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Pays baltes, suite
5 avril 2016 - 3 Mai 2016





Je n'ai aucune idée de ce à quoi ressemble la capitule lituanienne. Dans mon esprit, Vilnius évoque uniquement la mort de Marie Trintignant, sous les coups de son compagnon, chanteur du groupe Noir Désir. Triste endroit pour mourir.
Le temps maussade recouvre les maisons et les champs d'un manteau gris menaçant. Après le petit déjeuner, nous chargeons la voiture, remercions la réceptionniste et démarrons pour parcourir la centaine de kilomètres qu'il nous reste jusqu'à Vilnius. Nous regardons de loin l'église que nous n'avons pas visitée, et traversons la ville sur une artère bordée de barres de HLM plus défraîchies les unes que les autres, avant de retrouver la campagne et la forêt qui nous accompagnent depuis le début de notre road trip. Paysages d'une platitude absolue. Dans la périphérie de Panevezys les champs et les grandes prairies n'ont vraiment pas grand charme. Mais plus loin les bosquets de forêts ravissent un peu plus la vue. Nous passons Ukmergé, filant droit sur la capitale.
Selon une stratégie bien rodée, maman est au volant pour entrer dans Vilnius, tandis que j'essaie de nous guider avec le GPS en mains. Nous devons nous faufiler dans les petites rues du centre ville pour rejoindre la Porte de l'Aurore, près de laquelle se trouve l'hôtel que nous avons repéré. Vraiment la grisaille ne rend pas notre rendez-vous avec la capitale lituanienne très joyeux. Au premier regard, la ville nous semble engluée dans une morosité peu avenante. Cette impression ne durera que le temps de cette prise de contact : le lendemain le soleil donnera un air bien plus engageant au centre historique. Pour l'heure, nous sommes bien contents de pouvoir aller garer la voiture dans la cour intérieure étroite de l'hôtel et de prendre nos quartiers dans une chambre pour trois sous les toits d'un bâtiment qui fait partie d'un énorme édifice religieux et qui reçoit des séminaires. J'aurai d'ailleurs la surprise de voir un panneau annoncer un séminaire de Gesthalt dans les salons de l'hôtel. Je le prends en photo en pensant à Julien et Bogdan...
Nous avons faim. Le temps d'installer nos affaires dans nos espaces respectifs (nos chambres communiquent par une porte), nous remettons nos manteaux pour aller déjeuner et faire connaissance avec Vilnius. Papa a tiré de sa valise un pull de laine bordeaux dont il me fait cadeau, contrit de me voir sans cesse couverte de toutes les épaisseurs de vêtements dont je dispose dans mes sacoches pour me protéger du froid vif du printemps balte. Le pull est trop grand pour moi, mais comme pour la chapka et le bonnet confectionné par maman avant mon départ, je le garderai jusqu'à la fin du voyage et me réjouirai d'avoir bien chaud grâce à eux, particulièrement pour les nuits sous la tente à venir.
Nous descendons par l'ascenseur et nous retrouvons tout de suite au coeur de la vieille ville, dans l'une des grandes rues commerçantes et touristiques qui propose pas mal de restaurants. Au passage, maman m'entraîne vers les boutiques d'objets et bijoux en ambre, toujours décidée à me trouver une bague. Nous nous arrêtons devant une vitrine, et je l'entends s'extasier devant un petit couple de chouettes en ambre. D'accord, ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde. Je comptais faire un cadeau à mes parents, j'ai trouvé ce que je veux pour maman. Il faudra que je me débrouille pour retourner à la boutique en catimini. La chouette - la hulotte, plus exactement - est l'animal totem de maman depuis son passage dans les camps de jeunesse adventiste. La vitrine du living de mes parents contient une petite collection de chouettes trouvées aux quatre coins du monde. Un couple de chouettes lituaniennes viendra bientôt agrandir la collection. Et pour papa, que vais-je bien pouvoir trouver ?...
Après quelques hésitations, nous atterrissons dans un restaurant juif au décor antique. Murs de pierre, piano dans un coin, théières en cuivre sur les étagères et peintures représentant des rabbins créent une atmosphère d'un autre temps. Le repas nous réchauffe, mais le bonnet et les manteaux sont de rigueur lorsque nous devons sortir à nouveau pour arpenter les rues pavées. Nous trouvons refuge dans les églises orthodoxes, retrouvant l'ambiance recueillie des lieux saints exposant icônes, statues et peintures sur des murs très colorés. C'est drôle, finalement nos églises occidentales sont tellement plus sombres, en comparaison avec ces intérieurs pastels bleu, roses, verts, éclairés par de grandes ouvertures sur la lumière du jour. Ces églises sont tout de même bien plus joyeuses que les nôtres...
Si nous ne sommes pas super emballés ce jour-là, Vilnius propose beaucoup de choses à voir. Et nous réussirons à en voir beaucoup déjà cet après-midi, résistant aux températures peu clémentes.




Nous commençons par descendre lentement vers la place de la Mairie, en passant devant l'opéra national qui accueille un festival de cinéma. Je remarque que même Vilnius a ses vélibs ! Avec des petits coeurs sur les paniers... Nous descendons la grande avenue Didzioji et avons un aperçu des jolies rues piétonnes qui promettent de belles promenades pour demain. Mais pour cet après-midi, nous décidons de prendre la direction d'une république qui nous intrigue : la république d'Uzupis, sise en plein coeur de la capitale de la Lituanie. Pour la trouver, nous devons descendre les petites rues en pente qui se jettent dans la Vilnia. Une fois arrivés au bord du fleuve, il faut emprunter un des ponts qui permettent de rejoindre la république d'Uzupis, annoncée par un panneau de signalisation comportant une limitation de vitesse à 20 kmh, une effigie de la Joconde rappelant que nous entrons dans un univers d'artistes, et... un smiley, prévenant que cette république et ses citoyens ne se prennent pas au sérieux.
Je suis très curieuse de savoir ce qui se cache derrière ce monde à part, ainsi présenté par Wikipédia :
"Autrefois considéré comme un vieux quartier décrépi à l'époque soviétique, Uzupis devint la résidence des artistes qui avaient jeté leur dévolu sur ce quartier pittoresque de vieilles maisons, à proximité immédiate de la vieille ville, trouvant assez de place dans les caves et greniers pour les ateliers. Peu à peu, l'effervescence artistique du lieu a transformé Uzupis en lieu de bohème, sorte de Montmartre lituanien. C'est ainsi que fut fondée la République d'Uzupis, avec ses citoyens, ses lois, sa Constitution, et ses dirigeants.
La République d'Uzupis est « dirigée » par un président, détenteur du pouvoir à vie, et une reine élue chaque année. Une monnaie circule, l'«eurouz», ainsi qu'un journal, Uzupio Heroldas (« Le messager d'Uzupis »), dont le rédacteur en chef, Thomas Tchepaitis, occupe également le poste de Ministre des Affaires étrangères de la République. Depuis maintenant sept ans, la République est officiellement enregistrée sous la forme d'une maison d'édition, nommée La République d'Uzupis, qui sert d'interlocutrice à la mairie de la ville. Enfin, la République d'Uzupis est dotée d'une armée régulière de 12 hommes.




Peuplée de 7 000 habitants, Uzupis est chaque année le lieu de grandes fêtes chaleureuses et cosmopolites. Malgré l'absence de passeport ou de papiers prouvant la citoyenneté, un visa est délivré pour pénétrer à cette occasion dans le quartier. Les ponts qui enjambent la Vilnia sont relevés et une taxe doit être payée pour le passage.
À l'occasion du 1er avril, fête de la République d'Uzupis, une grande fête est organisée sur la place principale sous l'œil de l'ange protecteur. Auparavant, des centaines de personnes participaient à cette fête afin de profiter de la bière distribuée gratuitement toute la journée. Faute de moyen, cette tradition est actuellement suspendue".
D'après le guide Michelin, nous devrions pouvoir trouver sur un mur, dans une des rues de la république, le texte de la Constitution d'Uzupis. Pour pénétrer sur le territoire uzupien, nous traversons un pont de bois (il y en a sept, en tout, qui relient Uzupis au reste de la capitale) sur lequel sont attachés des cadenas rouillés - et oui, ici aussi ! Tradition internationale... En nous penchant au-dessus de la rivière, nous découvrons une chaise de bois attachée par des chaînes au vieux pont, à une hauteur permettant de s'asseoir en laissant tremper ses pieds dans l'eau.
A l'entrée de la rue Uzupio qui démarre après le pont, une grande banderole dressée entre les deux premières maisons de la rue accueille le visiteur avec le logo de la République (une main ouverte avec un rond plein au milieu de la paume, pour signifier que l'homme ne possède rien) et un slogan ou une injonction dont je suis incapable de deviner le sens. On sent tout de suite que l'endroit, comme tout ancien squatt d'artistes, a sa petite touche de folie, d'aspiration à la liberté de penser, d'être, de ressentir et de vivre, tout simplement. Du moins on ne peut que l'imaginer, car les températures hivernales maintiennent encore en hibernation les esprits créatifs. Seule une sirène de pierres grises osent se prélasser au bord de l'eau, pour l'instant.
Passé le pont, le premier établissement que nous apercevons sur notre gauche est un café-restaurant en briques rouges et bois, Près de la porte de bois, une plaque a été vissée au mur, commémorant les liens unissant Uzupis et Montmartre. Un parasol gris sale replié laisse deviner les heures chaudes de l'été où il doit faire bon savourer un verre entre amis sur la terrasse de la guinguette, au bord de l'eau, sur les tables en bois vermoulu, face à la cathédrale orthodoxe toute blanche qui s'élève sur l'autre rive - hors les murs de la république. Le froid ambiant nous incite à entrer dans le bar et à nous y réchauffer quelques minutes avec un thé pour maman, un café pour papa et moi. Sur les bancs en mousse recouverte de cuir, je regarde le décor inspirant. Des peintures au mur, des rideaux lourds assombrissant la pièce, des napperons de dentelle blanche sur les petits meubles coincés contre les murs. Quels drôle d'énergumènes viennent vivre ici, sur cette espèce de presqu'île, pour laisser libre court à leur imagination et s'extirper du carcan de la bien-pensance ? Nous n'en saurons rien et ne verrons aucun specimen lors de notre balade dans les rues d'Uzupis. Sans doute aurait-il fallu, pour cela, connaître les adresses où vivent ces communautés. Je lirai un peu plus tard que le terme Uzupis signifie "au-delà de la rivière", et que le quartier est devenu très bobo, beaucoup plus sage que ce qu'on peut imaginer lorsqu'on entend parler pour la première fois de cette étrange république.
Après avoir attendu de longues minutes pour pouvoir régler nos consommations, nous remettons chapeaux, écharpes et manteaux pour affronter à nouveau le froid et aller un peu plus au coeur d'Uzupis. Sur les murs des maisons défraîchies, des prospectus à moitié déchirés et décollés annoncent les événements culturels passés ou à venir : concerts, conférences sur la situation politique en Europe, cours de yoga, etc. Juste à côté de notre guinguette, le restaurant Bel-Ami
La rue Uzupio monte doucement mais sûrement, coupée à la moitié de sa longueur par la place au milieu de laquelle se dresse l'ange de bronze d'Uzupis : un ange aux ailes déployées, s'apprêtant à souffler dans une trompette d'airain. C'est donc ici qu'il faut se représenter le rassemblement annuel festif, copieusement arrosé de bière...

La rue Uzupio semble plutôt bien entretenue, avec des boutiques proprettes et des façades assez impersonnelles. Finalement, on devine bien que le quartier doit attirer les touristes et se fait un devoir de toilettage régulier. En revanche, dans les petites rues transversales apparaissent vite des murs suintant la vétusté, et des fresques murales colorées. Quelques petits bars sont ouverts mais ne peuvent pas encore sortir les tables dans la rue, il fait trop froid pour ça. Mais assurément l'ambiance doit être différente en été, lorsque tout le monde est dehors en terrasse.
Au niveau de la place de l'ange, nous tournons sur notre droite pour nous engager dans la rue Paupio. Sur un très long pan de mur, la rue Paupio expose des peintures ou dessins, mais aussi le texte de la constitution de la République. Une vraie constitution, pour exprimer les valeurs fondamentales des citoyens d'Uzupis. Sur 24 panneaux, la constitution se dévoile en lituanien, en français, en russe, en anglais, et tant d'autres langues. Les 41 articles de cette constitution me font chaud au coeur, ou sourire. Moitié bon sens et humanisme, moitié absurdité et humour, comme l'article 3 (L'homme a le droit de mourir, mais ce n'est pas un devoir), ou l'article 13 (Le chat a le droit de ne pas aimer son maitre mais doit le soutenir dans les moments difficiles). J'aime et endroit, j'aime les gens qui ont écrit cette constitution. J'aime particulièrement les trois derniers articles, qui sonnent comme des injonctions :
Ne conquiers pas
Ne te protège pas
N'abandonne jamais
Nous revenons sur nos pas et poursuivons dans la rue Uzupio. Ca monte sans dicontinuer. Une librairie attire notre attention sur la gauche. Nous descendons quatre marches d'escalier raides pour pénétrer à l'intérieur. Papa et moi sommes ravis de trouver le texte de la constitution sur de grandes cartes, que nous nous empressons d'acheter. La mienne figurera en bonne place dans mon appart, à mon retour en France.
Cette boutique chargée d'histoire donnerait bien envie de faire un voyage dans le temps. Mais nous ne pouvons nous encombrer de tout ce savoir, malheureusement, en tout cas pas moi. C'est étonnant, en tout cas, de trouver ici autant de livres en français.
Nous remontons dans la rue, et décidons de nous séparer pour suivre chacun des routes différentes et nous retrouver en bas sur le pont un peu plus tard. Je m'engage dans une petite ruelle qui doit rejoindre la rivière par un genre d'escalier en zig-zag. Les murs de la ruelle sont franchement en piteux état, couverts de tags. Les fenêtres sont même murées. Je retrouve là l'aspect squatt qui m'avait frappée également lors de ma découverte du quartier hippie de Christiana au Danemark.






Je passe la tête par une porte ouverte donnant sur une grande cour intérieure pavée. De vieille voitures bien amochées stationnent sur la terre imbibée d'eau. Les murs semblent en ruines, le toit est réparé grossièrement avec des planches de bois . Des escaliers en fer et en pierres conduisent aux portes rouillées d'habitations délabrées. Les rambardes sont de guingois, à mon avis celui qui s'appuierait dessus malencontreusement se retrouverait quelques mètres plus bas aussitôt. A mon retour à Paris, j'en lirai un peu plus sur la république d'Uzupis et apprendrai que ce quartier a d'abord été celui des artisans et des moulins, et qu'il a abrité une communauté juive importante, décimée entre les années 41 et 44. Les marginaux trouvèrent alors refuge dans ces lieux laissés à l'abandon, avant que les artistes décident de s'y établir pendant l'ère soviétique. Et comme tout ancien squatt d'artistes, Uzupis devient le quartier à la mode, très tendance, aussi bien pour les bobos locaux que pour les touristes.
Ceci dit, lors de ma descente vers la rivière, le long de ces murs décrépis et écroulés à certains endroits, je trouve l'atmosphère plutôt glauque et peu inspirante. Le froid et l'humidité contribue sans aucun doute à cette impression globale. Quelques fresques ou tableaux suspendus signalent que des artistes sont passés par là.
J'arrive au bord de la Vilna en longeant un parc où il doit certainement faire bon pique-niquer en été mais qui pour l'heure n'est pas très accueillant avec ses chemins de terre détrempée. Je traverse un pont - quittant donc la république - pour aller voir d'un peu plus près la statue du poète lituanien Adam Mickiewicz. C'est fou comme les bords de la Vilnia donnent l'impression de basculer dans un petit village de province, alors que le retour sur les berges de Vilnius, hors République d'Uzupis, nous ramènent à la civilisation moderne. Non loin du poète, un genre de petit kiosque est entièrement recouvert de drapeaux multicolores évoquant les moulins à prière tibétains. Je longe la rivière et retrouve mes parents devant le pont que nous avons emprunté pour entrer dans Uzupis. Il nous faut maintenant remonter vers le centre ville puisque la rivière et Uzupis se trouve en contrebas. Ca va tirer dans les jambes de papa, c'est certain, il ne va donc pas falloir tarder à rentrer reposer les pieds à l'hôtel. Nous décidons de nous séparer encore. Mes parents vont prendre le chemin de la porte de l'aurore tranquillement, pendant que je vais m'aventurer dans les petites rues de Vilnius en prenant mon temps pour rentrer. Je m'éloigne donc pour faire des repérages.
Je retrouve la rue Pilies et remonte l'alignement de jolies petites boutiques s'offrant aux regards des piétons de part et d'autre de la rue piétonne pavée. Les façades sont plus ou moins bien entretenues et restaurées. Des trois capitales, Riga semble la plus en retard dans sa reconstruction, bien que je sois personnellement sensible à son charme. A moins que je lui ai tout de suite trouvé du charme parce que c'était mon point de chute pour quelques temps en arrivant du Mexique. Ma porte d'entrée pour un autre monde, si différent... C'est fou, d'ailleurs, comme le Mexique me semble déjà loin. Tout l'Amérique centrale, en fait, et l'ensemble de l'étape outre Atlantique.
Pendant toutes les années où j'ai rêvé de voyager, j'ai toujours refusé d'envisager les sauts de puce d'un continent à un autre. J'avais envie de passer progressivement de la découverte d'une culture à une autre, par des transitions en douceur. Raison pour laquelle je n'ai pas choisi de prendre les billets d'avion tour du monde, avec lesquels on peut mettre le pied sur tous les continents facilement et pour un moindre coût. Lorsque la possibilité de partir est arrivée, j'ai décidé de limiter le voyage à un an, puis un an et demi. En refusant de prendre les billets tour du monde, ça réduisait le nombre de pays et de continents que je pourrais découvrir. Malgré tout, ce voyage aura comporté deux gros déphasages, deux changements radicaux. Du Maroc aux Etats-Unis, puis de l'Amérique centrale aux pays d'Europe de l'Est. Dire qu'il y a deux semaines je me baladais encore en tshirt sous un soleil de plomb, à tenter avec Titi d'apercevoir un jaguar dans la jungle... Je suis heureuse d'être à Vilnius, j'en ai rêvé depuis longtemps et j'ai plongé avec un vrai bonheur dans cette atmosphère balte beaucoup moins exubérante et beaucoup plus fraîche. Mais une partie de moi ne veut pas tourner la page trop vite sur le continent américain.
Je me secoue les puces et redresse la tête pour admirer les lampions mutlicolores qui décorent une petite ruelle. Entre ma nostalgie des mois écoulés sur un autre continent, mon angoisse quant à l'obtention de mon visa pour la Russie, la conscience que la fin du voyage approche, la présence de mes parents qui me ramène dans un cocon familial qui me manquait, et mon plaisir de me fondre dans l'atmosphère balte mélancolique, mes pensées partent dans tous les sens et mon coeur est un peu perdu. Reviens à Vilnius, Pat ! Ce voyage sera bientôt derrière toi, peut-être ne connaîtras-tu plus jamais cette sensation intense d'être pleinement dans l'instant présent, cette liberté de pensée et d'action qui donne un sentiment d'immortalité, de toute puissance. Alors reviens tout de suite et profite,..
J'arrive au croisement de la rue Pilies et de l'avenue qui tourne autour de la colline sur laquelle se dresse la tour de Gediminas, vestige du château de Vilnius.




On y montera sûrement avec mes parents. Derrière cette première colline, une autre prend encore plus de hauteur et offre à la vue des passants ses trois croix monumentales pointant vers le ciel. Ces croix commémorent les victimes du stalinisme et les déportations de 1941. Mais je lirai plus tard qu'avant ces croix de béton, ce sont trois croix de bois qui avaient été érigées à cet endroit, en mémoire de l'assassinat de sept moines fransiscains, tués au 14è siècle par des lituaniens non croyants. Lorsque ces croix s'écroulèrent en 1869, les autorités impériales russes ne permirent pas qu'elles soient remplacées. L'occupation par l'armée allemande donna l'occasion d'élever au même endroit trois nouvelles croix en béton, qui seront à leur tour détruites par le gouvernement lituanien soviétique. Il faudra attendre 1989 pour que la colline retrouve ses trois croix.
Je marche jusqu'à la place de la cathédrale immense et blanche, à côté de laquelle la statue de Gédiminas, fondateur de Vilnius, salue les passants. Je remets la visite à plus tard avec les parents, et décide d'emprunter la grande artère commerciale qui remonte dans le centre par le quartier moderne : Gedimino prospect. Changement d'ambiance ! Ici les lituaniens et les touristes font du shopping et cassent la croûte chez Mac Do. A mi hauteur, je tombe sur le théâtre national, dominé par les trois muses sculptées dans une pierre noire et portant des masques dorés que je trouve assez effrayant, pour tout dire...
Après avoir admiré les façades peu mises en valeur par le gris du ciel, je quitte l'avenue et prends sur ma gauche la direction de la porte de l'Aurore. Très vite, les rues perdent de leur animation et prennent un aspect plus délabré. Sans le savoir, je suis entrée dans un des deux anciens ghettos juifs de Vilnius. Je ne m'en apercevrai que lorsque je tomberai sur la plaque commémorant la séquestration et l'extermination de 40 000 juifs dans ces ruelles pendant la seconde guerre mondiale. Un des deux ghettos accueillait les personnes âgées, les malades, les faibles. L'autre, le plus grand, concentrait la population en capacité de travailler.
La plaque se trouve à l'entrée de la rue Stikliu, qui débouche sur la place de l'hôtel de ville, au milieu de laquelle trône un écran géant diffusant des spots en rapport avec le festival du film. Me voilà à quelques centaines de mètres de l'hôtel. J'ai l'idée de passer voir si le magasin d'ambre devant lequel nous nous sommes arrêtés avant d'aller déjeuner est ouvert à présent. Je remonte vers la Porte de l'Aurore et arrive devant la boutique juste au moment où le propriétaire ouvre la porte pour le quitter et aller profiter de sa fin de journée ailleurs.




