ai pasé au chaud à derrière la vitre de ma chambre. D'ailleurs la toile de tente, les chaussettes et le tshirt que j'ai lavés et étendus sur le deuxième lit sont tout secs maintenant. 

Je veux profiter de la dernière heure de soleil pour aller respirer encore un peu le parfum de la campagne lettone. Je descends et remonte cette fois-ci le chemin qui passe devant l'église et longe les champs qui s'élèvent au sud-est de Zilupe. Je vais assez loin sur ce chemin poussiéreux, sans rencontrer de fermes. Les oiseaux se racontent leur journée dans les branches des arbres. Les ombres s'étirent, la terre prend une jolie couleur brune. 

Je pensais pouvoir trouver un sentier conduisant au bord du lac et revenir par la rive, mais je me fourvoyais. Il n'y a aucun sentier, et la rive semble bordée d'herbes hautes pataugeant dans la vase. Je suis contrainte au demi-tour, mais la balade reste agréable, m'offrant un autre point de vue sur sur une campagne qui revêt son bonnet de nuit. Je remonte d'ailleurs le col de ma veste et enfonce mes mains dans mes poches. Je rentre à l'hôtel et monte dans ma chambre pour tirer de la sacoche un borsch que j'ai acheté en bocal au magasin. Triste idée, je ne retrouve pas du tout le goût de ce que j'ai savouré avec les parents. Ca pique et sent le fermenté. Mais bon, j'imagine que c'est nourrissant et au moins je mange chaud, assises en tongs dans la cuisine du bout du couloi, dans laquelle je suis bien évidemment seule. Après avoir lavé ma vaisselle, je ramène tout mon petit barda dans ma chambre. Petit rituel habituel, je range un maximum de choses qui peuvent l'être, afin qu'il me reste un minimum de préparation pour demain matin. 

Voilà, tout est prêt, il reste encore assez de lumière dehors pour que je lise un peu, mais ce soir je n'ai pas envie. Je ne fermerai pas les volets de la fenêtre, je veux voir la nuit s'installer. Je me glisse dans mon lit et passe les bras sous ma tête. J'ai réglé le réveil à 6h. Je veux me mettre en route à 7h pile. Et être à Terehova avant 8h, puisque c'est ce que recommande les voyageurs qui sont déjà passés par là pour éviter les files d'attente interminables, parait-il.

Les yeux au plafond, je rêvasse un long moment et m'endors sans m'en rendre compte. La sonnerie de mon réveil - Christine and the Queen - me ramène à la réalité. A peine les yeux ouverts, je bondis hors du lit et jette un oeil dehors. Une brume blanchâtre recouvre les champs et monte à mi-hauteur des forêts. J'attrape ma serviette et ma trousse de toilette et file sous la douche. Je peux me balader un pyjama, l'étage entier m'appartient ! Avant de monter dans le bac de douche, je vais poser une casserole d'eau froide sur la plaque de cuisson. Timing parfait, lorsque je sors toute pimpante et habillée, l'eau boue et je n'ai plus qu'à y faire infuser un sachet de thé à la menthe. 

Je me sens en forme, sans doute un peu trop excitée intérieurement mais les jambes et le tonus sont là. Le temps que mon thé refroidisse un peu, je boucle mes sacoches et remplit mes gourdes d'eau. Il ne me reste plus qu'à savourer le thé, que je sirote sur le balcon de la salle commune en regardant la brume se lever doucement. 

Je suis prête. Je descends en deux fois toutes mes sacoches et les fixe sur le vélo dans le hall vide. La gardienne arrive dans sa loge juste au moment où je détache l'antivol et le fixe sur le porte-bagage. Je lui remets mes clefs, la remercie, et pousse la porte pour sortir avec mon vélo encombrant. L'air est frais et vivifiant. Le soleil est au rendez-vous de ce départ vers la Russie. J'adresse un sourire au ciel, et monte en selle. La mise en route est des plus agréable, puisque je me laisse entraîner par le poids du vélo jusqu'en bas de la grande pente de raina iela, saluant au passage le lac embrumé, avant de raccrocher les pédales pour remonter jusqu'au carrefour du centre ville avec son mémorial à la seconde guerre mondiale. Je tourne sur la gauche pour emprunter une rue qui part vers la sortie de la ville et rejoint la E22. 

Message réceptionné !

bottom of page