Il accepte gentiment de prendre quelques minutes supplémentaires pour me vendre le couple de chouettes. Je repars avec mon petit paquet, et rejoins mes parents dans la chambre d'hôtel sous les toits. Je les trouve détendus, papa allongé sur son lit, maman se cultivant avec le guide Michelin sur les pays baltes. Ils ont pu reposer un peu leurs jambes, ayant pris leur temps pour rentrer. Maman nous parle de la colline aux croix, lieu de pélerinage lituanien, au nord du pays. Elle aimerait bien qu'on y passe en prenant la route du retour vers Riga. Nous votons pour également.
Pendant que maman a le dos tourné, je mets sur son lit la petite boîte contenant le couple de chouettes. Lorsqu'elle la découvrira, je lui glisserai en douce que je cherche une idée pour un cadeau à offrir à papa. J'espère bien trouver quelque chose demain.
Nous prenons un peu de temps pour rester tranquilles encore un moment ensemble dans la chambre, avant de descendre à la nuit tombée pour manger un morceau. Cette fois, nous choisissons un petit resto russe sur la place de l'hôtel de ville.
Le soleil nous sourit le lendemain matin pour démarrer une nouvelle journée bien plus rieuse. C'est fou comme l'atmosphère change avec quelques rayons de soleil ! D'un coup, les couleurs de la ville ressortent avec force sur fond de ciel bleu. Après un petit déjeuner copieux, nous sortons pour un programme de découvertes chargé. Le froid n'est plus aussi intense mais les manteaux restent de mise. Alors que nous prenons la direction du centre, nous passons une fois de plus devant les petites boutiques de bijoux en ambre. Cette fois, je trouve la bague que mes parents veulent m'offrir depuis leur arrivée dans les pays baltes. Je suis heureuse d'arborer à mon petit doigt un cadeau de mes parents, qui restera un souvenir de nos retrouvailles en Europe de l'Est pendant mon voyage - notre voyage, devrais-je dire, tant mes parents continuent à me dire que depuis le premier jour ils m'ont suivi partout...
Nos pas nous conduisent d'abord vers les ghettos juifs. Nous voulons voir la seule synagogue de Vilnius qui ait survécu à l'occupation allemande puis soviétique. En nous rendant dans la rue Pylimo, nous tombons sur une petite place pavée, dont l'attraction est un énorme oeuf de pâques en plâtre peint, posé sur un pilier rond. Depuis 2003, cette oeuvre de Lijana Turskytė symbolise Pâques qui apporte le printemps à la capitale lituanienne, mais aussi la reconstruction et la renaissance de ce quartier de la ville. Un peu plus loin dans la rue Pylimo nous arrivons devant le portail de la synagogue. Il faut appuyer sur un interrupteur pour pouvoir entrer. Nous nous demandons si les visites sont vraiment ouvertes, lorsqu'un homme sortant sur le parvis nous invite à pénétrer à l'intérieur de l'édifice religieux. Les couleurs bleu et jaune dominent dans la grande salle où s'alignent des bancs de pierre blanche. Nous commençons à déambuler seuls pour regarder d'un peu plus près les livres et écritures saintes entassés ou suspendus contre les murs, jusqu'à ce qu'une dame d'une cinquantaine d'années s'approche de nous et nous propose des commentaires sur l'histoire du lieu. Elle s'exprime en anglais, nous nous laissons donc guider, et apprenons entre autre que cet endroit a été préservé pendant la guerre parce que les allemands l'ont utilisé pour y stocker des médicaments. Ensuite, les soviétiques utiliseront l'espace pour installer une usine de transformation de métaux. Nous restons une bonne demi heure à échanger avec la dame, avant de la remercier et de sortir. Un peu plus loin, dans la rue Rudninku, nous entrons dans la petite cour d'un bâtiment banal aux murs jauen pâle, pour y trouver la plaque signalant l'emplacement du Judenrat, sorte d'institution juive placée sous l'autorité des allemands pour régir le ghetto.

Puis nous retrouvons la grande artère qui passe par l'hôtel de ville, et descendons vers la cathédrale catholique, dédiée à Saint Stanislas. Au passage, nous nous arrêtons pour déjeuner.
Nous furetons dans les petites rues du centre jusqu'à la place de la cathédrale, en passant par le palais qui fut donc squatté par Napoléon. Nous allons chercher le funiculaire qui monte jusqu'à la tour de Gédiminas. De là-haut, la vue est magnifique sur les toits de la ville et les paysages alentours. La vue sur Tallinn depuis le château est plus jolie, mais ce panorama vaut le détour. On voit bien les trois croix blanches sur l'autre colline, le parlement, les coupoles des églises, la forêt qui reprend ses droits aux frontières de la ville.
De retour quelques mètres plus bas, nous allons visiter la cathédrale très haute et très sobre, comportant une chapelle dédiée à Saint Casimir, auquel les lituaniens vouent un culte spécial. Casimir a d'ailleurs droit à son pélerinage. A une vingtains de mètres du bâtiment se dresse une espèce de campanile d'une belle hauteur. La cathédrale habrite dans ses cryptes les dépouilles de personnalités historiques lituaniennes, dont je suis incapable de retenir les noms.
Lorsque nous sortons de la cathédrale, papa signale que ses jambes ont fait assez d'exercice pour la journée. En effet nous avons déjà bien cavalé depuis le début de la matinée. Il va prendre un taxi pour rentrer à l'hôtel, pendant que maman et moi prendrons tout notre temps pour revenir vers la porte de l'Aurore.
Nous rentrons par la rue Pilies, que maman n'avait pas encore vue. Nous entrons dans les boutiques. Maman trouve un mug super mignon aux couleurs locales, qui ira très bien avec celui qu'elle rapportera également de Riga. Quant à moi, je trouve enfin un cadeau pour papa en entrant dans une librairie qui propose des ouvrages en français. L'auteur évoque l'âme des pays baltes à travers plusieurs portraits récoltés pendant son voyage dans ces contrées. Vivement qu'il le lise, pour que je puisse le lui emprunter après ! L'ouvrage nous est recommandé par le libraire, et celui-ci tombe juste car papa sera ravi par sa lecture.
Nous quittons un instant la rue Pilies pour découvrir la rue de la Littérature, joliment et originalement décorée de textes et sculptures fixés sur les murs bleus, jaunes, verts des maisons.




Le soleil iradie, les petites rues sont pleines de charme avec ces couleurs mises en valeur par le temps magnifique. Alors que nous revenons vers Pilies, une litanie accompagnée de tambourins attire notre attention. Allons bon, qu'est-ce qu'il se passe ? Nous repérons un peu plus loin un groupe de personnes qui s'approchent, hissant au-dessus de leurs têtes des drapeaux multicolores et un drôle de soleil jaune en papier encadrant un autre soleil noir souriant. Quelques uns dans le groupe ont le crâne rasé et portent des tuniques blanches recouvertes - températures hivernales obligent - par des pulls ou des manteaux. Hare Krishna scande le groupe, en marchant d'un pas régulier. Vision un peu incongrue, on ne s'attend guère à rencontrer ce genre de communauté lorsqu'on se promène dans Vilnius.
A quelques dizaines de mètres de la porte de l'Aurore et de l'hôtel, maman veut tenter à nouveau d'entrer dans l'église Saint Pierre et Paul, qui était fermée hier après-midi. Cette fois-ci, et pour notre plus grand bonheur, la porte s'ouvre. Nous nous apercevons que nous tombons en pleine représentation. Un jeune homme et de jeunes femmes costumés à la mode du Moyen Age font le service d'ordre. Un public nombreux écoute, sagement assis sur les bancs de bois, des chants dont l'harmonie nous enchantent immédiatement. C'est doux, mélodieux, enveloppant. Nous nous approchons des derniers bancs du fond, mais ne voyons pas la chorale. Celle-ci se tient visiblement aux pieds de l'orgue, sur le balcon qui domine l'entrée de l'église - donc au-dessus de nos têtes. Cette configuration est des plus étranges, dans la mesure où le public, lui, est tourné vers le choeur. Autrement dit, tout le monde tourne le dos aux artistes ! Bon, c'est un peu frustrant de ne pas voir la chorale, mais quel plaisir nous avons à les écouter ! Petit moment de grâce... Dommage que papa ne soit pas là, je suis sûre qu'il aurait aimé lui aussi. Je garde un oeil sur maman, extrêmement sensible à la musique - au point que celle-ci provoque parfois un débordement d'émotions incontrôlables. La musique a ce pouvoir également sur moi, d'ailleurs...
Nous sommes arrivées à la fin de la représentation. Une demi heure après notre entrée dans l'église, la chorale termine son dernier chant. Le public se lève alors et se tourne enfin vers les artistes pour leur adresser des applaudissements nourris.
Au moment de reprendre le chemin de l'hôtel, nous décidons d'une dernière visite juste à côté, à quelques mètres en direction de la porte de l'Aurore. Nous entrons dans l'église Sainte Thérèse. Sur la gauche, un long couloir mène au choeur de l'église. Sur la droite, un escalier monte dans l'alcôve qui abrite la statue de Thérèse d'Avila. Nous montons silencieusement les marches, pour ne pas perturber la dizaine de femmes recueillies devant la statue. Fichu sur la tête, assises sur les bancs de pierre longeant les murs de la petite chapelle qui surplombe la rue (qu'on aperçoit à travers une rosace vitrée), les femmes restent immobiles et ne nous prêtent pas attention. Nous restons là quelques minutes, avant de les laisser dans leur contemplation pour aller jeter un oeil à l'église en bas.
Lorsque nous retrouvons papa à l'hôtel, il est rentré depuis peu. Lui aussi a pris son temps et savouré un café avant de remonter dans la chambre. Nous nous racontons nos balades respectives, et descendons un peu plus tard pour aller dîner une dernière fois dans Vilnius, avant notre départ demain matin.
Je n'ai pas vu le temps passer... Ce retour à Riga signifie que cette parenthèse familiale est quasiment terminée. Les journées se sont enchaînées tellement vite ! Ils sont arrivés hier, ils repartent demain... Je sens que cette nouvelle séparation va me perturber, comme je craignais que cela soit le cas après la visite de Julie, et après celle de Titi. En même temps, je sais que le quotidien et la nécessité de me concentrer sur la suite de mon parcours m'aideront à ne pas me laisser aller à la mélancolie. Show must go on... Au cours de cette aventure, chaque séparation aura été un déchirement, mais aussi l'occasion d'aller au devant de nouvelles rencontres.
Le jour du départ, le soleil rayonne dans la cour mais n'a pas encore atteint le pare brise de la voiture envahi par le gel. Nous chargeons les valises en lançant la ventilation. En levant les yeux, nous apercevons trois montgolfières dans le ciel bleu. Un peu plus loin, un rassemblement a lieu.








Les montgolfières resteront un bon moment dans notre champs de vision en quittant la capitale lituanienne.
Maman s'installe au volant, je repère la colline aux croix sur le GPS, et c'est parti ! Au revoir Vilnius ! Retour aux paysages forestiers et campagnards, sur fond de ciel de plus en plus gris. Au moins il ne pleut pas. Nous prenons la direction de Kaunas. La colline se trouve à peu près à mi-chemin entre Vilnius et Riga, avant la frontière. J'ai hâte d'y être. En attendant, appareil photo sur les genoux, je guette les jolies vues sur les petits villages et les fermes qui apparaissent par intermittence au milieu des pins et des bouleaux. Maman s'inquiète de la monotonie des paysages qui m'attendent dans mon périple entre Riga et Moscou. Bon, je peux comprendre que ces longues lignes droites et plates à travers la forêt ne fassent pas rêver grand monde... Mais voilà, moi ça me fait rêver. En tout cas la perspective de passer plusieurs journées de vélo d'affilée sans beaucoup de distractions ne me fait pas peur. Je ne redoute pas du tout de m'ennuyer.
Au contraire, j'ai hâte ! Probablement est-ce parce que les 800 kilomètres qui m'attendent pour rejoindre Moscou signeront mon retour sur le vélo, que je n'ai quasiment pas touché depuis l'arrivée de Titi à Cancun, il y a un mois. Comme chaque fois après une pause dans le périple, je suis impatiente de retrouver la sensation de liberté qui m'envahit dès que je me remets en mode itinérance. Alors peu importe la monotonie du paysage. Et puis j'ai tellement attendu cette rencontre avec l'atmosphère des pays de l'est que je ne vais pas me plaindre de pédaler plusieurs jours dans cette forêt émergeant doucement de sa torpeur hivernale. "Sans doute verras-tu les bourgeons s'ouvrir pendant ton parcours" remarque maman, qui aurait bien voulu voir un peu plus de fleurs et de feuilles vertes sur les arbres. Et elle a raison, tout au long de mes étapes je verrai la forêt prendre des couleurs printanières.
L'envie d'une pause - café se fait sentir. Nous voilà repartis à guetter désespérément le signe annonciateur du graal boisson chaude. Challenge... Les kilomètres défilent. "Et ça, tiens, c'est pas un café ?" demande papa qui se tortille sur le siège arrière à chaque fois qu'une maison apparaît sur le bord de la route. Et ben non, toujours pas... Les kilomètres défilent, et rien en vue. Jusqu'à ce panneau, enfin ! Restaurant en vue, youpi ! Nous suivons le fléchage. Dans quel plan bizarre allons-nous encore tomber ?
Cette fois la signalisation nous emmène sur une sortie d'autoroute bordée d'herbe verte bien coupée, puis vers le parking bien propret d'un immense centre hôtelier... hyper standing ! Allons bon... Qu'est-ce que c'est que ça, encore ? C'est tout ce qu'on peut trouver sur la route, ce club huppé pour riches touristes venus se prélasser au bord du lac que masque le bâtiment ? On se regarde, dubitatifs. Euh... est-ce qu'on va se faire refouler, avec nos baskets et nos pulls de français moyens ? Nous sortons de la voiture et entrons dans le vaste hall reluisant, accueills par rien moins que deux employées en tailleur et un chargé de sécurité avec badge à la boutonnière. Bonjour bonjour, euh, c'est possible de prendre un café et de faire un petit tour aux toilettes ? Très civilement, les employés nous invitent à passer dans le grand salon aux baies vitrées avec vue sur le lac. Une fois de plus, nous sommes tous seuls, pas d'autres clients dans ce club surdimensionné. Nous prenons nos aises dans les fauteuils confortables, ne boudant plus notre plaisir. Finalement, le luxe, ça peut être sympa aussi ! Bon, l'ambiance est un peu morte en cette matinée grise, mais cela ne nous empêche pas de savourer le calme et la beauté du lieu. La vue est vraiment chouette, et nous allons finir nos boissons chaudes sur la terrasse pour fumer face au lac.
Toutes les bonnes choses ont une fin, nous quittons cet univers VIP pour réintégrer notre belle voiture - tout de même - et boucler les derniers kilomètres jusqu'à Siauliai. Il reste encore une quinzaine de kilomètres à peine à parcourir pour arriver à la colline aux croix, et dejà depuis quelques longues minutes nous scruptons les reliefs du paysage dans l'espoir de voir apparaître de loin ce lieu de pélerinage. Mais où est-elle donc ? C'est pas possible, il reste 5 kilomètres et on ne voit toujours rien ! Pas l'ombre d'une petite butte à l'horizon...
Moi qui imaginais une grande colline et des croix visibles de loin, voilà qu'enfin je découvre un arrondi d'une dizaine de mètres de hauteur, là-bas, au bout de la ligne droite. Une collinette. Qui se détache bien du décor, cependant, car tout autour s'étale une grande prairie verte sans relief. Plus on s'approche, plus les silouhettes des croix se découpent dans le paysage, plus ou moins nettement car la plupart sont emmêlées, imbriquées, entassées les unes sur les autres.




Lorsque nous entrons sur le parking, une file de voitures noires aux vitres teintées attire notre attention. Qu'est-ce qu'il se passe, aujourd'hui ? Des malabars en lunettes noires semblent attendre des personnalités. Nous sortons de la voiture. Le froid nous saisit. La vaste plaine n'offre aucun obstacle au souffle glacial du vent. Je sens que la visite va être brêve... Nous devons parcourir environ deux cents mètres à découvert avant d'arriver aux pieds du monticule - enfin de la colline. L'ambiance est étrange. Des groupes, des familles, empruntent le long chemin qui mène du parking aux croix. De loin nous apercevons une robe de mariée, puis deux. En plus d'être un lieu de pélerinage et de commémoration de l'identité nationale, la colline aux croix est aussi une place symbolique où l'on vient immortaliser son engagement dans la vie de couple. Je plains ces pauvres mariées qui doivent grelotter dans leurs belles tenues peu faites pour les morsures de ce froid glacial.

La colline aux croix est d'abord née de la volonté de résistance pacifique des lituaniens catholiques. Puis, de 1795 à 1918, le lieu réunit les lituaniens qui viennent prier pour la paix,attendant le retour de l'indépendance de leur pays, et commémorant la mémoire des morts et des déportés. Sous l'ère stalinenne, la colline devient, pour les lituaniens, le lieu d'expression de leur attachement à l'identité nationale. Ils continueront, en dépit de tous les efforts des russes pour renverser les croix, à venir en déposer de nouvelles, des rosaires, des statues. Par trois fois le site sera rasé au bulldozer (jen e suis plus surprise de trouver la colline si petite). Mais chaque fois les croix recommenceront à pousser. Les soviétiques finiront par baisser les bras et laisser faire... L'isolement de ce monument, planté au milieu de rien, porte au recueillement. Chacun à notre rythme, nous montons tous les trois l'escalier de bois fixé dans la terre, conduisant au sommet de la colline. A droite et à gauche, de petits sentiers s'insinuent au milieu de cet enchevêtrement anarchique de croix de tous les genres et de toutes les matières, permettant de faire le tour de la colline, La plupart du temps, une date est inscrite sur les croix. Certaines sont très anciennes. D'autres très récentes. On peut d'ailleurs acheter de petites croix dans les deux ou trois boutiques de souvenirs à l'entrée du parking, et venir les planter à côté des centaines de milliers d'autres recouvrant la colline. Quelques grandes statues du Christ accueillent les visiteurs, bras tendus dans un geste de rassemblement. L'une de ces statues, par contre, exprime une tristesse infinie. Le Christ est plongé dans un abattement sans consolation. Assis, les épaules voutées, sa couronne d'épines sur la tête, le menton reposant sur sa main droite, la main gauche pendant sur ses genoux, dans une posture d'abandon ou d'impuissance. Ce doit être l'unique endroit au monde où l'on peut voir un Christ aussi triste.
Parmi les croix orthodoxes et catholiques, j'aperçois avec surprise des étoiles de David. La chappe de nuages gris qui couvrent la colline, la prairie et la forêt alentours, la vision de ce gigantesque amas de croix bancales, arrachées, tombant les unes sur les autres, forcent la prise de conscience. Difficile d'échapper à l'évocation de la réalité chaotique qui a donné lieu à l'émergence de lieu symbolique. Je suis contente que maman nous ait suggéré le détour par ici.
Nous nous sommes perdus de vue pendant nos déambulations sur la colline. Nous finissons par nous retrouver, à nouveau pressés de retrouver la chaleur bienfaisante de la voiture. Après un petit tour par la boutique - où papa trouve un nouveau stylo original à envoyer à son frère Alfio dont la collection grandit à chaque voyages de mes parents - nous nous empressons de remonter en voiture. Non sans avoir remarqué que les voitures officielles ont disparu. Bon, nous ne saurons jamais ce qu'il s'est passé ici pendant notre visite...
Et de nouveau la route défile, et revient la dernière petite excitation du passage de frontière, à la sortie d'un village aussi mort que tous les autres postes frontières. Latvia, nous revoilà ! Je suis contente à l'idée de retrouver Riga, où tout m'est désormais familier. Bercée par la musique, je ne perds pas une miette du paysage, consciente que ce que nous vivons là est très fugace et ne sera bientôt plus qu'un souvenir.
Pour déjeuner, nous nous arrêtons dans un hôtel - restaurant, le restaurant ressemblant plus, une fois encore, à une cantine, façon self service dans lequel il faut faire la queue avec son plateau et ses couverts avant de choisir son plat parmi trois au choix. Nous choisissons plus ou moins au pif car nous ne comprenons rien à ce que les cuisinières tentent de nous décrire. Autant nous nous serons régalés dans les capitales, autant les pauses déjeuner sur la route auront été compliquées et plus aventureuses !
Avant d'arriver à Riga, maman me suggère de prohotographier ces signalisations déroutantes sur l'autoroute, celles qui indiquent les endroits où tout à coup, sur la voie de gauche, on peut faire demi tour ! C'est tellement ahurissant que ça mérite qu'on s'en souvienne ! En plus, bien évidemment, les panneaux sont situés quasiment à l'endroit où il faut s'arrêter et tourner. Impossible d'anticiper son virage, où alors il faut connaître la route par coeur. Nous ne serons jamais témoins d'un demi-tour, et tant mieux d'ailleurs car je pense que cela aurait perturbé maman autant que moi, au volant.
Retrouver Riga signifie aussi, pour moi, retrouver le blog. Et je m'en réjouis, j'ai hâte de raviver mes souvenirs des jours passés, et de les graver dans le marbre avant d'en perdre la précision. Je me suis souvent reproché, pendant toute la durée de mon voyage, de passer autant de temps sur un ordinateur. Mais c'est plus fort que moi, j'ai un besoin impérieux de conserver une trace de chaque instant, chaque impression. Et franchement, je constaterai à mon retour que j'ai été bien inspirée. J'éprouverai un bonheur immense à retrouver la mémoire de cette aventure personnelle fabuleuse, dans son intégralité. Pas juste les épisodes que mon cerveau aura déjà triés inconsciemment, mais absolument tout. Je ne pouvais pas le savoir pendant le voyage, mais face à la solitude et à la frustration que j'éprouverai bien souvent en tentant de raconter ce que j'ai vécu, sans parvenir à partager réellement ce que j'ai pu ressentir, ce qui m'a marquée, l'existence de ce journal écrit aura un effet apaisant. Il suffira que j'y jette un coup d'oeil, que je regarde une ou deux photos, pour réaliser que j'ai bien vécu tout ça et me rappeler en une fraction de seconde les émotions par lesquelles je suis passée, et que j'ai tant de mal à transmettre aux autres lorsqu'ils veulent savoir "comment c'était"...
Quelques mois après mon retour chez moi, une impulsion me poussera à relire un roman que j'avais aimé, ado. Le livre évoque ma deuxième passion : le volley-ball. A ma première lecture, j'avais souligné ou entouré certains passages au crayon de papier. C'est drôle de voir ce qui vous a marqué trente ans plus tôt. Parmi les phrases ainsi anotées, j'en trouverai une qui exprime très exactement ce que je vivrai à mon retour à la vie normale : "Te raconter...? Mais te raconter quoi ? On ne raconte pas une sensation, on la vit..."
Le programme de la fin de journée se dessine. Nous arriverons trop tard pour rendre la voiture à l'agence ce soir. Il faudra donc la rendre demain matin. Ce soir, mes parents doivent prendre leurs quartiers dans un hôtel proche de l'aéroport. Car le surlendemain ils quitteront l'hôtel entre 5h30 et 6h du matin pour prendre leur vol retour pour la France. J'avais initialement prévu de rentrer pour cette nuit à mon auberge de jeunesse et de retrouver mes parents demain matin. Finalement papa insiste pour que je reste avec eux, ce que j'accepte volontiers car c'est tout de même plus simple et puis surtout ça nous laisse encore une soirée ensemble. Nous nous trompons de sortie pour arriver à l'hôtel et nous payons un détour de quinze minutes pour retrouver la bonne direction. Enfin nous nous posons à l'hôtel, et dînons ensemble pour la dernière fois. Est-il utile de préciser que nous serons, encore, quasiment les seuls clients du restaurant ?...
Nous restons un petit moment ensemble dans la chambre de mes parents. Sont-ils contents de leur voyage ? J'ai l'impression de leur avoir fait bâcler leur découverte des pays baltes. Sans doute auraient-ils voulu y passer plus de temps, voir plus de choses, et sans moi ils seraient venus à une période plus ensoleillée, moins froide. Pour papa et maman les pays baltes étaient aussi un vieux rêve. Papa me redira plus tard que c'est un voyage qu'ils ont évoqué quasiment depuis leur mariage. Est-ce que par ma faute ce voyage a été un peu trop rapide ? A contrario, ils me diront aussi à de nombreuses reprises que sans le prétexte de nos retrouvailles, ils ne se seraient peut-être jamais décidés à le faire, ce voyage...




Je décide de partir très vite en bus après le petit déjeuner le lendemain matin, pour aller me débarrasser de mon sac encombrant à l'auberge de jeunesse. Mes parents iront rendre la voiture de location puis prendront un taxi pour me rejoindre dans le centre de Riga. Nous faisons le tri des affaires que je laisse à mes parents pour qu'ils les rapportent avec eux en France. Je garde bien sûr mon sarrouel rouge, trop heureuse de l'avoir récupéré ! Je suis bien contente qu'il m'accompagne sur la fin du voyage.
Comme prévu, après le petit déjeuner je rassemble mes affaires et pars attendre le bus qui me ramènera dans le centre, pour me déposer à côté des anciens hangars à zeppelins, près du marché central. Avant de prendre la direction de l'auberge, je me rends à l'adresse principale du Big Bed, espérant qu'ils aient reçu le courrier de l'agence qui devait me faire parvenir les papiers pour ma demande de visa. J'y retrouve la jeune fille qui avait procédé à mon check-in. Elle me tend la lettre, et je pousse intérieurement un ouf de soulagement. Bon, ça va bien se passer, y a pas de raison, il faut arrêter de s'angoisser pour rien...
Je glisse les documents dans mon sac et repars le sourire aux lèvres. Je retrouve avec plaisir mon quartier, et marche à bonne allure jusqu'à l'auberge. Je trouve l'endroit dans un piteux état. La propreté laisse à désirer, de la cuisine aux toilettes : hier ils ont eu une coupure d'eau. Super. Derrière le comptoir d'accueil, Oleg est en train de brieffer un solide gaillard barbu aux bras tatoués, que j'ai déjà vu lors de mon début de séjour.
J'aime bien ce gars. Derrière son look d'armoire à glace, il dégage quelque chose de doux. Je suis souvent passée derrière lui dans la salle de bain, toujours amusée mais à la limite de la suffocation à cause des fortes effluves de déodorant qui stagnent dans l'air longtemps après sa sortie de la douche. Il n'est pas très bavard, mais très poli, et semble plus éduqué que beaucoup d'autres ici.
Oleg me demande des nouvelles de ma virée avec les parents. Je lui raconte dans les grandes lignes notre périple. Ici tout va bien hormis cette coupure d'eau qui est résorbée depuis peu. Il m'annonce cependant que ce soir l'auberge sera pleine ou presque. D'ailleurs je ne réintègre pas ma première chambre, je vais dormir dans le grand dortoir, celui où restent les visiteurs longue durée. Ca ne me pose aucun souci, et j'installe mes affaires puis vais me changer. J'ai encore un peu de temps devant moi avant de rejoindre mes parents. Je m'asseois dans la cuisine pour changer la carte mémoire de l'appareil photo qui est presque pleine. Je veux en prendre une supplémentaire avec moi pour cet après-midi. Je dois donc en choisir une parmi les cinq autres dont je dispose. Je veux passer en revue chaque carte pour vérifier leur contenu. J'ôte ma carte SD presque pleine, et en glisse une autre dans la fente. Non, je ne peux pas effacer celle-ci. Essayons une autre. Alors que je tente d'insérer la deuxième, quelque chose résiste dans le fond et empêche la carte d'entrer complètement dans la fente. Mon coeur rate un battement... Lentement, je sors la carte, l'inspecte puis retourne l'appareil photo et inspecte le fond de la fente sans distinguer de particulier. Je fais une nouvelle tentative... et la carte refuse à nouveau d'entrer complètement. Mon dieu, qu'est-ce qu'il se passe ? Pas mon appareil photo ! Je veux bien tout perdre, mais qu'on ne me dise pas que mon appareil photo est cassé ! J'essaie de remettre alors la carte presque pleine que j'ai retirée pour commencer ces manipulations. Mais bien sûr, elle ne rentre plus elle non plus. Bien. Pat, on ne panique pas, il y a forcément une explication rationnelle.
J'étale toutes mes cartes mémoire sur la table et les inspecte une par une. J'ai trouvé ! Une des cartes s'est brisée. Un tout petit morceau de plastic noir s'est détaché. Ce qui veut dire... que le morceau cassé est resté coincé à l'intérieur du boitier. Ok. Je vais chercher dans une de mes sacoches mon petit sac bleu qui contient un tas de petits trucs utiles : élastiques, fil à coudre, allumettes, scratch, scotch, ficelle, cadenas, etc. J'en tire un trombone que je déplie pour un faire une pince, espérant pouvoir attraper avec ça le bout cassé de la carte mémoire. Je procède avec mille précautions. Même en fermant un oeil, je ne vois presque rien de ce qu'il y a à l'intérieur de cette satanée fente de trois centimètres de profondeur et d'à peine 3 milimètres d'épaisseur ! J'ai peur de faire plus de dégâts qu'autre chose en ne sachant pas sur quoi j'appuie avec mon fil de fer.
J'étale toutes mes cartes mémoire sur la table et les inspecte une par une. J'ai trouvé ! Une des cartes s'est brisée. Un tout petit morceau de plastic noir s'est détaché. Ce qui veut dire... que le morceau cassé est resté coincé à l'intérieur du boitier. Ok. Je vais chercher dans une de mes sacoches mon petit sac bleu qui contient un tas de petits trucs utiles : élastiques, fil à coudre, allumettes, scratch, scotch, ficelle, cadenas, etc. J'en tire un trombone que je déplie pour un faire une pince, espérant pouvoir attraper avec ça le bout cassé de la carte mémoire. Je procède avec mille précautions. Même en fermant un oeil, je ne vois presque rien de ce qu'il y a à l'intérieur de cette satanée fente de trois centimètres de profondeur et d'à peine 3 milimètres d'épaisseur ! J'ai peur de faire plus de dégâts qu'autre chose en ne sachant pas sur quoi j'appuie avec mon fil de fer. Allez Pat, on se concentre ! Je recommence une fois, deux fois, trois fois, je secoue l'appareil... Mais rien ne sort. Oleg entre dans la cuisine et s'étonne de ce que je suis en train de faire. Je lui explique mon problème. Il me propose son aide, et tente à son tour de localiser le bout de plastique et de le faire sortir de sa cachette.

Mais ni lui ni moi n'arrivons à extraire le bout cassé. Bon... Mon cerveau surchauffe. Ok, Pat, ce n'est que du matériel, ce n'est pas un drame. Tu as aller chez Stockman, ils doivent bien avoir un atelier de réparation comme à la FNAC. Tu es encore quelques jours à Riga, ça tombe plutôt bien, tu auras le temps d'attendre la réparation. Ca va coûter de l'argent, cet argent que tu dois économiser... Bon, voilà c'est ce que je vais faire. Je vais voir si je peux faire réparer l'appareil, combien ça coûte, et puis si je dois terminer le voyage sans photo et bien il faudra l'accepter, c'est tout. Les images, je les graverai dans ma tête, tant pis, qu'y faire ? Je ne vais pas pleurer tous les jours pour ça non plus. Je suis en voyage, je suis en train de vivre la plus fabuleuse période de ma vie, ce n'est pas cette contrariété qui va entâcher ce bonheur.
Je range mon matériel, un tantinet abattue tout de même, et m'apprête à sortir. Je veux faire un saut au cyber avant de rejoindre mes parents, pour télécharger sur une clé USB les photos que mes parents vont rapporter avec eux en France. Comme ça, ces photos seront sauvegardées. Et dans le cas où je pourrais encore me servir de l'appareil photo, je pourrai effacer les cartes mémoires copiées, et les réutiliser pour la fin du voyage. J'ai quand même du mal à accepter l'idée d'être privée d'appareil photo à la veille de mon rendez-vous avec la Russie que j'attends depuis plus de vingt ans....
Pour changer, il fait un froid de canard. Je presse le pas pour me réchauffer et avoir le temps de copier les photos avant de rejoindre mes parents devant la cathédrale Saint Jacques. Je crois que je regarde mes pieds tout au long du chemin que je parcours en mode pilotage automatique jusqu'au cyber, préoccupée. J'entre, copie les photos en créant des dossiers pour que ma mère - la logisticienne de mon voyage - puisse s'y retrouver, puis range tout dans mon sac à dos et pars à la rencontre de mes parents.
Je trouve mon chemin facilement dans les petites rues du centre ville. J'arrive en vue de la cathédrale. Suis-je la première sur place ? Non, ma mère sort du café dans lequel elle était installée avec papa pour venir me chercher. Je m'asseois avec eux dans le décor rustique et chaleureux d'un ultime restaurant hyper standing dont je savourerai le confort en leur compagnie. Ils ont trouvé la bonne place, on est mieux dans un petit salon confiné et chauffé que dehors à la merci du vent froid. Nous ne sommes pas de grands loquaces lorsqu'il s'agit de nos sentiments, mais nos sourires traduisent la conscience d'avoir passé un extraordinaire moment tous les trois et le pincement au coeur de la séparation qui approche. Je ne partage pas tout de suite avec eux mon angoisse au sujet de l'appareil photo. Nous abandonnons le confort du restaurant pour affronter le froid et arpenter encore une fois les rues du centre. Nous n'avons pas pu visiter la cathédrale Saint Jacques lors de nos premiers jours à Riga, elle était fermée. C'est donc le moment d'en profiter. Ensuite nous ne marcherons pas beaucoup. Nous nous arrêterons à la terrasse d'un autre café pas très loin pour prendre une dernière boisson chaude ensemble.
C'est qu'on en aura fait, des kilomètres à pieds, en dix jours. J'apprendrai à mon retour de la bouche de papa qu'il lui aura fallu bien une semaine de repos pour que ses jambes se remettent de cet effort inhabituel. Papa et maman décollent tôt demain matin, ils ont commandé un taxi à 5h30 à l'hôtel pour les conduire au terminal d'embarquement. Alors pour cette fin de journée ils vont rentrer sans trop tarder et préparer leurs affaires sans courir, dîner tranquillement et se coucher tôt. J'ai besoin de confier mon désarroi par rapport à l'appareil photo. On discute de ce que sera mon programme sur les prochains jours. Pour demain en tout cas je le connais : porter mon dossier au bureau des visas pour la Russie, et chercher une solution pour mon appareil photo. Et puis faire le tracé de mon itinéraire de Riga à Moscou, et préparer un plan B pour le cas où je n'obtiendrai pas mon visa...
Je donne à maman la clé USB avec les photos. Elle me laisse sa clé USB en forme de chouette, sur laquelle elle a copié les chansons des Choeurs de l'Armée rouge. Je n'arrive pas à les lire sur mon MP3, mais au moins j'aurai l'occasion de les écouter à chaque fois que je passerai du temps sur un ordinateur pour écrire le blog. Et puis cette clé USB "chouette", je la prends aussi parce que ça fait du bien d'avoir quelque chose de maman avec moi. Tout comme je garde le pull en laine de papa. Bien sûr il m'encombre un peu parce que je n'ai déjà plus de place dans mes sacoches et que j'ai déjà ma polaire et mon sweat, mais c'est pas grave, je trouverai sans problème de la place pour le pull de papa...

Et je ne le sais pas encore, mais ce pull sauvera mes nuits de camping sauvage sous la tente pendant ma traversée de la Lettonie en Russie ainsi qu'en Finlande ! Je n'aurais pas fermé l'oeil sans ce pull, congelée au fond de mon duvet...
Nos tasses de thé et de café sont vides depuis un moment déjà. Nous avons froid. Il est temps d'y aller. L'après-midi tire gentiment sur sa fin, même s'il fait encore jour. Nous marchons vers une rue où nous savons pouvoir trouver des taxis. C'est vraiment étrange, l'émotion n'est pas la même que dans le jardin de Lunel.
Bon, il est vrai que cette fois on ne se dit pas au revoir sans savoir combien de temps durera la séparation, sans nous demander où et quand nous nous reverrons la prochaine fois. Ni si nous nous reverrons - car bien sûr nous avions tous en tête, dans nos embrassades à Lunel, que tout pouvait arriver pendant ce voyage. La trouille que j'avais en partant était largement partagée. Cette fois les esprits sont plus sereins. Je rentre dans deux mois. Qu'est-ce que c'est, deux mois, quand on en a déjà vus passer quatorze avant de se retrouver ?
L'émotion de nos retrouvailles à Lunel, fin juin, ne sera pas non plus la même que celle qui nous a étreints à l'arrivée de papa et maman à l'aéroport de Riga. Même si mes parents seront contents et rassurés de me savoir enfin revenue en France, même si mon retour à Paris marquera pour eux la fin d'une inquiétude constante, mais aussi la fin d'une aventure vécue aussi intensément que moi, c'est ici, en Lettonie, que nous nous sommes retrouvés. Nous le sentons tous les trois, au moment de nous serrer fort dans nos bras, devant le taxi qui attend la fin de nos embrassades pour partir. Pourtant quelle sensation étrange, angoissante et douloureuse, de les voir fermer la portière de la voiture, et s'éloigner en me faisant un dernier coucou par la fenêtre ! Je les sais émus de me laisser seule ici, et moi je suis émue de les voir partir. J'ai hâte de les savoir de retour chez eux, ce qui signifiera que le voyage s'est passé sans problème.
Les deux secondes pendant lesquelles je peux suivre la voiture des yeux avant qu'elle tourne sur la droite et disparaisse de ma vue me serrent le coeur. Voilà, c'est fait. Sur un claquement de doigt, un battement de cil, je bascule à nouveau dans la solitude. Et la conscience de cette solitude s'abat sur moi avec une force déstabilisante.
Je ne suis pas triste, c'est pas ça. J'ai envie de poursuivre ce voyage, c'est certain. Et je retrouve avec plaisir le sentiment de liberté qui caractérise le voyage solitaire. Mais après avoir été au chaud dans ce cocon familial depuis dix jours, j'ai perdu l'habitude de ce tête à tête avec moi-même. C'est comme si d'un coup on me mettait un miroir sous le nez, et que quelqu'un me posait la question : bon, et maintenant ?... Euh, maintenant... et bien je n'en sais rien ! Là tout de suite je me sens un peu perdue. J'éprouve le besoin de me reconnecter avec Riga. Le départ de mes parents, les incertitudes pour mon visa et pour la traversée de la frontière jusqu'à Moscou selon le trajet que je projette, la réparation de mon appareil photo, la question de la vaccination contre les tiques, sont autant d'émotions négatives et de préoccupations qui pourraient me donner le blues. Il faut que je me bouge, que j'évacue, que je passe là, tout de suite, un moment agréable.

J'enfonce les mains dans les poches de ma veste et la chapka sur ma tête pour aller marcher dans les petites rues animées. Manière de me réapproprier l'espace. Besoin de me sentir familière avec cet environnement, de renouer le dialogue avec moi-même. Je profite du coucher de soleil qui enjolive les façades des édifices et accentue les couleurs chaudes du vieux Riga. Et voilà, mes yeux se régalent du spectacle, de la beauté de l'architecture, du sourire des passants, de l'éclat des bijoux d'ambre exposés sur les stands ambulants. C'est vrai qu'elle me plaît ma liberté, ma solitude. Heureusement, d'ailleurs, sinon je ne serais pas en capacité d'apprécier ce voyage et tous ces moments où je laisse libre cours aux pensées que suscitent tous les mouvements et les décors autour de moi. Bien sûr que c'est mon privilège et mon grand bonheur à moi, de pouvoir jouir pleinement de cette sensation quand je suis seule. Mais j'aurais voulu être certaine que mes parents ont senti le bonheur que j'ai eu à partager ces quelques jours avec eux. Ce dont je doute un peu, car aujourd'hui encore je n'ai pas échappé aux allusions sur mon probable soulagement de ne bientôt plus être encombrée par leur présence et de pouvoir reprendre le fil de mon aventure. Est-ce que sans m'en rendre compte je renvoie l'impression qu'on me dérange ?? Je me poserai vraiment la question, car je ne comprends pas ce qui a pu susciter ces petites phrases réccurentes. Dans le fond je sais qu'ils me savent heureuse d'avoir passé du temps avec eux. Et j'imagine sans peine qu'il n'était pas simple pour eux de venir se "greffer" sur une aventure au cours de laquelle je n'ai cessé de crier mon bonheur de jouir d'une liberté absolue. Mais ces moments de partage sont tout aussi importants que le reste. Ils sont précieux à plus d'un titre. Passer du temps avec les gens qu'on aime ressource, redonne des forces, rassure. Autant de sensations dont on se nourrit pour la suite. Et puis ces moments seront aussi les seuls pour lequels je trouverai un écho lorsque je parlerai de mon voyage à mon retour. Le reste du temps, je tenterai de faire comprendre ce que j'ai pu vivre, avec plus ou moins de succès. Pour ces quelques rares moments partagés, il y aura enfin des regards et des sourires complices, un échange.
La nuit tombe, je me refroidis. Je décide d'aller au cyber pour écrire sur le blog mais surtout pour imprimer tous les documents dont j'ai besoin pour ma demande de visa et repérer l'adresse sur un plan. Je cherche aussi sur des forums une solution à mon problème d'appareil photo. Ensuite je prends le chemin du retour pour l'auberge de jeunesse, ma maison.
Il y a du monde aux pieds des escaliers de l'auberge. Apparemment le cendrier a été descendu, pour éviter que les fumeurs encombrent la coursive devant la porte d'entrée de l'auberge. Ce qui est une bonne idée. On se bousculait sans arrêt pour sortir et entrer, et la fumée pénétrait bien sûr dans le couloir ou enveloppait les non fumeurs qui s'apprêtaient à sortir. A part une jeune fille qui ne doit pas avoir 25 ans, le groupe de fumeurs est constitué d'hommes jeunes. Je n'arrive pas à identifier la langue dans laquelle ils s'expriment. Je monte dans mon dortoir et tire de mon sac une soupe pour dîner. Dans la cuisine, je retrouve un jeune que j'ai déjà croisé tous les jours avant mon road trip avec les parents mais avec qui je n'ai jamais échangé que des bonjour le matin ou bonsoir la nuit.




Ce jeune homme semble tout juste sorti de l’adolescence. Il porte ce soir un pull en laine épais bien propre et un pantalon de velours, sa tenue décontractée visiblement car en début de journée je le vois le plus souvent en pantalon de lin sombre, chaussures de ville épaisses et pull fin sous son gros manteau arrivant à mi-cuisse. Il n’a pas l’air de rouler sur l’or, mais il a visiblement un petit trousseau de vêtements très corrects bien que sans fantaise. Pourquoi est-il là ? Pour être logé ici, temporairement pour une longue durée, j’ai du mal à croire qu’il puisse être étudiant. Est-il possible que ce gamin travaille ? Si oui, quel genre de boulot a-t-il touvé ?
Ce soir-là, je ne parlerai pas encore avec Micha. Nous nous contenterons d’un timide « bonsoir, il fait froid ce soir, hein ! » au-dessus de nos assiettes respectives. Il faut dire que les fumeurs reviennent vite envahir la cuisine et n'incitent pas à tenter de grandes conversations ce soir. Ils sont aimables, mais tout ce remue-ménage n'est pas exactement ce dont j'ai besoin là tout de suite.
J'ai la tête dans mon plan d’action pour la journée qui m’attend demain. Et je ressens le besoin de me détendre un peu, de relâcher la tension intérieure que génère ma démarche au bureau des visas. J'opère donc un repli vers le dortoir, pour me mettre en pyjama et me glisser dans mon duvet. Je chercher sur youtube des vidéos des spectacles de Florence Foresti. Les parents ont dîné et m’ont souhaité une bonne nuit par texto. Je m’habitue à l’idée d’avoir à reprendre ma route solitaire. Avec les sketches de Foresti, je trouve exactement ce dont j’avais besoin. Idéal pour oublier mes préoccupations et retrouver un peu de légèreté. Ignorant les allers et venues des autres occupants du dortoir, je ris le plus discrètement possible (pour ne pas déranger mes voisins endormis), jusqu’à ce que mes yeux fatiguent et qu’il soit l’heure de fermer les yeux et de dormir.
Cette fois, j’ai mis mon réveil. On dort toujours aussi bien sur ces matelas en mousse, et il fait suffisamment chaud dans la pièce, malgré la fenêtre entrouverte non loin de mon lit (du moins en début de nuit, car au réveil je la trouve toujours fermée). Il y avait donc gros danger que je sombre dans une grasse matinée. Or, une longue journée m’attend, il ne s’agit pas de traîner !
Je me lève à 6h30, rassemble vêtements, shampooing et serviette de toilette et monte me doucher. J’ai la chance de trouver la salle de bain disponible, ce qui est un sacré challenge lorsqu’on se rappelle qu’il n’y a qu’une seule douche pour un total de 40 lits, et que la plupart des pensionnaires sont des travailleurs précaires, des gens qui se lèvent tôt. Je me dépêche, laisse pendre ma serviette sur le séchoir près des radiateurs de la mezzanine, et descends ranger mon pyjama sous mon oreiller. Puis je prépare mon sac, et emporte toutes les affaires dont j’ai besoin ce matin dans la cuisine. Une femme d’une trentaine d’années mais qui en paraît quarante, ses cheveux blonds mi longs attachés en queue de cheval, prépare le petit déjeuner de ses enfants, deux bouts de chou d’à peine dix-huit mois et quatre ans. Un garçonnet et une petite fille, blonds comme maman. Tiens, je ne savais pas que l’établissement accueillait des familles aussi. Mais pourquoi ne l’aurait-il pas fait, au fond ?
J’allume la bouilloire, et vérifie ce que j’emporte. Trois fois de suite, je check les documents pour la demande de visa. Je glisse dans le sac à dos mon appareil photo, et deux cartes mémoire, dont celle qui est cassée. Je range mon portefeuille, mes gants et ma chapka, mon porte-monnaie, et, au cas où, le câble et l’adaptateur pour cartes mémoires. Il est 7h10. Dans dix minutes je partirai. Je veux être au bureau des visas pour l’ouverture, que je suppose être à 8h30 (mes recherches sur le net n’ont rien donné sur ce point hier soir). Le temps de boire tranquillement mon thé, de manger une pomme que m’apporte Oleg, et je me sens prête à affronter cette journée. Un texto de maman me rassure sur le bon déroulement du retour de mes parents : ils sont dans la zone d’embarquement. Je les embrasse fort et les remercie une dernière fois d’avoir partagé mon voyage de cette façon. Puis, chaudement vêtue, je quitte l’auberge dans la grisaille matinale.
Pour me réchauffer, je marche d’un bon pas. J’ai repéré la route pour me rendre au bureau des visas à pieds. Ce n’est pas compliqué, il faut aller jusqu’au monument de la liberté et remonter l’avenue Brividas jusqu’au numéro 83. Le trajet me prend presque une heure. J’ai bien calculé mon temps. Juste après la statue d'un écrivain, assis au bord d'une petite place sans charme devant un théâtre, la rue Brividas se courbe vers la droite. Sur le trottoir de gauche lorsqu’on arrive du vieux Riga, je devine les vitres de l’agence, à l'angle du carrefour. Au-dessus de la porte l’enseigne annonce en alphabet cyrillique : Centre russe des visas. Un service de l'ambassade installé ici, dans ces locaux du rez-de-chaussée d'un immeuble dont les étages n'ont pas encore été restaurés et semlent recouverts d'une couche de poussière de dix centimètres d'épaisseur.
Je m’approche alors que le ciel se fait de plus en plus menaçant, et tente de voir à travers les vitres. C’est fermé pour l’instant. D’ailleurs je suis seule devant la porte, sur laquelle je peux lire les horaires. Ah, ça ouvre à 9h. Une demi heure à attendre. Et voici quelques gouttes de pluie qui se mettent à tomber, encore hésitantes. Je m’éloigne un peu, rassurée d’être au bon endroit. Je fais du lèche vitrine dans l’avenue pour patienter, trop tendue pour avoir envie de grignoter les pâtisseries que proposent de petites gargottes et qui m’ont l’air bien consistantes. A moins dix, je m’approche à nouveau. Un homme arrive, une malette à la main droite, la gauche à l’intérieur de son pardessus épais. Il se campe à cinquante centimètres devant la porte, au taquet. Il m’a obligatoirement vue. Bon, après tout je ne suis pas pressée, moi. Deux, puis trois autres personnes arrivent. Tout de même, ce n’est pas la queue décourageante à laquelle je m’attendais. Peu à peu des gens affluent, mais au compte goutte. Lorsque la porte s’ouvre enfin, nous sommes six à entrer à la suite les uns des autres, pressés d'échapper à la pluie. Autant dire que c’est le désert !
Cependant, je remarque que tous les autres ont l’air de savoir parfaitement ce qu’ils ont à faire. Même ceux qui se sont assis sur les trois chaises à côté des deux guichets ont des postures d’attente qui n’ont rien à voir avec la mienne. A croire qu’ils savent précisément dans quel ordre on va les appeler (alors que personne ne s’est regardé en entrant). Tandis que moi, je fais un tour complet sur moi-même pour essayer de trouver un affichage quelconque, une machine qui distribuerait des tickets et un tableau électronique lumineux quelque part, pour que je sache quel numéro je dois guetter. Mais je ne vois rien. Enfin rien d’autre que ces deux guichets vitrés et cette entrée vers un couloir et un ascenseur, encadrée par deux drapeaux de la Russie sur pied. Personne ne parle. Personne ne se regarde. Les trois chaises sont occupées, je reste debout et j’attends que quelqu’un surgisse derrière les guichets pour observer la manière dont les choses se passent et deviner ce que je dois faire. J’ai tiré mes documents de mon sac à dos. Tout étant plié dans une enveloppe, je suis prête.
Une porte à côté du hall d’accès à l’ascenseur s’ouvre, laissant passer une, puis deux femmes, en tailleurs uniformes gris, chemises blanches et foulards rouges. L’une est blonde aux joues rebondies légèrement fardées, arborant un rouge à lèvre rouge vif, comme on pourrait imaginer l’archétype de la jeune femme russe. L’autre est châtain mi-long, les traits plus fin et les joues plus creuses que sa collègues. Les deux jeunes femmes échangent quelques mots entre elles, et chacune s’assoit derrière son guichet vitré. Puis, sans que personne n’ait appelé qui que ce soit, deux des visiteurs se lèvent et viennent s’asseoir aux guichets.

Ce que les employées ont l’air de trouver tout naturel. Ah. On se présente comme on veut, faut y aller au culot et personne ne rouspète du grillage de priorité, c’est ça ? Les autres visiteurs n’ont pas bronché. Un homme a pris le siège laissé libre par une des personnes qui discute maintenant au guichet. Evidemment mon bonhomme au pardessus et à la mallette fait partie des deux premiers reçus. Sans hésitation il s’est assis et à glissé ses documents par l’ouverture faite exprès dans le vitrage du guichet. A côté de lui, c’est un jeune homme qui a remis une liste de documents et argumente avec l’employée pour comprendre quelque chose. Je ne comprends pas tout, mais il semblerait qu’il soit déjà venu et que cette fois il veut s’assurer qu’il ne manque plus aucun papier. J’observe ce qu’il se passe et tente de traduire mentalement ce que j’entends. Ahlala, mon russe est très imparfait. Qu’est-ce que c’est rageant, j'ai tout le temps le sentiment d'avoir les mots sur le bout de la langue mais non, ça ne sort pas. Les employées posent des questions, examinent les papiers, saisissent des informations sur leur ordinateur. Un premier demandeur part rapidement, libérant un guichet. Quelqu'un qui attendait debout esquisse un pas mais attend une demi seconde. Personne d'autre n'a bougé. Mais comment font-ils pour savoir qui doit passer ensuite ? L'employée libre jette un oeil sur ce qui doit être un planning et appelle un nom. L'homme qui s'apprêtait à s'approcher va prendre place aussitôt sur le siège en face d'elle. Aïe, c'est donc comme ça que cela fonctionne ? Mais auprès de qui doit-on s'annoncer ? Il n'y pas d'accueil. Bon. J'attends, après tout nous ne sommes pas nombreux. Deux autres personnes sont entrées dans l'intervalle...
Finalement les places se libèrent assez vite aux guichets, et bientôt alors que nous sommes cinq à attendre, l'employée aux cheveux châtains lisses se retrouve libre. Elle a appelé un nom auquel personne n'a répondu. Tout le monde attend sagement. L'employée pose alors une question à la ronde, et par mirace mon cerveau comprend le concept : Est-ce que quelqu'un d'autre ici a rendez-vous ou bien ne reste-t-il que des personnes sans rendez-vous ? Personne ne réagit, je regarde mes voisins, épatée par tant de discipline, et tourne la tête vers l'employée en secouant la tête pour signifier que je n'ai pas de rendez-vous non plus. Qui est la première personne arrivée ? Demande-t-elle alors. Visiblement tout le monde est d'accord sur le fait que c'est moi. Je m'asseois en face de la dame qui me présente un visage neutre. Bon, c'est le moment de la jouer fine. Déjà je suis contente, je priais intérieurement pour tomber sur cette jeune femme plutôt que sur l'autre, qui m'inspire moins. J'ajuste mon sourire le plus avenant et tends les documents que m'ont envoyés l'agence et la compagnie d'assurance, ainsi que mon passeport. La jeune femme détaille attentivement mon passeport, puis jette un coup d'oeil rapide sur les documents de l'agence. Sans même le lire, elle me rend le programme détaillé de mon voyage en Russie. Ce document pour lequel j'ai dû me creuser la tête pour tenter d'élaborer quelque chose de réaliste, au jour le jour, avec précision des lieux d'hébergement pour chaque nuit. "Ca c'est pour vous" me dit-elle sans y prêter attention. Quoi, tu ne le regardes pas mon programme ? Je me suis cassé les pieds, j'ai angoissé à l'idée de fournir un programme crédible, sachant que je ne pourrai bien sûr pas le respecter, tout ça pour que tu me le rendes sans même daigner le lire ?? Si j'avais su... C'est bien la peine de nous demander de fournir des documents inutiles à faire obligatoirement rédiger par une agence agréée ! Bon enfin c'est pas grave, après tout mieux vaut que ça se passe comme ça, l'essentiel c'est que j'obtienne mon visa. Je la vois alors approcher de ses yeux l'attestation d'assurance, que j'ai reçue par courrier à l'auberge de jeunesse. Elle s'approche de la vitre et me dit courtoisement que je dois faire mentionner sur le papier que mon assurance est valable en Russie. Je ne comprends pas bien. Euh, mais, madame, c'est écrit Europe. La Russie est en Europe, on est d'accord ? Oui mais il faut que le mot Russie apparaisse sur le document, me répond-elle, ajoutant : par ailleurs, le voucher et l'invitation sont corrects mais je dois fournir les originaux, pas des copies. Elle m'achève. Je viens de comprendre tout à la fois que la compagnie d'assurance s'est fichue de moi et que l'agence n'a pas fait correctement son boulot.

Lors de nos échanges mails, j'ai bien signalé à la compagnie d'assurance que je partais en Russie. Je fulmine. Ils sont idiots ou ils le font exprès ? On ne me fera pas croire qu'ils ne savent pas, eux, que la mention Russie doit impérativement figurer sur le document... Je fais quoi, maintenant ? Il faut que je les contacte et les mette devant cette bévue. Et puis l'agence est tout aussi peu professionnelle. Eux aussi doivent savoir que seuls les documents originaux sont acceptés. Ils auraient dû tout m'envoyer par courrier postal.
Ca n'est pas dramatique, mais ça me fait perdre du temps. Je reprends mes papiers et sors bredouille du bureau, non sans avoir demandé au préalable par quel moyen on est censés prendre rendez-vous. Comme pour quasiment tout aujourd'hui ça se fait... en ligne exclusivement.
Bien bien bien... Bilan des courses : c'est à la fois galère et finalement pas si compliqué que ça. Au fond je suis un peu rassurée tout de même. Après tout, je n'ai pas l'impression d'avoir suscité plus de curiosité ou de questions que ça de la part des autorités russes, notamment sur mon mode de transport et mon itinéraire. C'est plutôt bon signe. En résumé, si je règle ce problème de papiers, tout devrait se passer comme sur des roulettes. C'est plutôt une bonne nouvelle, ça, non ?
La pluie a cessé, bien que le ciel reste gris-sombre. Je me dépêche de retourner au cyber, pour bombarder mes mails pas contents à la compagnie d'assurance et à l'agence. Et puis je prends la décision de tenter un truc, pour les documents de l'agence. J'ai reçu ces papiers par mail. Et sans réfléchir je les ai imprimés en noir et blanc. Et si je les réimprimais en couleur ?... Ca vaut le coup d'essayer, et de voir comment rendent la signature et le tampon de l'agence en version couleur. Bon, manque de pot, le cyber n'a pas d'imprimante couleur. Je dois en trouver une autre ailleurs. Mais ça tombe bien, à mon arrivée à Riga il me semble avoir repéré des imprimeurs et des agences de voyage et de traitement des demandes de visa, sur le bord de l'avenue face au Stockman. D'ailleurs... je ferais bien d'aller les voir pour trouver une solution à mon problème d'attestation d'assurance. Ce qui me paraît évident, c'est que je n'ai aucune envie de passer une nouvelle semaine ici à attendre une autre attestation, puis une semaine supplémentaire dans l'attente de mon visa. Il faut que ce soit plus rapide. Il va falloir que je prévienne Céline de mon timing, d'ailleurs.
J'ai râlé par mail, il ne me reste plus grand chose à faire au cyber. Je file vers Merkela iela, puis sur Marijas iela. En scruptant les enseignes, je repère un petit panneau qui semble indiquer un copiste. Je reprends espoir. J'entre dans une cour intérieure tristoune et monte les trois marches en béton qui mènent à une porte en fer dont la peinture blanche s'écaille depuis longtemps. La porte grince, j'entre et découvre un atelier bien silencieux et vide. Des tables dressées sur des tréteaux supportent une masse impressionnante de livres et de cartons, au milieu de la pièce. Le long du mur de droite, quatre imprimantes sont alignées. Le mur de gauche accueille ce qui ressemble à une librairie. Au fond, sur des étagères, des ramettes de papier sont stockées. J'ai le temps d'examiner tout ça avant que, du fond de l'atelier, un homme d'une soixantaine d'années et une femme qui pourrait être sa fille sortent à ma rencontre. En réalité ils ne m'ont pas entendue entrer, plongés dans leur discussion et m'aperçoivent par hasard.
Mais la femme m'adresse tout de suite un sourirre avenant et se libère pour venir vers moi, tandis que l'homme répond distraitement à mon bonjour et se préoccupe d'autre chose. J'explique mon besoin d'imprimer des documents en couleur, et crois bon de préciser : c'est pour ma demande de visa. Elle a alors ce commentaire étrange, sur un ton léger mais bizarrement chargé de sous-entendus : "oh mais je ne vous demande pas ce que vous comptez faire de ces documents, moi de toute façon je vais vous les copier en très bonne qualité". Son sourire est aussi franc que son regard. Elle me demande la clé USB. Pendant qu'elle fait les réglages sur sa machine, je regarde autour de moi. Mes yeux tombent sur une jolie couverture de livre, épaisse et dorée. Je prends le livre, caresse la couverture et ouvre le livre pour en respirer le parfum. Je crois que j'aimerais beaucoup faire votre métier, lui dis-je. Ah bon, et pourquoi ? Elle lance l'impression et se retourne, un grand sourire intriguée accroché aux lèvres. Je réponds tout bonnement : oh, parce que j'adore les livres, alors travailler dans cet environnement, toucher et sentir des livres à longueur de journée, je crois que ça me plairait.
Réceptive à l'expression de ma passion, elle laisse de côté les impressions et m'entraîne vers un rayon sur lequel reposent des exemplaires d'ouvrages de différents formats.

Ce sont des livres d'art et d'histoire. Ils font aussi des romans, des essais, des catalogues. La jeune femme est graphiste, elle reçoit les projets et propose la mise en page, avec différentes qualités de papier et de couverture. J'aime l'enthousiasme avec lequel elle me parle de son travail et ça réveille un intérêt au plus profond de moi, faisant écho à des idées vagues qui m'ont déjà traversé l'esprit depuis à peu près la moitié de mon voyage. L'édition, l'impression, le monde du livre... Je crois bien que c'est un univers qui me botterait bien. Et si, après avoir réalisé mon rêve de voyage, j'ouvrais la porte d'un autre rêve en reprenant une activité professionnelle dans le secteur littéraire ? Bon, je n'ai aucune formation pour ça, on ne peut pas dire que je me sente très légitime pour proposer mes services. Mais qui sait... pourquoi ne pas explorer l'idée ? Intriguée par mon intérêt, mon interlocutrice me pose à son tour des questions. Je lui explique mon voyage, mon activité professionnelle précédente, mon goût pour la littérature et pour l'objet livre. Elle va chercher dans son portefeuille une carte de visite. Si un jour je travaille dans ce secteur, elle m'encourage à prendre contact avec elle. "On ne sait jamais, on pourrait être amenées à travailler ensemble". Ravie, je la remercie. La conversation nous emmène sur un terrain plus personnel, et elle me montre des photos de sa fille puis des très jolis dessins que celle-ci réalise déjà du haut de ses 12 ans. Je ne suis pas experte, mais pour une enfant de cet âge franchement c'est plus qu'excellent. "Je ne sais pas si elle en vivra un jour mais en tout cas je l'encourage à développer sa créativité" me dit l'éditrice. L'homme qui l'accompagnait à mon arrivée revient vers l'accueil, une grande règle dans ses mains. Tenez, je vous présente mon beau-père, il est italien. Je sers la mains de l'homme et le salue en italien. Cet accueil chaleureux et tellement simple, depuis que je suis entrée dans l'atelier, me remplit vraiment de chaleur.
Il est temps pour moi de poursuivre mes démarches. La jeune femme m'apporte alors les impressions couleurs : "mon cadeau" dit-elle. Comment ça ? Je ne suis pas sûre de comprendre... Mais elle me confirme, elle ne me fait pas payer le service.
Je sors de cette boutique avec une drôle de sensation. Il y a des choses qui ressemblent à des signes, des clins d'oeil que la vie nous fait. Au mileu de mes préoccupations, cette rencontre inattendue m'a redonné une banane d'enfer. C'est fou comme un échange spontané et sincère peut faire du bien. Ma petite voix intérieure me pousse du coude. L'édition, le livre... Il faut que j'ouvre cette porte, pour aller voir ce qu'il y a derrière....
Je n'ai pas le temps de pousser plus loin la réflexion pour l'instant, car je tombe sur une agence "Visa tourist" un peu plus loin sur Marijas. Encore une cour délabrée, encore trois marches pour accéder à la porte d'entrée, qui cette fois est fermée. Ah, il y a une sonnette sur la droite. J'appuie, mais personne ne vient. Au bout de vingt secondes je fais demi tour pour repartir, quand la porte finit par s'ouvrir. Un homme typé, petit, mate, s'excuse sur le pas de la porte et m'invite à revenir. Son bureau est tout petit, le comptoir prend toute la place de l'entrée et laisse à peine assez d'espace à son ventre rond pour passer dans le couloir, afin d'accèder à une autre pièce au fond. L'homme me demande très civilement ce dont j'ai besoin. Je lui explique mon prblème d'attestation d'assurance, et voilà qu'il m'annonce que pour 10 euros il peut me fournir dans vingt minutes (le temps d'aller faire signer le document) le sésame après lequel je cours. Incroyable ! C'est si simple ? Je tente de lui mettre la pression pour le tester un peu, sachant qu'il est hors de question que je me fasse avoir de dix euros pour un document qui ne me servira à rien. Mais quelque chose me dit que ces agences qui ont pignon sur rue dans le centre de Riga ne peuvent pas prendre le risque de faire d'avoir une mauvaise réputation, s'ils produisent des faux ou des documents inutiles. Je choisis donc de lui donner 10 euros et de lui faire confiance. Je sors arpenter l'avenue pendant vingt minutes avant de me présenter à nouveau au comptoir, pour recevoir mon attestation d'assurance en bonne et due forme. Aussi simple que ça.

Les choses prennent une tournure plus réjouissante qu'en début de matinée. Bon, et bien espérons que le reste de mes démarches soit aussi rassurant. Allez, direction Stockman pour l'appareil photo.
Cette fois-ci je ne fais pas chou blanc mais presque. Au deuxième étage, les deux vendeurs qui se mobilisent pour tenter de me comprendre et de me répondre me laissent très incertaine sur la possibilité de trouver une solution. On ne peut rien faire pour vous ici, mais vous pouvez aller au service après vente de Canon. Un vendeur me note l'adresse sur une carte de visite. Je ne comprends pas bien où ça se trouve, mais visiblement pas dans le centre ville. Plan galère en vue...
J'ai besoin d'un spot wifi pour me connecter à Google maps. Je tente le cnetre commercial en face de Stockman, mais il faut s'enregistrer sur un serveur et ça ne fonctionne pas avec un numéro de téléphone étranger. C'est retour à la case cyber ou bien à l'auberge de jeunesse. Il est presque 15h. J'opte pour un retour à l'auberge de jeunesse. Je prendrai le temps de manger quelque chose dans la cuisine en repérant le service après vente de Canon sur le plan. Il est peu probable que je me rende chez eux aujourd'hui, je ne sais pas à quelle heure ça ferme, mais je prendrais sûrement un risque en me déplaçant cet après-midi. Ce sera ma mission pour demain matin. De toute façon je dois aussi me connecter le plus rapidement possible pour prendre un rendez-vous sur le site du bureau des visas pour la Russie.
J'achète une tomate, une carotte et deux champignons pour faire une sauce pour les pâtes que je compte manger, et je retourne à la maison, un peu plus détendue qu'en partant ce matin. Pas mécontente non plus d'aller me réchauffer un peu après avoir passé toute la matinée dehors, entre pluie et grisaille glaciale. Avant de rentrer au bercail, je prolonge un peu la promenade pour aller repérer la boutique de cyclisme qu'Oleg et son collègue m'avait signalée à mon arrivée, quelques jours plus tôt. J'ai toujours en tête de m'occuper du vélo, dont je dois régler les freins. Je trouve le magazin, fermé le lundi. Je jette un oeil à l'intérieur par la vitre, ils ont l'air bien équipés.
Devant les escaliers de l'auberge, une voiture de police stationne, moteur allumé, un flic au volant, un autre en discussion avec un homme d'âge moyen que je n'ai jamais vu. Et bien décidemment, le quartier est tout de même un peu glauque, il faut bien le reconnaître. Surveillé, en tout cas. Comme tout à l'air calme, je monte les escaliers sans plus me préoccuper de la présence de la police. Direction la cuisine, dans laquelle je trouve ma copine la réceptionniste du Big Bed, en train de manger avec un jeune homme qui vit ici. Je les salue, et discute un peu avec eux. Elle est toujours aux petits soins pour moi, voulant s'assurer que je me sens bien ici. Je me rappelle alors que j'ai oublié de laisser une appréciation sur l'auberge, sur internet. Je promets de le faire dans l'après-midi, et je tiendrai parole. Je fais chauffer de l'eau, et m'installe à table avec mon téléphone et la carte routière des pays baltes que j'ai achetée à mon arrivée. La télé diffuse la série rigolote en russe qui se déroule principalement dans les salons et la cuisine d'un restaurant. J'aime bien cette série. Je ne comprends pas tout, mais j'imagine que c'est un peu le Plus belle la vie russe, avec un restaurant pour décor principal au lieu du Mistral... Je cherche l'adresse de Canon sur Google maps. C'est bien ça, il faut que je prévois bien une heure de marche pour m'y rendre, 45 minutes peut-être. Je dois traverser le fleuve et le longer jusqu'à mi-chemin du pont de la voie ferrée. J'espère vraiment ne pas y aller pour rien.
Je m'attaque ensuite au rendez-vous pour le bureau des visas. Je vais sur le site, mais après plusieurs tentatives j'abandonne : ça mouline, je ne parviens pas à finaliser ma demande. Tant pis, j'y retournerai sans rendez-vous. Je vais laisser passer une journée, et reviendrai mercredi au bureau. Car je compte prétendre revenir avec des originaux reçus de France par courrier exprès.
Je réfléchis alors à ce que je pourrais faire en attendant mon visa. Ce serait dommage de ne pas quitter Riga. Je pourrais partir vadrouiller en vélo en faisant du camping sauvage, histoire de découvrir un peu plus le pays... Et puis je prends le temps de faire des repérages sur la carte pour mon trajet jusqu'à la frontière. Rezekne, ou peut-être Ludza, seront les dernières villes moyennes sur ma route, avant Velikie Louki en Russie, première véritable ville que je trouverai sur ma route après le poste frontière. Soit deux cents kilomètres de forêt et petits villages. Je calcule grosso modo quelles pourraient être mes étapes.
J'en ai fini avec les démarches administratives et ma planification. Il est 19h, le ciel se couvre. Je me rhabille pour sortir. J'ai envie de reprendre contact avec le blog. J'ai besoin de passer un tête à tête avec mes souvenirs de voyage. Echaudée par le gars de la réception, je ne lui parle plus qu'en anglais. J'aurais pu apprendre le vocabulaire pour demander un ordinateur en letton, mais à quoi bon ? On ne va pas devenir potes, après tout. J'entre, paie pour 3 heures d'utilisation, et m'assois dans le grand fauteuil confortable face à l'ordinateur qui m'a été attribué. Casque sur les oreilles, je lance sur youtube les musiques du voyage et repars au Mexique. Je retrouve avec un immense plaisir mes aventures avec Titi. Je revis les sensations, tout est là, et c'est bon de retraverser l'Atlantique et de prendre un peu plus conscience de la chance que j'ai eue de pouvoir vivre tous ces moments inoubliables.
Trois heures plus tard, je remets gants, chapka et veste et sors dans la rue éclairée par les lampadaires pour revenir en Lettonie. Les vingt minutes de marche nécessaires pour revenir au bercail me permettent de faire la transition entre les Caraïbes et le printemps froid de Riga. La lune éclaire les nuages dans un ciel noir. Ca me fait vraiment du bien d'écrire sur le blog. L'attente du visa aura au moins ça de bien, je vais pouvoir rattraper un peu mon retard.

Après une bonne nuit - je me répète, mais qu'est-ce que je dors bien dans cette auberge ! -, je me réveille sans me presser, cette fois. Ce matin je n'ai pas mis de réveil. C'est donc royalement à 8h que j'ouvre un oeil. Je suis presque la dernière à me lever dans le dortoir. Mais celui qui ronfle très légèrement, entièrement recouvert par sa couette, travaille de nuit. C'est la queue pour l'accès à la salle de bain, et il y a foule dans la cuisine. J'en prends mon parti, me fais toute petite et sers des sourires à tout le monde pour me faufiler jusqu'à la bouilloire et préparer mon thé. Après un rapide petit dej et une douche, je pars pour le service après-vente de Canon, pleine d'espoirs et d'appréhension...
Je dois traverser le fleuve par le pont Akments, qui mène à la bibliothèque nationale. Le soleil brille de tous ses feux ce mati, ça fait du bien et l'air de rien, ça réchauffe un peu. Par contre au moment de traverser le fleuve je suis à la merci d'un vent glacé qui ébourriffe mes cheveux, me pousse dans le dos et s'infiltre dans mon cou. J'accélère le rythme, mais le temps de traverser le large fleuve je subis la torture pendant cinq bonnes minutes. Au bout, je descends l'escalier qui part sur ma gauche et commence à suivre lea route qui longe le fleuve. Je dois passer sous le pont de chemin de fer. La balade n'a pas particulièrement de charme. Le long de la rive, les bâtiments de bois aux volets fermés et les parkings à moitié déserts se succèdent. Je marche déjà depuis un bon moment, me demandant si je ne me suis pas trompée d'adresse, si j'ai repéré le bon site sur internet. Enfin j'aperçois un panneau qui me rassure. Je dois m'engager dans une impasse sur la droite. J'ai l'impression d'entrer dans une zone industrielle, je ne vois que des entrepôts. Mais le logo Canon apparaît finalement sur la porte vitrée d'un des préfabriqués. J'entre et me présente à une dame à l'accueil, un peu inquiète car je ne vois que des bureaux, rien qui ressemble à une boutique. La dame m'envoie au premier étage sans plus de questions. Bon, c'est donc bien ici le service après-vente. Au premier, on me demande de patienter pendant qu'une autre dame appelle un de ses collègues. L'homme arrive. Grand, un peu rond, barbu, le regard bienveillant, il comprend l'anglais. Il m'invite à lui montrer l'appareil, en me disant que ce genre de soucis arrive de temps en temps. Il ouvre le boitier, jette un oeil sur ma carte mémoire abimée puis à l'intérieur de la fente. Je retiens mon souffle. Il réfléchit, va chercher une petite pince fine, et s'emploie à chercher le morceau de plastique cassé. Il ne lui faudra que vingt secondes pour réussir à l'extraire, à mon grand soulagement !

Il prend une carte mémoire intacte que je lui tends, l'insère dans la fente, ferme le clapet et allume l'appareil, qu'il pointe vers la fenêtre du bureau. J'entends le déclic rassurant : ça fonctionne ! Hallelujah ! Je suis aux anges, tellement soulagée ! J'en danserais de joie, tellement j'ai eu peur d'être privée d'appareil photo pour le reste de mon voyage !
"Ca arrive le plus souvent avec des cartes mini SD fournie avec adaptateur" - précise le brave homme. "Evitez d'utiliser ce genre de support, prenez plutôt des cartes SD de taille normale". D'accord, c'est noté, et je manipulerai toujours les cartes avec douceur dorénavant. Je range les cartes mémoire et sors mon portefeuille. Je vous dois combien ? "Rien du tout, mais vous pouvez faire un commentaire sur le site de Canon pour dire tout le bien que vous pensez du service après-vente bu bureau de Riga !" Je sors de chez Canon plus heureuse que jamais. Mon appareil fonctionne ! Je revis ! La balade sur ces quais désaffectés valait vraiment le coup !
Je laisse libre cours à ma joie, galvanisée par le soleil, et prends quelques photos des façades en bois délabrées que je trouve sur ma route en reprenant le chemin du pont.
Mon appareil photo est réparé !
En arrivant à proximité de la bibliothèque nationale, une idée me vient. J'entre dans le batiment et me rends à l'accueil. Deux jeunes femmes et un jeune homme discutent derrière le comptoir. L'une d'elle se tourne vers moi. Bonjour madame, je suis française, de passage à Riga pour deux semaines. Pourrais-je utiliser un ordinateur à la bibliothèque ? La jeune femme me répond que je peux obtenir une carte de visiteur. Elle ne me l'aurait pas proposée si je n'étais là que pour un jour, mais puisque je compte venir régulièrement, ils peuvent me donner une carte d'accès nominative, valable pour quelques temps. Excellent ! Je m'installe derrière un écran pour saisir les informations nécessaires à la préparation de ma carte, et dix minutes plus tard un employé me l'apporte, avec mon nom et ma photo dessus. Génial ! Et bien voilà, désormais je viendrai écrire sur le blog ici. Non seulement ce sera gratuit, mais en plus le cadre sera bien plus inspirant. La salle informatique se trouve au troisième étage, ses fenêtres ont vue sur le fleuve et la vieille ville. Ca me changera de l'atmosphère sinistre du cyber.
De plus belle humeur encore, je quitte la bibiothèque avec l'envie de dépenser mon énergie en partant à la découverte de ce quartier de Riga que je ne connais pas. J'ai repéré des coupoles bleues un peu plus loin, par-dessus les toits. Allons voir ce que c'est ! Mon chemin longe d'abord le boulevard Uzvaras, pour atteindre la quartier Agenskalns, qui abrite les universités et le grand parc Uzvaras. Alors que je marche sur le boulevard, je passe devant le musée de l'histoire du rail. Par la grille ouverte, on peut voir de vieilles locomotives exposées sur les anciennes voies à côté du bâtiment. Je traverse le boulevard et entre dans le vaste parc qui déploie ses allées au milieu des arbres et des espaces de verdure sans grande fantaisie. Le temps se couvre. Le ciel prend des teintes magnifiques bien que menaçantes, les nuages proposent un dégradé du blanc au noir. Un orage se prépare, mais j'ai encore un peu de temps devant moi pour me promener. Je fais le tour du parc, découvrant ses lacs entourés de joncs bruns et, proche de l'un d'eux, une grande place dégagée sur laquelle un monument a été érigé ! le monument aux libérateurs de Riga et de la Lettonie soviétiques. Un genre d'obélisque de 79 mètres de haut se dresse entre deux statues. Composé de cinq colonnes fines, chacune surmontée d'une étoile, l'obélisque symbolise les cinq années que dura la guerre contre l'envahisseur nazi, de 1941 à 1945. A gauche, une femme - allégorie de la mère patrie. A droite, trois soldats, regardant la patrie. Le monument a été élevé en 1985 pour célébrer la victoire de l'armée soviétique sur l'Allemagne nazie. Cette place accueille un grand nombre d'événements pendant l'année, mais elle est aussi le lieu de rassemblement traditionnel de la population d'origine russe, à l'occasion des fêtes célébrant la victoire du 9 mai 1945.
Je quitte le parc en prenant la direction des coupoles bleues que j'ai repérées un peu plus loin. Je ne visite pas ce quartier sous son meilleur jour, puisque la grisaille assombrit les rues. Mais mon humeur guillerette et les nombreuses façades en bois vieilli rendent cette promenade vraiment plaisante. J'ai lu, dans les divers documents touristiques que maman a récupérés à l'office du tourisme et m'a laissés, que de ce côté des rives de la Daugava se trouve un joli petit quartier de maisons en bois qui a conservé son caractère du passé, contrairement aux autres. Il faudra que j'aille voir ça ! Au croisement de Nomentnu iela et de Meza iela, je tombe enfin nez à nez avec la splendide église russe orthodoxe aux murs roses bonbon et coupoles bleues. Elle est magnifique ! Ca valait le coup de la chercher. A cette heure-ci elle est fermée, mais rien que la vue sur ses belles façades roses, son toit vert, ses fines colonnades blanches est un régal pour les yeux. Je prends plusieurs photos, puis je reprends ma balade. Cependant, le vent s'est levé. L'orage s'approche, il est temps que je prenne la direction du retour, pour éviter de me faire saucer.

Je rentre comme la veille en milieu d'après-midi, déjeune tard, profite un peu de la tranquillité de l'auberge pour regarder un documentaire sur mon lit, avant de sortir en soirée pour aller une dernière fois au cyber, écrire sur le blog dans cette atmosphère nocture qui me coupe du monde, musique sur les oreilles. Demain je déposerai mon dossier au bureau des visas, et j'ai pris une décision : le jour d'après, je partirai pour une semaine de virée en vélo vers le nord. J'ai envie de retourner le long de la Baltique, dont je n'ai pas assez profité à mon goût. Je monterai donc le long de la mer, et on verra bien jusqu'où.
Comme prévu, je suis à 9h le lendemain matin devant la porte du Bureau des visas. Je n'ai toujours pas rendez-vous, mais nous sommes moins nombreux que la dernière fois et j'ai bon espoir de recevoir un bon accueil malgré tout. Je prie pour que tout se passe bien concernant les documents imprimés en couleur, que je présenterais comme des originaux reçus par courrier.
Nous avons affaire aux mêmes employées que la dernière fois. Elles me jettent un coup d'oeil de temps en temps. Lorsqu'elles ont traité les rendez-vous, je me prépare à être appelée. Cette fois-ci, c'est la blonde au visage rond qui lève les yeux vers moi. Je m'assois devant elle et lui tends les papiers. Elle les consulte un par un, je retiens mon souffle...
Puis elle attrape la souris de son ordinateur et se met à taper sur le clavier. Je me détends : on dirait qu'elle va accepter mon dossier en l'état. Ouf ! Elle reprend mon passeport et me montre mon troisième prénom, Jeanne, me demandant comment elle peut l'écrire en alphabet cyrillique. Euh, je ne sais pas, quel est l'équivalent en russe ? On se met d'accord pour Jana. Je réponds à d'autres courtes questions d'ordre administratif. Je pense que tout est réglé, lorsqu'elle reprend les documents et les repasse en revue, puis s'arrête sur le voucher et l'invitation... Je la vois passer un doigt sur le papier, à l'endroit de la signature et du tampon. Elle se penche vers moi et me dit d'une voix neutre : "Ce sont des copies, il nous faut les originaux". J'ouvre de grands yeux innocents : comment ? Ah non ce sont des originaux, j'ai payé un courrier exprès pour les recevoir. Vous vous souvenez de moi ? Je suis venue ici et votre collègue m'a dit qu'il fallait fournir des originaux alors j'ai fait le nécessaire". Je sais qu'elle se souvient de moi. Je lis le doute dans ses yeux. Elle reporte le regard sur les papiers, hésite trois longues secondes... puis remet tous les papiers dans l'ordre et les glisse dans mon passeport pour les poser sur la pile d'un casier à sa gauche. Elle imprime un document et le tourne de manière à ce que je puisse lire les informations qui sont dessus. Avec la pointe de son stylo, elle récapitule les choses : on vérifie la bonne orthographe (cyrillique, mais bon...) de mes noms et prénoms, les dates d'entrée et sortie du pays, et elle entoure la date à laquelle je dois revenir récupérer mon visa : le 29 avril (dans 9 jours), entre 16h et 17h. Super ! Et mon passeport ? "On le garde, pour y apposer le visa. Vous le récupérerez le 29". Ah d'accord. Bon alors il vaut peut-être mieux que je reste en Lettonie pendant les prochains jours et que mon périple en vélo ne dépasse pas les frontières. D'autre part, sachant que dans les auberges on nous demande systématiquement une pièce d'identité, il va vraiment falloir que je me contente du camping sauvage.
Je vais régler les frais à la caisse puis sors dans la rue, soulagée. Et bien voilà, finalement ça n'était pas si compliqué ! Dire qu'on en fait tout un pataquès de cette obtention de visa pour la Russie ! Franchement, on ne peut pas dire que ce soit difficile de l'obtenir - bon, je ne l'ai pas encore et je garderai un petit stress jusqu'au dernier moment, mais je ne vois pas pourquoi on me le refuserait. Je ne comprends pas bien pourquoi il faut fournir un programme détaillé, puisque personne ne me l'a demandé. Je le garde cependant précieusement, au cas où, pour le passage à la frontière.
Le coeur léger, je me balade dans les rues adjaçantes à l'avenue Brividas, avant de décider de traverser la Daugava, à la recherche du quartier des maisons de bois dont parle mon dépliant touristique à l'auberge. Je reprends le pont conduisant à la bibliothèque, et traverse à nouveau le parc de la victoire (Uzvaras), car j'ai vérifié hier : c'est bien dans des petites rues près du parc que se situe ce quartier d'un autre âge.
En m'engageant dans des allées étroites encadrées par des haies d'arbustes, je tombe dans un dédale de chemins de terre longeant des palissades en bois, derrière lesquelles se cachent des maisons de bois. Suis-je là dans le quartier que je cherchais ? Je n'en ai pas la certitude, mais je suis sous le charme de ces ruelles hyper calmes et champêtres. Certaines maisons sont dans un état d'entretien très approximatif, mais ce côté vieux bois abîmé et peinture écaillée donne une tonalité particulière à ce quartier proche du centre ville mais aux allures de petit village. Je me perds dans ses tours et détours, croisant des mères de famille promenant leurs enfants dans des poussettes, et deux ou trois chiens vigilants mais pas agressifs derrière la palissade marquant leur territoire.
Lorsque la lassitude se fait sentir dans mes jambes, plutôt que de rentrer à l'auberge tout de suite, je décide de me poser à la bibliothèque pour continuer à rattraper mon retard sur le blog. Après avoir rejoint l'originale pyramide que représente le bâtiment, je laisse ma veste gore-tex au vestiaire, mon sac à dos dans un casier fermé à clef, et monte au troisième étage avec une petite pochette transparente prêtée par la bibliothèque et dans laquelle j'ai conservé mon portefeuille, un stylo et un carnet, ainsi que mon téléphone.
Cet accès à la bibliothèque sera vraiment une très agréable surprise. Les ordinateurs sont au top, avec un grand écran, l'atmosphère est très agréable et confinée, et la vue sur la ville et la Daugava très agréable. En entrant dans la salle informatique, dans laquelle il n'y a jamais grand monde, on laisse sa carte de bibliothèque sur le comptoir de l'employée chargée de cet espace, et on va s'installer devant l'ordinateur de son choix. En partant, on récupère sa carte. Me voilà bien installée, inspirée par le lieu. Il ne me manque qu'une bonne tasse de thé ou de café pour que tout soit parfait.




J'y suis tellement bien que j'écris pendant près de 4 heures... J'éprouve un véritable plaisir à écrire, revivre les souvenirs, me rappeler les détails, sentir que peu à peu ce voyage s'inscrit dans le marbre. Je lance sur youtube une radio classique, pour me laisser porter par les notes du piano. Par la grande baie vitrée, je regarde le temps et la lumière changer au fil des heures. Je reste une heure de plus pour revenir sur les pages écrites précédemment, changer quelques mises en page, modifier des décalages dans le texte, intervenus après l'utilisation d'ordinateurs moins performants. Quel plaisir d'avoir du bon matériel ! En revenant sur des textes écrits précédemment je m'abîme les yeux sur les fautes d'orthographes, les répétitions, les fautes de frappe qui me sautent à la vue. Je résiste à l'envie de me plonger dans la relecture et les corrections. La priorité pour l'instant est de ne pas perdre la mémoire des événements et des sensations. Le temps de la relecture arrivera plus tard, à mon retour. Et puis je sais que maman procède déjà à un début de correction, lorsqu'elle copie les textes sur les documents Word qu'elle imprime pour mon père et pour moi.
Un gros boulot m'attend, si je souhaite rendre ce récit lisible, au moins pour moi et ma famille. J'éprouve en tout cas toujours un énorme plaisir, une sensation d'accomplissement, à chaque fois que je prends le temps, comme c'est le cas ce jour-là, de jeter un oeil en arrière. J'ouvre les pages qui racontent la préparation, l'Espagne, le Maroc, les Etats-Unis, etc, et je réalise que c'est bien vrai, j'ai vécu tout ça...
Je reprends le chemin de l'auberge avec un grand sourire aux lèvres. L'air de rien, ça me redonne des forces, aussi, de me rendre compte des merveilles que j'ai pu vivre et voir depuis le 15 février 2015... Alors que je traverse l'affreux pont Akmens (affreux pour le blizzard qu'il faut toujours affronter pour le traverser !), la vue sur l'orage qui s'abat sur le château de Riga est tout simplement magnifique. Le contraste est joli entre les nuages sombres et les toits rouges du château.
Je rentre à la maison, un peu nerveuse et excitée à l'idée de quitter ce foyer familier demain pour repartir sur les routes vers l'inconnu. Je ne fais pas de tri pour laisser ici des affaires dont je n'aurai pas l'utilité. Je préfère garder l'ensemble de mes affaires avec moi, on ne sait jamais. Un coup d'oeil à la météo m'apprend que le soleil devrait être de la partie demain. Heureusement, non seulement pour la chaleur mais aussi pour la beauté des paysages et des couleurs. Je charge l'appareil photo, et explique mon projet à la réceptionniste du Big Bed et aux jeunes hommes qui vivent ici et sont souvent avec elle le soir. Et où vas-tu dormir ? me demandent-ils, inquiets du froid. Quand ils apprennent que je veux camper, ils me disent où aller à Jurmala, mais paraissent douter que les campings soient déjà ouverts. C'est un peu tôt encore, la saison n'a pas commencé. Cela dit, je ne suis pas inquiète : on trouve de la forêt partout, y compris en bordure de mer, je suis certaine de pouvoir me débrouiller pour trouver de quoi dormir tous les soirs.
Après un dernier repas chaud à l'auberge, je savoure une dernière fois une bonne nuit de repos dans mon lit, heureuse de reprendre contact avec la vie itinérante qui commence à vraiment me manquer.
Les prévisions n'ont pas menti : le soleil est radieux en cette matinée du jeudi 21 avril. Voilà qui met en train pour cette première journée sur la route ! Sous l'oeil curieux des pensionnaires de l'auberge, je charge le vélo et adresse un dernier salue à tout le monde avant de prendre la direction du centre ville. L'objectif de la journée est Jurmala, la station balnéaire de Riga. Soit, à peine 42 kilomètres. Une promenade. Je n'ai pas l'intention de faire plus, l'idée étant de découvrir Jurmala et de profiter de la mer et de la plage. Pour la suite, je compte monter vers le nord, mais je verrai au jour le jour.
Je dois commencer par sortir de Riga. Pour cela, je prends à nouveau la direction du pont Akmens. Ou plutot non, je décide de passer par Vansu, le pont par lequel je suis arrivée en venant de l'aéroport, et qui passe juste à côté du château. Quel plaisir de retrouver mes sensations sur le vélo ! Je réintègre ma peau de voyageuse itinérante. Et comme chaque fois, j'ai l'impression de reprendre contact avec la meilleure partie de moi-même. Ca n'a pas vraiment de sens de dire ça, et pourtant...

Ce feeling si particulier n'est pas propre au vélo, ni à ce voyage. J'ai déjà éprouvé ça. Par exemple, toutes les fois où je me suis mise en route pour quelques jours sur le chemin de Compostelle, avec ma maison sur le dos et aucun autre objectif en tête que d'ouvrir grand les yeux et de savourer chaque instant de la journée. Alors voilà, une nouvelle journée commence, une semaine de vadrouille en liberté s'annonce, et je me sens galvanisée. Il aurait pu pleuvoir aujourd'hui, ça n'aurait rien changé au plaisir immense que je ressens en pédalant dans le vieux Riga qui chaque jour devient plus familier à mes yeux. Je suis en voyage, cette réalité me redonne une vitalité incroyable.
Je passe lentement et en tressautant sur les pavés de la cour extérieure du château, admirant la beauté et la blancheur de ses façades. Puis je m'élance sur le pont, m'arrêtant quelques secondes pour apprécier la vue sur la vieille ville. Et puis je tourne la dos à Riga et prends la direction de l'ouest.
Peu après le pont, je dois quitter la route principale, sous peine de me retrouver dans la circulation dense qui file vers l'autoroute. Je prends sur la droite, suivant les indications de mon GPS qui me fait suivre une piste cyclable coupant une voie de tram, traversant des jardins, empruntant des rues qui sentent le bois et l'humidité. C'est fou comme on se sent à la campagne dès qu'on quitte le coeur de Riga ! Enfin dans certains quartiers du moins, car sinon la périphérie ressemble à toutes les banlieues du monde : grands bâtiments sans charme et plus ou moins ravalés, centres commerciaux, supérettes et stations essence, jardins publics et jeux d'enfants aux pieds des immeubles, trottoirs défoncés, écoles entourées de murs épais. Après avoir fait un petit circuit au milieu des charmantes maisons de bois je me retrouve sur une longue avenue de banlieue. La piste cyclable monte sur les trottoirs, m'obligeant à anticiper les mouvements des personnes attendant leur bus, promenant leur chien ou tirant leur caddie. Enfin, après avoir passé tout une zone de logements et commerces, de plus en plus d'arbres aparaissent sur le bord de la route. Suivant la signalisation au sol de la piste cyclable, je quitte la route et me dirige vers la forêt. J'ouvre des yeux ravis : visiblement, la piste cyclable pour Jurmala va suivre le chemin de fer qui passe à travers la forêt. Excellent ! Mes poumons s'ouvrent largement, je redresse la tête et les épaules : quel bonheur de retrouver la nature ! Laissant la civilisation dans mon dos, je pousse sur les pédales en chantant, m'élançant dans la forêt avec un plaisir redoublé. Pas d'autre vélo en vue, j'ai tout le chemin pour moi toute seule. De petites maisons de bois en piteux état dorment le long du chemin de fer. Au début, la piste prend un peu de hauteur. Je dois même prendre mon élan pour escalader une côte raide, avant de me laisser emporter par la vitesse pour redescendre sur l'autre versant. Une petite dame arrive en sens inverse, poussant son vélo pour parvenir en haut de la butte. L'effort et le soleil me conduise à retirer bientôt cache col, gants et chapka, et à ouvrir largement le col de ma veste. Je n'irai tout de même pas jusqu'à rouler en sweat. L'air est encore trop frais pour ça. Les bourgeons s'ouvrent, les petites feuilles vertes pointent le bout de leur nez sur les arbres. J'aperçois les premiers oiseaux dans les branches : duvet marron clair, ailes gris-bleu, bec noir.

Ca ne fait pas si longtemps que je roule, mais je me sens déjà loin de la ville. Quel bonheur, cette piste ! Toutes les demi-heure environ, un train s'annonce par un grondement sourd qui s'amplifie au fur et à mesure qu'il approche. Les rails sont à dix mètres de la piste cyclable. Je ne vois passer que des trains de marchandise, très longs, passant dans un vacarme. De temps en temps, un passage piéton aux planches de bois vermoulu traverse la voie. J'imagine que les chemins qui s'enfoncent dans la forêt ne servent qu'aux promeneurs et aux personnels de la protection et de l'entretien de la faune et de la flore, car je ne vois aucune maison ou village quasiment jusqu'au fleuve Lielupe, ce bras de mer qui entre dans les terres. C'est à dire quasiment jusqu'à ce que j'arrive à destination.
Je me régale ! Je pédale tranquillement, trop contente de rouler dans ce décor. Trop contente de retrouver une activité physique également. Il est vrai que nous avons beaucoup marché ces derniers jours ! Cependant je n'ai pas l'habitude d'aller au restaurant midi et soir ni d'avoir des petits déjeuners aussi épatants que ceux dont je me suis régalée pendant ces dix jours.
J'ai pris quelques kilos, et comme le jour de mon départ de la forêt de Lanaudière au Québec, la peau de mon ventre est bien tendue ! Il était temps que je reprenne la route, car j'ai du mal à supporter ces rondeurs. Ce n'est pas tant l'aspect esthétique qui m'embête. C'est surtout que j'ai pris l'habitude de sentir mon corps dynamique et souple. C'est une sensation que je ne connaissais plus depuis mes jeunes années et mes deux entraînements de volley hebdomadaires plus les matches le week-end. Ca fait longtemps que je n'ai plus eu ce petit bidon au-dessus de la ceinture, du coup j'en éprouve une gêne physique. Ce retour sur le vélo est donc doublement appréciable.


La forêt sent bon. Col de ma veste ouverte, je chante en respirant l'air frais. Le vélo ne pèse rien, la piste est excellente, à ce rythme je serai en fin de matinée à Jurmala, du moins je pourrai y pique-niquer pour déjeuner. La route entame un virage sur la gauche. D'après le GPS, je suis tout proche du fleuve Lielupe, juste à la hauteur d'un petit groupe de maisons qui s'étend sur une dizaine de rues. J'arrive sur un croisement, et prends sur ma gauche. Au bout de trois cent mètres environ, la route monte et tourne à droite pour se fondre avec la nationale, seule vois d'accès au pont qui enjambe le fleuve. Nous y voilà, j'arrive à Jurmala. Juste à la sortie du pont, un centre aquatique permet aux vacanciers de glisser dans un toboggan géant jusqu'au bassin de la piscine, plusieurs mètres plus bas. En ce moment il est fermé, visiblement. Tout de suite après, à côté d'un hôtel, un supermarché est ouvert. En prévision du camping qui m'attend ce soir, je décide de m'arrêter pour faire les courses. Un saucisson, du pain, du fromage, un pamplemousse et deux tomates feront l'affaire. Je range mes courses dans les sacoches et reprends la route, qui redescend vers la côte, longeant la forêt. Les habitations font leur apparition. Des maisons cossues, respirant la villégiature aisée. Un peu en retrait de la route, protégée de la circulation par la forêt, elles apparaissent derrière de jolies palissades en bois. Plus j'avance vers le coeur de la station balnéaire plus les demeurres sont restaurées et pimpantes. Des chiens font le guêt, pas toujours stoïques lors de mon passage. Abandonnant la route principale pour prendre les petites allées de traverses qui me rapprocheront au plus vite de la mer, je roule sur des chemins goudronnées envahis par la végétation. L'habitat n'est pas dense, sur de longues portions je pédale en pleine forêt.
L'allée traverse la voie ferrée, puis continue encore un peu jusqu'à faire un coude sur la gauche, direction le centre piétonnier de Jurmala. Je traverse encore de longues allées bordés d'arbres et de belles maisons, avant de déboucher enfin sur Jomas iela, la grande rue piétonne et commerçante regroupant les boutiques et restaurants de la station.
Je mets pied à terre, pour mieux profiter de la balade dans ce petit Deauville letton. Il y a vraiment des maisons secondaires somptueuses, colorées, aux balcons, fenêtres et toitures finement sculptés. Les jardins sont bien entretenus, les petits chalets donnent envie de passer là quelques jours au coin du feu. D'autres chalets de bois exposent des souvenirs pour les touristes : pulls et bonnets de laine multicolores, écussons, chalets, grandes chaussettes, bijoux et magnets. Je n'ai aucune envie ni les moyens de faire du shopping mais la présence de ces boutiques éphémères décore joliment la rue. Les terrasses des restaurant ajoute au charme ambiant avec leurs grandes tables en rondins de bois et les nappes à carreaux rouges et blancs.
J'ai bien fait de partir de Riga, le retour à la nature me fait du bien. J'ai hâte de voir la mer et de me trouver un coin sympa pour camper. Il est tôt, à peine 14h. J'ai tout l'après-midi devant moi, et ça me va bien : je n'ai rien d'autre à faire que de profiter de la vie, je me sens d'humeur à regarder la mer et à bouquiner tranquillement.
Je continue à avancer dans l'avenue Jomas, qui traverse de part en part le coeur de la station. Jurmala dispose d'un théâtre, de nombreux Spa et d'hébergements standings pour touristes aisés. Dans une contre-allée j'aperçois trois gros chats, encore plus épais que ceux que j'ai déjà croisés aux alentours de mon auberge de jeunesse. Leur poil est vraiment long, de la tête à la queue, une vraie fourrure. On distingue à peine les yeux d'un gros chat noir sous la frange qui lui tombe sur le front. Et puis définitivement les chats lettons sont d'une race plus trapue que les nôtres : plus courts sur pattes, plus en chair. Ils doivent être super douillets en coussins tout doux sur les genoux ou contre la joue pour dormir...




L'allée commerçante prend fin, les voitures reprennent leurs droits. Je remonte sur le vélo et longe le jardin qui succède à la voie piétonne. Ici, le fleuve Lielupe dessine une boucle qui remonte haut vers la mer. Sur un kilomètre de longueur, la terre se rétrécit jusqu'à moins de cinq cents mètres entre la Baltique et le Lielupe. Mais comme de part et d'autre de la route, les villégiatures bourgeoises réquisitionnent les terrains, je ne vois d'eau nulle part. Uniquement des arbres et des palissades. L'envie de marcher sur la plage sans plus attendre me fait prendre le premier chemin de terre qui part sur la droite, au milieu d'un vaste jardin publique entourant un modeste complexe hôtelier. Le chemin contourne des blocs d'habitations et des haies de jardin, avant qu'apparaissent enfin le sable, et, à quelques mètres, la mer d'un bleu froid. Je descends de vélo et le pousse dans le sable. La plage est presque déserte. Les rares passants qui s'y promènent seuls ou avec leur chien sont vêtus comme moi, avec des gros pulls ou des manteaux remontés jusqu'au cou. Le vent léger provoque de toutes petites vagues dont l'écume blanche vient baver sur le sable mouillé.
J'ai coutume de dire que la montagne m'inspire et la mer me calme. En général je m'ennuie vite au bord de la mer, mais aujourd'hui c'est exactement de ce type de paysage dont j'ai envie et besoin. J'ai envie de me poser et de laisser la force de la nature nettoyer mes neurones et dégager mon horizon un peu trop occupé par les questions administratives et existentielles que posent la suite du voyage et le retour en France.
Tous les deux ou trois cents mètres environ, des bancs de bois bleus font face à la mer, enfoncés dans le sable. Je tire le vélo jusqu'au banc le plus proche, et tire de ma petite sacoche avant un bout de pain, du fromage et du saucisson. Pique-nique au soleil, les yeux rivés sur le large, à peine distraite par le vol des mouettes. Je sors ensuite un livre et me plonge dans la lecture jusqu'à ce que le froid m'oblige à quitter cet endroit pour me remettre en mouvement et me mettre à nouveau à l'abri du vent en retrouvant la protection des arbres.
Une fois sortie du sable, je remonte en selle et reprends mes errements dans les petites allées qui coupent régulièrement la grande et longue avenue qui longe la mer. J'ai repéré sur le GPS un camping, tout au bout de l'allée, plusieurs kilomètres loin devant. Le Nemo camping. J'ai un peu peur des tarifs, dans cette zone touristique, mais je décide d'aller m'informer quand même. Après tout, ça pourrait être pas mal de laisser la tente et unebonne partie de mes affaires au camping, pour aller me promener en vélo sereinement. Je roule longtemps, m'arrêtantpour regarder de plus près une jolie façade, un balcon de bois finement sculpté, des ferronneries particulièrement travaillées ornant une fenêtre, l'harmonie des couleurs. Les maisons les plus proches de la route sont de facture plus modeste, mais elles sont quasiment toutes en bois, ce qui est du plus joli effet dans ce décor de forêt en bord de mer.
J'aperçois une pancarte sur la gauche, signalant un autre camping. Je tourne pour aller voir à quoi il ressemble, mais me retrouve à faire tout le tour d'une structure bétonnée, grillagée et surtout fermée, pour attérir à mon point de départ avant le panneau directionnel. Bon. Continuons donc vers le Nemo. Cependant si ce camping est fermé, il est plus que probable que le Nemo le sera tout autant. A priori la saison commence le 1er mai ici, j'arrive juste un peu trop tôt.




Il me faut une bonne demi heure pour atteindre le croisement qui conduit au Nemo. Plus je pédale et plus la végétation prend de l'ampleur. Les propriétés s'espacent, les chemin partant rejoindre la plage sur la droite se font plus rares, les arbres masquent la vue. Le Nemo se trouve à l'entrée d'une forêt de pins qui s'étend sur une partie moins habitée de Jurmala, juste à la sortie de la ville. Je finis par repérer l'accueil, et le parking désert confirme mes craintes. Je descends de vélo et frappe à la porte du bureau, tout en regardant autour de moi. Si c'est fermé, est-ce que je ne pourrais pas tout de même aller planter la tente dans un petit coin plus ou moins caché ? Est-ce que les sanitaires sont accessibles ? J'entends le verrou tourner à l'intérieur du bureau. Ah, peut-être un espoir ?
Un homme d'une trentaine d'années me salue avec un sourire bienveillant, mais je sens de l'inquiétude dans son regard. A mes questions, il répond qu'en effet le camping est fermé. Ah. Et est-ce qu'il serait possible de planter la tente, sans utiliser les services, mais juste pour dormir tranquille ici ce soir ?
L'homme hésite, semble embêté, puis me demande de patienter un peu, le temps qu'il passe un coup de fil à son patron. Lui est juste gardien. Je vois. Pendant qu'il appelle son boss, je réfléchis. Bon, s'il y a un gardien je vais oublier l'option installation de tente dans un coin du camping sans autorisation. Par contre on est visiblement à l'orée d'une forêt assez grande et au terrain vallonné. Trois minutes plus tard, le gardien sort à nouveau du bureau et m'offre un visage contrit : désolé, mais mon patron n'est pas d'accord pour que vous restiez ici. Très bien. Je le remercie quand même pour avoir essayé, et je reprends mon vélo. J'ai l'intention de longer le camping et d'aller voir au bout du chemin qui descend vers la plage, pour voir à quoi ressemble la forêt par là-bas. Je passe devant ce qui ressemble à une maison de gardes forestiers désafectée, puis le chemin de terre se transforme en chemin forestier à moitié envahi par les racines, les feuilles et la mousse. Sur la gauche, la forêt semble s'étendre sur une très longue distance. Ce que me confirme mon GPS, sur lequel j'arrive à voir les routes alentours. Il y a bien encore un secteur de locations touristiques pas très loin, mais ensuite ça devient beaucoup plus sauvage. Voilà qui pourrait me permettre de camper tranquille. Il faut juste que j'aille voir de plus près et que j'observe comment sont disposés les chemins de promenade. Beaucoup de gens baladent leur chiens sur les plages et les sentiers en orée de forêt, par contre en général personne ne quitte ces sentiers. Il suffit donc que je trouve un petit coin suffisamment à l'écart d'un sentier pour me sentir en sécurité et camper sans risque d'être dérangée.

Les pommes de pin et les branches mortes craquent sous mes roues. Ca sent bon la forêt et l'air marin. Je pédale un long moment encore, plongée dans un dilemme. Le chemin de promenade balisé passe visiblement près de la plage. L'idéal, si je veux de la discrétion, serait donc de quitter les abords du sable et de m'enfoncer dans la forêt. A condition de fournir quelques efforts physiques largement à ma portée, je n'aurai aucune peine à me dissimuler derrière une butte de terre. Je n'ai même pas à redouter le voisinage des bêtes, l'endroit est tellement prisé des humains que je ne vois pas quel genre d'animal serait enclin à s'aventurer par ici. Seulement... je trouve tout de même dommage d'être au bord de la mer et de ne pas profiter de cette vue. Je n'ai pas envie d'aller me cacher dans la forêt. J'ai envie de voir la mer depuis ma tente, cet après-midi mais surtout demain matin au réveil. Vu son calme, je n'ai rien à craindre d'un camping sur la plage. Aucun risque de voir l'eau monter jusqu'à l'entrée de la forêt. Mais pour ce qui est de l'intimité, par contre.... il me paraît difficile d'échapper totalement aux regards si je reste près del a plage.
A certains endroits le sol s'enfonce et offre une place étroite mais suffisante pour planter sa tente, juste aux pieds des racines des premiers arbres et avant les hautes herbes qui coiffent les premières dunes de sable. Le camouflage n'est pas bien épais, je me tate, continue à aller voir plus loin, et encore un peu plus loin... Comme je n'ai vu personne depuis que j'ai pénétré dans cette forêt à la sortie du camping, je reviens un peu en arrière près d'une des petites niches que j'ai aperçues entre dunes et forêt. J'avance le vélo sur le sable, et sors ma liseuse. J'ai l'intention de lire un moment. Et on verra bien si quelqu'un passe entre temps. Je m'assois dans le sable et reprends le fil de ma lecture, attentive cependant aux mouvements autour de moi.
Ca fait déjà presque une heure que je lis ainsi, quand j'aperçois un homme âgé arrivant de la direction de Jurmala. Ah zut... Mais je remarque que l'homme est plus haut, comme s'il y avait un autre chemin passant par les buttes, à une trentaine de mètres du chemin sur lequel j'ai roulé pour arriver jusqu'ici. L'homme m'adresse à peine un coup d'oeil. J'attends encore un long moment, et le reverrai plus tard repasser dans le sens inverse, toujours sur les hauteurs. Bon. Une fois qu'il a disparu de mon champs de vision, je me lève et vais voir ce qu'il y a sur ces buttes.




J'y découvre alors un sentier plus large que celui par lequel j'ai longé la mer. D'accord. Autrement dit, si des gens se promènent par ici, ils auront tendance à emprunter ce boulevard plutôt que le chemin plus étroit en bas. Cette conclusion finit de me décider. Mon intuition me dit qu'il n'y a aucun risque à dormir près de la plage. Je n'ai plus qu'à bien choisir mon petit coin, mais a priori si les gens se contentent de se promener en hauteur je serai à peu près à l'abri des regards un peu plus bas, à moitié cachée par les arbres et les reliefs. Je retrouve mon vélo, et marche en le poussant à côté de moi jusqu'à ce que mon regard tombe sur une trouée dans les sapins. Les aiguilles tombées au sol forment un tapis qui devrait être confortable sous la toile de tente. Les arbres ne sont pas bien épais, mais pourront camoufler un minimum mon campement. J'ai choisi la couleur de ma tente pour être la plus discrète possible, Une fois Je vais positionner l'ouverture vers la mer, dos au chemin. On ne me verra pas de la plage, mais moi j'aurai vue sur la mer. Les grandes herbes penchées sur les premières dunes me permettront d'y coucher le vélo pour qu'il échappe à la vue des éventuels passants.
Il est 17h, encore un peu tôt mais je me sens suffisamment tranquille pour m'installer dès maintenant. Je commence donc à monter ma tente dans ce trou de lapin, contente de ce premier bivouac qui m'offre un tête à tête avec la mer. Ce plaisir-là est vraiment toujours aussi intense. Touver mon petit coin de nature pour moi toute seule me donne systématiquement la sensation d'être privilégiée. Je ne parviens pas toujours à bivouaquer dans un coin charmant, c'est toujours la cerise sur le gâteau lorsque j'arrive à m'installer dans un décor aussi beau et tranquille. Je vais gonfler mon matelas, préparer mes affaires pour dormir et cuisiner ce soir, et ensuite j'aurais tout mon temps pour profiter de la soirée sur la plage. Bon évidemment profiter signifie surtout jouir de la vue et du bon air, car je ne peux pas quitter ma tente des yeux. Mais c'est déjà énorme pour moi, c'est tout ce dont j'ai envie à cet instant.
Par sécurité je tends les quatre fils d'assurance de la tente, et place des branches de bois mort tout autour. En cas d'approche d'un visiteur, je devrais entendre du bruit normalement.

J'ai couché le vélo dans les herbes et l'ai attaché avec de la ficelle à la tente. J'avoue que je prends le pari qu'il ne se passera rien, car il serait très facile de l'embarquer en coupant le fil qui le lie à ma petite maison de toile... Le réchaud est à portée de main pour mon dîner. Le temps s'est adouci, suffisamment pour que je sorte de la tente en sweat. Je fixe le cadenas sur la porte de la tente et vais marcher un peu sur la plage. Je ne m'éloigne bien sûr pas trop, gardant la tente dans ma ligne de mire. Je m'approche de la mer, heureuse d'être ici. Le ciel s'est couvert, il devient difficile de distinguer un peu de bleu dans cette uniformité de gris qui contamine peu à peu la mer. Des mouettes au nez tout noir s'amusent avec les vaguelettes qui ont pris une couleur argentée. Plus la fin d'après-midi approche, plus le ciel se charge de nuages menaçants. Ca sent la pluie, et j'espère que si elle doit finir par tomber elle aura la bonne idée d'attendre que je sois couchée et de s'arrêter avant mon réveil.
Je lis dans le sable un long moment, à peine distraite par les rares promeneurs. Vers 19h la clarté a bien diminué, et les promeneurs sont partis. Je prépare mon dîner tôt, en retrait de la plage, juste avant les premiers pins. Une soupe rapide fera l'affaire pour ce soir. Je me régale du pain aux céréales. Depuis que j'ai retrouvé du pain mangeable, je sens de plus en plus le manque de vrai bon pain comme on n'en trouve qu'en France. Mais au moins je me fais plaisir avec celui-ci, qui est moelleux à souhait.
J'ai beau être en terrain assez découvert, je serai parfaitement tranquille pour mon petit dîner au réchaud. Il faudra que je refasse le plein de carburant ma bouteille est bientôt vide. Je nettoie la gamelle avec l'eau de la mer, bien fraîche, puis retourne à ma tente et range tout le matériel bien proprement, de manière à me garder un maximum de place dans l'habitacle. J'attends qu'il fasse nuit vraiment pour me changer. Je ne veux pas être en pyjama si jamais quelqu'un se pointe aux abords de ma tente avant la nuit noire. J'installe mon lit, laisse la porte de la tente ouvert pour profiter de l'air frais, de la lumière du soir et de la vue sur la mer, et poursuis ma lecture aussi longtemps que mes yeux me l'autorisent. Alors je me glisse dans mon collant de laine et dans mon duvet, et attache le cadenas à la porte de la tente. Tout est calme, j'entends uniquement le vent dans les sapins. La mer agit comme elle le fait toujours sur moi : elle m'apaise. Mis à part l'anxiété constante qui m'habite lorsque je fais du camping sauvage, je me sens super bien ce soir-là. Plus encore qu'en reprenant la route ce matin, c'est maintenant que je me sens pleinement libre, dans ce petit coin de forêt que j'ai choisi pour dormir cette nuit, au bord de la mer.

Au petit matin, la mer se confond avec le ciel...



Au petit matin, la mer se confond avec le ciel...
Le camping sauvage donne cette sensation de privilège, difficile à décrire. La vue, le panorama d'herbes hautes courant sur les dunes de sable, les aiguilles de sapin sur lesquelles j'ai étendu ma toile de tente, les clapotis de l'eau sur la plage, les oiseaux qui sautent de branche en branche : c'est comme si tout ça n'existait que pour moi, pour cette soirée. En tout cas je suis la seule à pouvoir en profiter en cet instant. Et j'aime cette idée.
Je trouve vite le sommeil, un sommeil léger, qui ne résistera pas au froid qui s'installe dans la nuit. Il se met à pleuvoir. Je frissonne, et me relève pour chercher dans ma sacoche le pull en laine de papa, ravie de l'avoir avec moi. Ca va mieux, ainsi habillée. L'intérieur de la tente me paraît curieusement clair, vu l'heure tardive. La pluie m'ôte l'envie d'ouvrir la porte de la tente pour jeter un oeil dehors. Mais vraiment la nuit semble claire... Je referme les yeux et tente de me rendormir. Je ne sais pas si j'y parviens vraiment, en tout cas je somnole jusqu'au petit matin.
Il pleut toujours. Un vrai bonheur, de devoir se lever dans le froid et l'humidité ! Mais il y a de grandes chances pour que des promeneurs matinaux commencent à arpenter la plage et les sentiers forestiers, alors je ne me pose pas trente six mille questions. Si je dois être découverte, je préfère que ce soit alors que je suis sur le point de partir. Je me dépêche de me déshabiller en tremblant de partout. Vite vite j'enlève tout et récupère mon soutien gorge gelé et mon maillot à manches longues tout aussi froid. Brrrrr, ça n'est vraiment pas agréable ! Mais comme je m'agite en m'habillant, me tordant dans tous les sens pour enfiler pantalon et sweat dans le petit espace que me laissent les sacoches à l'intérieur de la tente, je finis par me réchauffer. En deux temps trois mouvements, toutes mes affaires sont rangées dans les sacoches. Je n'ai plus qu'à sortir et déplier la tente sous la pluie. Une fois dehors, je cherche la mer des yeux. Aussitôt mon visage s'illumine. Ce que je vois est tout simplement magique. La pluie n'est pas dense. Dans la brume du matin, là-bas devant moi la mer se confond avec les nuages. Je ne peux pas distinguer la ligne d'horizon, l'eau et le ciel se mélangent dans un gris uniforme. Alors qu'hier soir les vagues affluaient et refluaient sur le rivage, ce matin l'eau s'étend comme un miroir, lisse, plate, presque sans la moindre ride à part sur les tout premiers mètres. L'illusion d'optique est troublante. Difficile de croire que le soleil s'est déjà levé, vu l'obscurité dont les nuages enveloppent le paysage. Je laisse ma tente pour m'approcher de la mer, cherchant malgré tout à apercevoir la limite entre l'eau et le ciel. Mais rien n'y fait, c'est impossible. Que c'est beau ! J'en oublie qu'il fait froid et qu'il pleut. Les mouettes au duvet épais semblent un peu perdues elles aussi sur ce sable mouillé et gris.
Je reviens vers mon campement et range tant bien que mal ma tente encore mouillée. Les pins sous lesquels je me suis installée pour la nuit m'ont protégée un minimum. La tente n'est pas trempée, cependant ça n'est pas génial de la plier alors qu'elle est encore bien humide malgré les coups de chiffon que j'ai essayé de passer dessus. Je suis prêteà repartir très vite. Je ne prends pas le temps de me faire un café, je m'en offrirai un au chaud et au sec, dans Jurmala. Je pousse le vélo hors de sa cachette, raccroche les sacoches, et commence à le pousser sur le sentier par lequel je suis arrivée la veille. Je ne suis pas vraiment gênée par la pluie, mais ça n'est pas le temps que je préfère...
Je croise un homme d'une cinquantaine d'année qui fait son parcours de marche nordique matinale. La mousse est tendre sous mes pieds. La forêt sent bon. Je retrouve le chemin qui mène au camping, et remonte sur le vélo pour rejoindre la route. J'essaie d'éviter les flaques d'eau et les amas de boue sur le bord de la route, sans trop zigzaguer lorsque des voitures me croisent. Je parcours à nouveau toute la distance jusqu'au centre de Jurmala. Alors que j'approche de la zone piétonne, je remarque sur ma droite une jolie petite église toute bleue, que je n'avais pas vue la veille. Elle est magnifique. Le ciel gris ne la mets pas en valeur, elle serait si belle sous les rayons du soleil... Mais je sors quand même l'appareil photo sous la pluie pour en garder le souvenir.
Pour ne pas reprendre exactement les mêmes routes, je bifurque sur la droite et trouve la voie qui longe le Lielupe. Je tombe en arrêt devant le charme du paysage. Les roseaux longe les rives du fleuve, qui reflète le gris-noir des nuages. C'est joli comme tout. Un pêcheur est installé sous la pluie fine.




Assis sur un sceau de peinture renversé, il surveille sa ligne. Je m'arrête non loin de lui, sous le porche d'un café avec wifi. Je pose le vélo sur la béquille et entre pour acheter un café à emporter, que je vais boire dehors. En consultant le GPS, je m'aperçois que ma journée va être beaucoup moins sympa que prévue. Partie sans porter une grande attention à mon itinéraire, je me rends compte que depuis Jurmala on ne peut pas remonter vers le nord en longeant la mer, comme je voulais le faire ! En effet, le Lielupe continue sa route jusqu'au moment où il rencontre la Daugava. Mais en suivant des yeux les rives de la Daugava, je ne trouve pas de pont pour le traverser avant... Riga !! C'est pas vrai ! Il va falloir que je retourne à Riga, pour repartir ensuite vers le nord... C'est tout de même crétin !
Ceci dit, je ne regrette pas ma virée à Jurmala. Et puis après tout, j'ai six jours devant moi pour me balader, sans objectif particulier à part profiter de la vie. Alors ce n'est pas si grave. C'est juste un peu idiot. Et puis je n'aime pas faire demi tour, revenir sur mes pas. Heureusement qu'il n'y a que 40 kilomètres jusqu'à Riga. Bien. Je n'ai pas le choix, donc il faut l'accepter. Une fois mon café terminé, je remonte en selle. La pluie s'est arrêtée, c'est déjà une bonne nouvelle.
La voie de chemin de fer longe le fleuve. Je la suis jusqu'à Jomas iela, que je trouve bien plus déserte qu'hier après-midi. Je remonte toute la rue. Les stands de souvenirs sont fermés, il est encore trop tôt. Je retrouve le pont qui enjambe le Lielupe, puis la piste cyclable qui redescend dans la forêt. C'est reparti pour la traversée de la forêt le long de la voie ferrée, jusqu'à la banlieue de Riga. En fait ça n'est pas désagréable du tout de revenir sur mes pas. Cette piste est vraiment chouette. J'aime croiser les trains, percevoir la rumeur qui approche, entendre les coups de sifflet par lesquels ils préviennent les rares habitations plantées aux abords des passages à niveaux, et écouter le grondement des roues sur les rails lorsqu'ils arrivent à ma hauteur. La terre qui recouvre le sol a déjà absorbé presque toute l'eau qui est tombée. Le ciel est toujours couvert, mais on sent que ça se dégage petit à petit et que le soleil devrait réapparaître tôt ou tard dans la journée. Occupée à rêver en laissant mon regard errer dans la forêt, je ne vois pas le temps passer. Le retour jusqu'à la banlieue de Riga ne me paraît pas si long. Je retrouve les immeubles de banlieue, les trottoirs défoncés puis la piste cyclable qui me ramène au pont avec vue sur les coupoles du vieux Riga. J'adresse un coucou au château présidentiel, et cherche mon chemin sur la gauche une fois la Daugava franchie. Il faut que je roule vers le parc Kronvalda. Je me retrouve assez vite dans une zone apparemment désertée et industrielle. Je crois m'être trompée, mais le GPS me confirme que c'est la bonne route. Bon... Je roule sur de gros pavés, traverse ce qui ressemble à un lieu de transit de marchandises apportées sur des rails vers de grands entrepôts, puis retrouve des rues asphaltées bordées de grandes maisons imposantes. Il n'y a pas un chat dans ces rues, et aucune voiture hormis un camion en warning. Toutes les maisons sont en bois, c'est un régal pour les yeux mais je me demande bien qui vit ici - si ces maisons sont habitées ?- apparemment elles le sont, du moins certaines, car j'aperçois des antennes de télévision ici et là. Etrange ambiance. Mais le soleil étant en train de faire une percée durable, mon humeur s'est réchauffée et me voilà sous le charme de ces ruines de bois. Il y a des rideaux aux fenêtres. Certaines portes sont entrebaillées. Ces batisses ont vraiment du caractère. C'est joli...

J'ai quand même dû manquer un virage à un moment donné, car plutôt que de continuer à avancer à travers des quartiers habités, je me retrouve à longer une sinistre voie ferrée. Et en ligne de mire, je vois grandir devant moi une zone portuaire industrielle dressant ses nombreuses grues vers le ciel. Dieu que c'est moche ! Les énormes bateaux qui mouillent ici sont tout rouillés et font peine à voir. J'ai hâte de m'éloigner d'ici et de retrouver la nature. Mais pour cela je dois rouler encore un long moment jusqu'au pont qui sépare le fleuve Milgravis du lac Kisezers.
Allez encore un effort pour monter sur ce pont sur lequel je dois rouler au bord de la nationale. Ca monte sec. La route resdescend ensuite pour se dédoubler et partir dans deux directions différentes, m'obligeant à cotoyer sur plusieurs centaines de mètres la circulation rapide. J'accélère pour me sortir de là rapidement, et retrouver la tranquilité de la forêt. Ce qui ne tarde pas, heureusement. Je prends l'embranchement sur la droite, pour pédaler sur la route qui contourne le lac. Me voilà bien vite dans un tout autre décor, et je retrouve ma sérénité. Entourée par la forêt qui borde le lac, le plaisir de pédaler en nature reprend le dessus.
Bien vite, l'agglomération de Riga me semble loin derrière. Sur ma droite, le lac s'étend avec ses joncs bruns. En son milieu, un banc de terre sur lequel poussent également des joncs ajoute au charme du décor. Peu de voitures passent sur cette voie. Je zigzag en chantant, respirant à fond les senteurs de la forêt. J'observe également les sols. Décidemment, les racines des arbres trempent toujours dans une eau marécageuse qui doit faire le bonheur des moustiques et des tiques. J'espère trouver un sol plus sain pour camper ce soir. En attendant, alors que le soleil décide de darder tous ses feux d'un seul coup sur le paysage, j'avise sur ma gauche un sentier qui entre dans une zone forêt plus valonée, et décide de faire une pause pour pique-niquer. Je descends de vélo et le pousse sur les feuilles et la mousse, jusqu'au pied d'une petite butte ensoleillée. Si la caresse du soleil est agréable sur mon visage, il ne fait tout de même pas assez chaud pour que j'enlève ma veste. Je prends dans mes sacoches un morceau de pain et une orange et vais m'asseoir face au soleil pour savourer mon déjeuner. Le canif que m'ont offert papa et maman coupe extrêmement bien, la lame neuve découpe la eau de l'orange sans aucun effort. Je guette les bruits de la nature, espérant apercevoir un animal, mais la proximité de la route et l'heure avancée dans l'après-midi rend la visite de biches, lapins ou sangliers bien improbable. Mais quel bonheur d'être ici, en communion avec la forêt, sous ce ciel radieux, libre comme l'air et heureuse de cette itinérance retrouvée depuis hier...
Lorsque je me remets en route, j'en ai encore pour un moment à suivre le lac, remontant jusqu'à son point le plus au nord. Là, je lui tourne le dos pour tourner sur ma gauche et rouler sur la P1 presque jusqu'aux rivages de la Baltique. Suivant le principe des routes lettonnes qui sillonnent le pays, les villages et fermes sont souvent masquées par la forêt et on peut rouler pendant des heures avec le sentiment de traverser un pays dépeuplé, alors que la population s'agite à l'abri des regards, dans les petites villes et les champs.
Parvenue à la lisière de la forêt de pins qui borde la mer, la P1 oblique à droite pour s'étirer jusqu'à la frontière de l'Estonie. Je n'irai pas jusque là. Mais j'en prends la direction, vers Carnikava. C'est au niveau du village de Garciems que la route tourne. Juste à l'entrée du village, la P1 coupe la voie ferrée. A la sortie de Garciems, je jette un oeil à mon GPS, censé m'indiquer l'itinéraire sur pistes cyclables - ou en tout sur chemins pratiquables en vélo. D'après les indications, je dois quitter la route et m'engager sur une piste qui longe la voie ferrée, dans la forêt. La P1 longe également le rail, mais visiblement je peux suivre un itinéraire paralèlle m'évitant d'être sur la route.

Je m'y engage donc, en confiance au départ puisque la piste en terre, mais de plus en plus dubitative lorsque je découvre que mon chemin se poursuit sur un sol meuble. Je suis déjà bien avancée sur cette piste, et donc suffisamment réfractaire à l'idée de faire demi tour, losque je découvre carrément du sable à la place de la terre ! La piste s'est écartée progressivement de la voie ferrée. De part et d'autre, la forêt s'étend et ondule en pentes douces sur lesquelles il est impossible de s'aventurer en vélo. Il n'y a pas un chat, je suis résolument seule sur ces pentes de sable répertoriées par mon GPS comme des pistes cyclables. J'hésite... Dois-je faire demi tour ? Un nouveau coup d'oeil à mon GPS me confirme que je suis dans la bonne direction et que plus loin je dois pouvoir rejoindre ce que j'espère être une route. Bon alors allons-y. J'attrape le guidon d'une main et la selle de l'autre et je pousse sur mes jambes et mes bras pour hisser le vélo au sommet de la pente. Tout ça me prend un temps fou, évidemment. Le silence qui règne dans ces sous-bois me stresse un peu, je suis aux aguêts. Je ne sais pas trop ce que je dois craindre, la rencontre avec un animal ou bien celle avec un habitant du coin dont je me demanderais ce qu'il fiche ici au milieu de rien. Ah ces angoisses irrationnelles qui ne nous quittent pas ! Du moins lorsqu'on est une femme seule.... Quoi que. Finalement les confidences de Dominik à ce sujet, au Mexique, m'ont plutôt donner à penser que cette angoisse est le lot commun des voyageurs hors sentiers battus, qu'ils soient hommes ou femmes. On ne craint sans doute pas le même genre d'agressions, mais finalement le citadin bourré de préjugés sur l'hostilité de l'étranger et de la nature s'aventure en terre inconnue avec un énorme sentiment de vulnérabilité, et ce, quel que soit son sexe.
Après bien des efforts, je retrouve une terre plus ferme et peux soulager mes bras et mes chevilles en faisant à nouveau rouler le vélo sur la mousse. Les pommes de pins craquent sous mes pneus.




Reposée et rassurée sur la possibilité d'avancer un peu plus vite, je retrouve le plaisir d'être en communion avec la forêt. Pourtant sur ma droite un détail me crispe un peu. Un énorme rondin de bois, un tronc coupé, a été hissé entre deux pins, à environ huit ou neuf mètres du sol. Qu'est-ce que c'est que ça ? A quoi ça sert ? Mon esprit irrationnel imagine un ours s'exerçant aux tractions sur cette barre fixe... Mais non, un ours ne fait pas ce genre d'exercice. Curieux tout de même, cette installation. En continuant d'avancer, je scrupte les troncs d'arbre pour me rassurer : pas de trace de griffes d'ours marquant son territoire...
En m'approchant de Carnikava, la forêt perd de sa densité et je débouche bientôt sur une route asphaltée longeant des champs. Des vaches paissent au loin. Un tracteur sillonne un vaste pré. Civilisation, ça fait du bien de te retrouver ! La chaleur, le sable, le vent, la fraicheur de l'air et la transpiration rendent ma peau rèche comme du papier. En abordant Carnikava, j'ouvre bien les yeux pour trouver une boutique et faire mon ravitaillement en eau, histoire de pouvoir faire un brin de toilette demain matin.
Je fais plusieurs détours dans les petites rues calmes et mornes mais ne trouve pas la moindre petite boutique. Etonnant. Mais comment font donc ces gens pour s'approvisionner ? Où sont cachés les supermarchés ? Il doit bien y en avoir quelque part... Je roule jusqu'à la sortie du village, et tombe alors sur un supermarché MEGO, que je n'avais pas vu plus tôt. Ouf, je suis sauvée, j'aurai de l'eau pour me laver ! J'achète aussi une canette de coca, que je savoure tranquillement pendant que je consulte mon GPS, sur le parking du supermarché. Bon, la journée avance, jusqu'où puis-je aller ce soir ? Le prochain village est Lilaste, à environ 12 kms de là. Par contre, me voilà encore une fois confrontée à l'absence de pont pour traverser la Gauja, qui borde Carnikava. Et flûte ! Pour poursuivre ma route vers le nord, je dois repartir vers vers le sud-est jusqu'à ce que je rejoigne l'autoroute A1. C'est l'unique voie pour passer le pont qui enjambe la Gauja. Ca m'agace, voilà encore une perte de temps pour pas grand chose.
Avant d'arriver à Lilaste, une grande forêt couvre le littoral. J'ai bien envie de m'aventurer par là. Je devrais à nouveau pouvoir camper au bord de la mer. Oui c'est ça, je vais aller me chercher un joli petit endroit pour y passer une soirée tranquille en bénéficiant de la clarté du jour, puis dormir en toute sécurité dans la forêt. Me voilà fixée, je remonte en selle et prends mon mal en patience pour rejoindre l'autoroute et rouler à côté des voitures le temps de traverser la Gauja. Je compte retrouver ce fleuve plus tard dans la semaine, car mon idée est de redescendre vers Riga par la vallée de la Gauja, que maman voulait voir. Je pourrai au moins lui dire comment c'était, et ça me fera voir des paysages différents de ceux des rives de la Baltique.
La route coupe les champs jusqu'au pont. Je passe au-dessus du fleuve qui n'est pas très large à cet endroit et file à l'intérieur des terres en décrivant une dizaine de courbes serrées vers la vallée. Juste après le pont je dois quitter l'autoroute pour prendre la direction de Siguli. La voie se rétrécit tout de suite et s'enfonce à nouveau dans la forêt. Des petits chemins envahis par la végétation partent sur la droite. Derrière des palissades de bois, les maisons abritent des foyers plutôt cossus. Les jardins et les potagers sont bien entretenus, les piles de bois sont maintenues au sec en prévision des feux de cheminée. Les routes sont tellement étroites que j'ai un peu l'impression de pénétrer dans l'intimité des familles qui habitent ici, en passant devant leur maison.Les gens qui m'aperçoivent doivent se demande ce que je fabrique par ici... Au détour d'un virage, sur les pentes d'une petite colline arborée, se déploie un petit cimetière. Des bancs de bois sont installés devant certaines tombes surmontées de croix orthodoxes. Les tombes ont l'air d'être creusées à même le sol et recouvertes de quelques grosses pierres dressées.
Je dépasse Siguli, qui est vraiment un petit village, et roule encore un bon moment, toujours en direction des bords de la Baltique. Plus j'avance et plus j'ai le sentiment d'arriver dans un cul de sac. Il est clair que je ne trouverai que la forêt là-bas, au bout du chemin. Dois-je faire demi tour ou continuer ? Est-ce que je vais vraiment pouvoir longer la côte, une fois parvenue sur les rives ? Rien n'est moins sûr. Mais j'avance quand même. Je finis par tomber sur une pente abrupte, au bas de laquelle je me laisse guider par mon vélo. Deux cent mètres plus loin, je freine devant une porte grillagée, ouverte, donnant accès à la forêt. Bien. Je suis arrivée au bout de la zone habitée. La forêt grimpe sur la droite, vers la mer, et descend sur ma gauche. Que faire ? Pourquoi l'accès aux chemins forestiers est-il entourée de cette barrière, avec cette porte qui ne semble pas devoir rester ouverte à toute heure du jour et de la nuit ? Est-ce que cette zone est privée ? Y a-t-il des chasseurs, dans cette forêt ? On m'a vue rouler par ici. S'il y avait un souci, on m'aurait interpelée plus tôt, on ne m'aurait pas laissée descendre jusqu'à cette porte...




Bon. Il est presque 18h, et je n'ai de toute façon aucune intention de faire demi tour pour ce soir. Alors c'est parti ! J'entre dans la forêt. Au début, une route asphaltée décrit un large virage pour contourner les hauteurs sur lequelles s'élèvent la forêt côté bord de mer. Je décide de ne pas rester sur la route, descends de vélo et le tire le plus haut possible dans le sous bois. Je veux échapper à la vue des éventuels promeneurs le plus vite possible, pour me sentir tranquille. Le temps d'arriver au somemet, je suis en sueur et j'ai mal aux bras ! Mais je me sens déjà plus tranquille... jusqu'à ce que je m'aperçoive que là-haut, un sentier zigzague entre les arbres et semble repartir vers le village. J'aperçois même le toit d'une maison. Super. Je ne me suis pas du tout cachée, je me suis rapprochée des habitations ! La forêt s'étend vers la plage en ondulant. J'entends le ressac derrière les arbres, là-bas, droit devant moi. Le vent souffle doucement à travers les pins. Je pousse le vélo dans une descente, remonte un peu plus loin dans un virage, tourne encore pour trouver de l'abri derrière une autre colline. Que d'efforts !
Ca fait bien un quart d'heure que je marche, et que je pousse et tire le vélo dans les montées et les descentes, sur un sol parfois glissant, couvert de pommes et d'aiguilles de pin mais aussi de mousse visqueuse et humide. J'entends la mer mais elle me semble encore bien plus bas. Mon GPS est perdu, je suis incapable de savoir si oui ou non je trouverai des chemins plus bas pour longer la côte. Je n'ai pas trop envie de me perdre dans cette forêt, à force de faire des virages à chaque contournement de colline. Je coupe ce qui ressemble à un croisement de chemins forestiers. Du sable se mèle aux branches et feuilles mortes. Je remarque quelque chose, comme une trace, une empreinte. Je mets mon pied à côté pour comparer les tailles. Le silence de la forêt, juste perturbé par le ressac assourdi par les arbres, me stresse un peu. Cette trace, qu'est-ce que c'est ? Pat, on se raisonne, il n'y a pas d'ours dans cette forêt. Et si c'est un animal qui est passé par là, il ne doit pas être bien méchant. Je stabilise le vélo sur le sol, et monte sur une butte. J'ai la surprise d'y trouver un grand tas de bois, exposé au soleil au milieu de cette petite clairière couronnant le sommet de la butte. Donc des hommes travaillent dans cette forêt. La question est : quand doivent-ils revenir ici ? La situation de cette clairière me plait bien. Sa position surélevée me permettra de regarder le coucher de soleil et de ne pas être privée de luminosité trop tôt dans la soirée. Le lit de sable mélangé aux aiguilles de pain m'assurera un bon couchage et un nettoyage rapide demain matin. Je ne suis cependant pas très rassurée d'être au milieu de la forêt, mon imagination me joue des tours, je prends des ombres pour des animaux en planque. Non, je ne suis pas très détendue... Mais le coin me plaît. Je suis à découvert, mais ça peut avoir ses avantages : si quelqu'un, homme ou animal, passe par ici, la logique des choses voudrait qu'on ne vienne pas me déranger. Parce que c'est ça la réalité : un animal, même sauvage, n'a aucune raison de s'approcher d'un être humain. Au contraire il aura tendance à le fuir. Par sécurité j'irai comme d'habitude suspendre ma nourriture dans un arbre, mais mon cerveau sait bien que dans ce décor, si proche de la mer et des habitations, il est parfaitement improbable qu'un animal traîne dans les parages. Quant aux humains, c'est pareil : pourquoi me voudrait-on du mal ? Jusqu'ici les gens qui m'ont vue m'ont ignorée ou adressé un signe de sympathie. Plus le temps passe, plus je suis convaincue qu'il faut un gros degré de malchance pour être au mauvais endroit au mauvais moment, pour croiser la personne mal intentionnée parmi 1000 autres totalement indifférentes ou bienveillantes. Toutes ces craintes sont dans ma tête. Heureusement je le sais, alors j'arrive à contrôler cette angoisse irrationnelle pour savourer le plaisir d'installer ma petite maison en pleine nature.

Je redescends chercher mes affaires. Je remonte mes sacoches, puis le vélo allégé. Ah par contre, le vélo... Et bien je décide de ne l'attacher qu'à ma tente. Tant pis, je prends l'option "faire confiance". Toute guillerette, je monte la tente sous le soleil. Après tout l'exercice que je viens de faire, j'ai suffisamment chaud pour enfin enlever ma veste. Cette fin de journée est vraiment agréable.
Alors que je viens de gonfler mon matelas, je me redresse et me retourne. Mon coeur manque un battement en apercevant un animal à une dixaine de mètres. Ouf, ce n'est qu'un gros chien noir très poilu et haut sur pattes ! Une belle bête tout de même. Mais seulement un chien. Je reste immobile face à lui, curieuse de savoir de quelle humeur il est ce soir... Le chien semble se poser la même question. Suis-je sur le territoire de ses maîtres ? Vais-je me faire déloger de mon campement ? En tout cas je comprends mieux d'où viennent les traces de pattes que j'ai vues un peu partout autour du tas de bois. Je décide de le mettre en confiance et le flatte par la parole. "Salut toi, comment ça va ?"
Le chien tourne la tête pour regarder derrière lui. Bon. Son maître est sûrement quelque part pas loin, il faut que je m'attende à de la visite. Le chien flaire le sol, m'ignore, et fait demi tour vers l'autre versant de la colline. Un versant que je n'avais pas explorer. Je me remets à mon installation, tranquilisée, prête à demander l'autorisation de camper pour une nuit si jamais quelqu'un vient me voir. En tout cas ce qui est sûr, c'est que je n'ai pas l'intention de chercher un autre campement pour la nuit.
Je ne suis finalement pas dérangée. Je prépare le réchaud et fait bouillir de l'eau pour des pâtes agrémentées d'une sauce lyophilisée. Le vent léger va propager l'odeur de mon dîner dans la forêt, révélant un peu plus ma présence. La luminosité baisse, dessinant des ombres plus bas dans les bosquets, qui continuent à me faire fantasmer sur l'attente improbable d'animaux sauvages en train de guetter mon inattention pour me sauter dessus. Tout cela n'est que dans ma tête, je le sais. A mon retour, mes amis me diront leur étonnement devant le fait que je n'aie pas eu peur de camper toute seule au milieu de la nature. Mais j'ai eu peur. Tout le temps. Simplement ma raison m'a tout de même permis de maîtriser cette peur. L'angoisse n'a en tout cas jamais été plus forte que mon désir et mon besoin de trouver un coin tranquille pour dormir. Et puis il faut bien dire que je n'ai pas fait ça dans des contrées hostiles, je n'ai jamais été exposée à de gros risques.
Quel plaisir de dîner dans la sérénité d'un crépuscule naissant dans la forêt, avec ce point de vue en hauteur, et le murmure de l'eau rampant sur le sable qui me parvient toujours à travers le bruissement des arbres... Un petit bonheur tout simple. Le coucher de soleil s'annonce superbe dans un ciel dégagé. Une fois mon dîner consommé, je nettoie ma vaisselle et range dans mon petit sac à dos toute ma nouriture. Puis j'attache une ficelle au sac à dos, noue l'autre bout de la ficelle autour d'un baton suffisamment pesant pour faire contrepoids, et je pars à la recherche d'un arbre pour suspendre mon garde-manger.

Pas très rassurée à l'idée de redescendre dans les sous-bois par où je suis venue - il y fait trop sombre maintenant ! - je prends la direction opposée, celle par laquelle le chien est reparti. Je veux m'éloigner d'au moins mètres, tout en gardant à l'oeil mon campement. Alors que je marche dans les bois, j'entends un bruit, suivi d'une voix. Le bruit ressemblait à un coup donné avec un baton contre un tronc d'arbre. Je m'immobilise, écoute... après plusieurs secondes de silence, j'entends un autre bruit. Cette fois, c'est quelqu'un qui marche. Un chemin semble se dessiner à travers les arbres. Je le suis, sur une cinquantaine de mètres, pour le voir déboucher sur un autre chemin plus large encore. Un peu plus loin, près de ce deuxième sentier, je vois deux personnes s'affairer aux pieds de deux arbres. D'après leur allure, ce sont un homme et une femme, probablement d'un certain âge, habillés de manteaux,pantalons épais, bottes et bonnets.. Je distingue aux pieds des arbres des sortes de grands jerricans en plastique. Bon. Le couple s'occupe visiblement d'une récolte de résine ou d'une autre substance, et ne se souciera pas de moi. Je m'enfonce à nouveau dans les bois et lance mon baton autour d'une branche d'arbre, après m'être assurée que les aliments étaient bien enfermés dans les sacs plastique dans lesquels je les ai emballés : je n'ai aucune envie que les fourmis et autres insectes festoient à ma santé cette nuit !
Tranquilisée, je retourne au campement, décidée à savourer jusqu'au bout le spectacle de l'embrasement du ciel qui a démarré. Assise près de ma tente, je regarde les nuances rose, rouge et violet s'étirer dans le ciel qui s'assombrit de plus en plus.
Petit moment de paix, de bien-être, de sérénité qui vaut son pesant d'or...
Cependant, l'air se rafraichit drôlement avec la disparition du soleil. Je me réfugie dans la tente et m'engouffre dans mon duvet avec collant de laine, pull de laine et même bonnet de laine pour avoir bien chaud à la tête. Seul le bout de mon nez sort du duvet. Le ciel rose de ce soir semble annoncer une belle journée pour demain, espérons que mon chox de camper à découvert sur le sommet d'une colline me permettra de me réveiller avec les premières caresses du soleil.
J'ai beaucoup bu en fin de soirée, car sans m'en rendre compte mon corps s'est pas mal déshydraté pendant la journée. Je suis donc obligée dans la nuit de faire quelque chose dont j'ai horreur : ressortir de mon duvet bien chaud, remettre mes chaussures et une veste, pour aller faire pipi dehors dans la nuit. Si le programme ne donne franchement pas envie, je trouve par contre une belle compensation en admirant le ciel étoilé au-dessus de ma tête. Ah, si j'en avais le courage, je devrais sortir plus souvent de ma tente pour voir ça !
Au petit matin, la clarté s'installe vite dans la tente. Mais le soleil ne viendra s'attarder sur la toile de ma maison qu'une fois mon chargement prêt à être fixé sur le vélo. Il a en effet fallu qu'il se lève au-dessus des abres avant de pouvoir réchauffer ma tente. Pour patienter un peu et laisser sécher l'humidité de la nuit, je me prépare un café. Il faut bien ça pour me donner les forces, psychologiques surtout, de parcourir à nouveau les montées et descentes de la veille, et revenir sur mes pas jusqu'à l'entrée de la forêt, puis revenir jusqu'à Siguli. Je n'ai en effet plus trop le choix. Je n'ai aucune envie de perdre un temps fou à longer la mer en roulant à deux kilomètres heures sur des sentiers forestiers, ça n'a pas de sens. Mais du coup, je vais devoir remonter jusqu'à l'autouroute et la suivre pendant dix kilomètres avant de la lâcher à Lilaste pour une route secondaire. Mon GPS ne capte rien pur l'instant, mais les itinéraires de pistes cyclables que maman m'a trouvés à la réception de leur dernier hôtel ne me proposent pas d'autres options. Je vais donc suivre leurs indications et remonter l'autoroute jusqu'à Lilaste. Mais pour cela, je dois commencer, par une bonne marche de près de trois quarts d'heure dans la forêt pour pousser le vélo jusqu'au chemin. Puis je traverse à nouveau le village, avant de souffler un peu en roulant tranquillement sur la nationale.
Et c'est parti pour une nouvelle journée de vélo, bien fraîche mais ensoleillée ! Les nuages se lèvent en effet, les rayons du soleil me donnent la pêche. Je pédale allègrement dans la campagne, observant les tracteurs et les agriculteurs à l'ouvrage jusqu'à la forêt qui annonce mon arrivée aux abords de Lilaste.
Le soleil, la fraicheur du vent et le manque de douche rendent la peau de mon visage rèche comme du carton, c'est vraiment désagréable. En approchant de Lilaste, je ne suis plus qu'à quelques dizaines de mètres du lac Lilastes. Je me régale des couleurs de l'eau, des roseaux et de la forêt de bouleaux. C'est magnifique, et c'est pour ça que je suis venue ici. Quel bonheur de traverser ces paysages, enfin ! En entrant dans Lilaste, j'aperçois un petit supermarché. Je m'arrête pour acheter de l'eau, un pamplemousse et du pain. Le magasin contient un petit rayon bricolage et je vois des gants de cyclistes et des chambres à air. Tiens tiens, au fait, peut-être pourrais-je trouver ici de la graisse pour ma chaine ? On m'a volé ma bouteille au Belize et depuis que je suis arrivée en Lettonie j'entends la chaîne se gripper lentement mais sûrement. J'ai beau examiner les produits, je ne trouve pas mon bonheur. A tout hasard, je me renseigne auprès d'un employé. Il me faut moultes mimes et un vocabulaire incertain dans un mélange de russe et d'anglais avant qu'il comprenne ce que je cherche.

Et puis une lueur s'allume dans ses yeux, et il me conduit vers un rayon qui propose des petites bouteilles de graisse. Parfait ! Je le remercie, paie mes achats, et sors badigeonner ma chaîne de graisse. AH, voilà qui va faire du bien au vélo et à mes oreilles ! Le temps de boire tranquilement un coca, et je reprends la route, intriguée par les buttes qui s'allongent sur ma gauche, couvertes de pins magnifiques. Les bords de la Baltique sont particulièrement entretenus ici, des sentiers de promenade entrent dans la forêt et courent jusqu'au sommet de la côte. Je ne résiste pas à l'envie de pénétrer dans cette belle forêt, découvrant au passage un panneau expliquant que ces pins ont été plantés le long de la plage par la Grande Catherine (enfin, sur son ordre, j'imagine...) Je grimpe par un sentier jusqu'au sommet de la butte couverte de pins et de mousse, puis parcours à pieds les derniers mètres de mousse pour pouvoir admirer la plage qui s'allonge sous mes yeux à travers les branches, une dizaine de mètres en contrebas. La vue est splendide, la plage est vraiment belle. Sur des kilomètres le sable blond borde la mer gris-bleu. Voilà un bel endroit de villégiature, encore sauvage malgré les aménagements. La plage est très propre en tout cas.
Je tente de suivre le bord de la forêt pour rester à côté de la plage le plus longtemps possible, mais les sentiers couverts de mousse ne sont pas très pratiquables donc je reviens bientôt sur la route. Par bonheur, celle-ci me conduit à nouveau tout près de la mer et je peux même mettre pied à terre pour marcher un peu sur la plage. Des bancs de bois attendent les rêveurs ici et là, c'est vraiment un plaisir de s'asseoir quelquesminutes face à la mer, sans autre compagnie que les mouettes.
En pédalant vers Saulkrasti, un panneau bleu étoilé me rappelle que j'ai rejoint la piste cyclable européenne numéro 13 qui relie la Mer Noire au Cap Nord, à peu de choses près. Elle remonte la Baltique et file en Finlande, jusqu'à la frontière avec la Norvège. Ah le Cap Nord... Il me tend les bras. Et si j'y allais, finalement ? Je n'arrive pas à prendre une décision ferme et définitive. J'ai l'impression d'en être si proche... Il suffirait que je remonte cette piste...




La route longe de petites propriétés agricoles, passe à travers les forêts. En atteignant la périphérie de Saulkrasti, je m'écarte de la route pour prendre de petites pistes plus proches de la mer et traversant de touts petits hameaux cachés dans la forêt. Les paysages qui s'offrent à mes yeux ravis me galvanisent. Je suis euphorique, tout m"émerveille, et ce sera comme ça tout au long de cette magnifique journée. Le côté sauvage de la côte contribue à mon bonheur. Tout est beau, calme, paisible, je suis envahie par la sérénité de la nature. Je m'approche de l'eau, je passe un long moment assise dans le sable à regarder les vagues et les dunes caressées par le vent. Le bonheur est parfois si simple... C'est bon, ce sentiment de plénitude, juste assise là, le nez au vent.
Je roule sur des pistes en terre. A un moment je manque de peu de me retrouver par terre, la roue avant ayant fait un écart sur le sable envahissant la route. Je me retiens avec la main pour ne pas mettre genou à terre, mais c'était moins une avec mon vélo bien chargé !
Une des maisons bâtie au milieu de la forêt est entourée d'un parterre de bleuets, c'est super joli. Cette petite route indiquée par mon GPS est vraiment belle. Par contre elle se rétrécit de plus en plus, pour finir en un mince sentier qui court entre la plage et les herbes hautes longeant les palissades de propriétés privées désertes. Je m'arrête, vérifie ce que dit mon GPS. Qu'est-ce que c'est que ce chemin ? Mais si, je vois bien qu'à quelques centaines de mètres il est censé me ramener vers une piste plus large continuant vers le nord. Bon, alors allons-y. Mais bientôt je mets pied à terre et pousse le vélo. Impossible de tenir dessus, chargé comme il est, sur ce filet de terre étroit que constitue le chemin. Et voilà maintenant une planche de bois d'une quarantaine de centimètres de largeur qui permet de traverser un petit fossé creusé par l'eau. Pfff ça devient un parcours du combattant, cette piste ! Je passe le pont de fortune, et fais encore quelques pas. Mais voilà que devant moi, les herbes hautes se ressèrent et semblent condamner le chemin. Pas moyen de contourner par la plage, si je descends sur le sable je vais galérer et en plus la plage cède bientôt le pas aux rochers entassés les uns sur les autres de façon cahotique. A ma droite, la palissade d'une propriété ne me laisse aucune chance de trouver une issue.Bon euh... Je pousse le vélo au bout de l'impasse et constate qu'un chemin démarre sur la droite après la palissade. Mais il s'avance droit vers l'entrée d'une autre propriété. Un homme dans son jardin me voit de loin et s'approche. Il me confirme le verdict : on ne passe pas plus loin, dans cette direction. Je n'ai plus qu'à faire demi-tour et à retrouver le chemin un peu plus loin. Youpi. Je repasse donc sur la planche de bois et galère encore quelques centaines de mètres avant de pouvoir à nouveau rouler sur le bon chemin.
J'arrive à Saulkrasti, et roule encore quelques kilomètres jusqu'à Tuja où je décide de faire étape. J'aurai roulé quasiment toute la journée le long de la mer, galvanisée par le soleil et la proximité de cette étendue bleue immense qui s'en va vers le large, Je me mets en recherche d'un endroit pour camper. Juste un peu avant Tuja, la piste sur laquelle je roule quitte la mer et bifurque vers la droite pour entrer dans les terres. Je décide de quitter la route et d'avancer à pieds le plus près possible de la plage. Je trouve un lopin de terre parsemé d'arbres, et comportant deux tables en bois qui semblent indiquer que l'endroit accueille parfois des promeneurs ou des campeurs. Les habitations ne sont pas très loin, mais une butte surélevée me rend invisible depuis leurs fenêtres. Je pousse le vélo au bout des terres, jusqu'à ce qu'un petit fossé creuse un dénivelé vers la plage, infranchissable. Je me retourne et cherche des yeux les quelques mètres carrés à l'abri des regards des passants qui viendront peut-être feaire quelques pas sur la plage au coucher du soleil ou tôt demain matin. Mais les arbres sont un peu trop clairsemés pour offrir une protection suffisante. Que faire ? Comme à mon habitude, je laisse le vélo et marche un peu plus loin pour sonder le terrain. et observer ce qu'il se passe pendant quelques minutes. J'entends deux promeneurs de l'autre côté de la butte. Je monte voir ce qu'il se passe. Ce ne sont que deux personnes âgées qui promènent leur chien. Vu le peu d'habitations dans le coin, ces promeneurs ne devraient pas être très nombreux. Et je suis hors du chemin. Je remarque tout de même un tout petit chemin de terre qui conduit vers la plage, à quelques mètres. Mais il semble tellement éloigné de la route que rares doivent être les personnes qui l'empruntent. Je redescends de mon poste d'observation et reviens dans le périmètre de la table en bois proche d'un groupe de trois pins suffisamment espacés pour laisser juste un triangle de la taille de ma tente au milieu. Ce n'est pas une cachette idéale, loin de là, mais cela me semble tout de même suffisant. Pas de quoi être inquiétée dans ce coin, j'ai l'impression. Ma tente a une couleur vert armée qui se fond dans la forêt, une fois fermée elle ne saute pas aux yeux. Et puis le ciel se charge doucement d'humidité, ça sent la pluie qui arrive...
Je cesse donc de tergiverser, et attrape la tente sur mon vélo. C'est parti pour l'installation du bivouac, sur un lit d'herbe humide, de mousse et d'aiguilles de pin. Le soleil darde ses rayons sur la mer que j'aperçois entre les branches des arbres qui longent la plage. Les nuages envahissent peu à peu l'horizon, mais j'aurai la chance de pouvoir monter mon campement et dîner à la chaleur des derniers rayons du soleil malgré tout. Une fois le vélo lesté de toutes ses sacoches, je l'attache aux arbres les plus proches de ma tente. Lui n'est pas vraiment discret, par contre. Mais je pars du principe qu'il n'y a aucune raison que ma route croise celle d'une personne mal intentionnée sur ce bout de terre peu habité. Je sors mon réchaud, et choisit une soupe pour mon dîner. Je la savoure sur le banc de bois collé à la table, face à la plage. L'air est encore assez doux pour que je profite de cette fin de journée en sweat, sans ma veste gore-tex. Qu'est-ce que j'apprécie ces petits moments de détente, lorsque la journée est finie, que je ne suis plus en mouvement, et n'ai plus qu'à savourer le bien-être de me trouver dans un petit coin de nature paisible...

Depuis ma tente, je regarde le ciel se parer de rose au-dessus de la mer. Plongée dans ma lecture, je lève les yeux régulièrement pour observer la lente arrivée de la nuit sur la Baltique. Si la luminosité finit par être trop faible pour continuer à lire, je trouve que le ciel reste tout de même bien clair par rapport à d'habitude. Je distingue les ombres des arbres sans problème. J'ai l'impression bizarre de me coucher trop tôt, pourtant il est déjà 22h et c'est largement le moment de récupérer un peu de la fatigue de la journéeet de fermer les yeux pour être en forme au lever du soleil et déguerpir avant que les promeneurs du matin ne pointent le bout du nez.Ma fatigue est telle que la clarté de la nuit ne m'empêche pas de tomber dans les bras de Morphée très vite. Je dors par intermittence, comme d'habitude, obligée de me tourner régulièrement pour ne pas avoir trop mal sur mon matelas autogonflant dont j'observe la perte d'air au fur et à mesure que passent les heures. Je n'ai pas eu à me plaindre de ce matériel jusqu'ici. Cependant ce type de matelas n'est pas forcément fait pour être utilisé tous les jours, et dorénavant il ne fera plus une nuit complète gonlée à bloc. Au petit matin, je sens le sol sous mes hanches. Je sens la dureté du sol, mais je suis du coup moins isolée du froid également. Mes dernières nuits de camping ne seront donc pas les plus agréables !
En pleine nuit, j'entends un crépitement régulier sur la toile de tente. Et voilà, la pluie est arrivée. Pourvu qu'elle s'arrête avant que je lève le camp, je n'ai pas envie de plier une tente mouillée... Mais à 7h du matin, le crépitement continue. Qu'il est dur de me tirer du lit quand il pleut ! L'humidité et le froid qui m'attendent ne me motivent vraiment pas... Mais après avoir repoussé l'échéance de quelques minutes au chaud, emmitoufflée dans mon duvet, je me décide à me lever. Je m'asseois, ouvre mon duvet, ôte le haut dans lequel j'ai dormi et grelotte de froid pendant les cinq secondes qu'il me faut pour tirer mon maillot du fond de mon duvet où je l'ai tenu au chaud et l'enfiler vite fait ! Je m'habille, range le plus de choses possibles dans les sacoches, puis sorts de la tente et commence à démonter mon bivouac. Le ciel est uniformément gris, à perte de vue. Une journée morose s'annonce...



... oulala... la nuit sous la tente ne me reussit pas du tout !

Je ne parviens pas à essuyer correctement la toile de tente. Il me faudra donc la plier encore humide, ce que je déteste. La pluie est froide, j'ai les doigts gelés. Je me dépêche de tout emballer, accroche les sacoches au vélo, et me mets en route péniblement. De retour sur la route, je roule avec ma veste fermée jusqu'au coup et mon bonnet de laine enfoncé sur la tête. Qu'est-ce qu'il fait froid ce matin ! La température a vraiment chutée depuis la veille. Je remonte jusqu'à Tuja, puis bifurque sur la droite pour emprunter la P11 en direction de Limbazi, plus à l'intérieur des terres. La route est très peu fréquentée. La pluie redouble, glaciale. Grâce à mon cache col et mes gants, je suis bien protégée et j'ai chaud en roulant. Mais si la pluie continue comme ça, je ne vais pas tarder à grelotter. Pour l'instant mes mains sont encore chaudes sous les gants, et mes chaussures sèches, protégées par mes surchaussures. Les champs s'étendent autour de moi, entrecoupés par des bosquets touffus. Des flaques d'eau commencent à se former sur le bord de la route. Je dois anticiper leur contournement lorsque des voitures sont sur le point de me doubbler ou de me croiser. Je ne tiens pas à être éclaboussée par de l'eau gelée !
Sur une portion de route bordée de forêt, j'aperçois tout à coup un joli petit renard. Sa longue queue rousse se termine par une pointe noire. Hésitant, il se met tout à coup à traverser la route en quelques sauts élégants et file à toute allure dans un champs de terre retournée. Je l'observe sauter entre les grandes mottes de terre et disparaitre dans un autre bosquet. Petit moment de poésie dans ce froid hivernal... Malgré ce tableau poétique, la réalité du froid me rattrape. La pluie devient plus lourde. Un arrêt de bus apparaît sur le bord de la route. Je décide de m'arrêter quelques minutes pour me remettre au sec et prendre une phot de ce paysage désolé. Le temps de stabiliser le vélo, d'ôter mes gants et de sortir l'appareil photo de ma sacoche guidon, je prends conscience que quelque chose a changé dans le décor. La pluie semble avoir pris de la consistance, elle est devenue plus épaisse, les gouttes de pluie sont devenues énormes. Pourtant ces gouttes devraient tomber plus vite et plus droit vers le sol, lestées par leur poids. Or elles suivent une ligne oblique, et tombent lentement... Un espèce de voile blanc est tombé sur les champs.... J'ouvre plus grand les yeux.... et tends la main, paume ouverte vers le ciel. Des flocons se déposent dans le creux de ma main et fondent lentement au contact de ma peau. Il neige ! Je suis à la fois émerveillée et inquiète. Je vais devoir rouler sous la neige ?? Il ne manquait plus que ça ! C'est génial ! Mais c'est donc une vraie journée pourrie qui commence.... Je pense au petit renard. J'espère qu'il s'est mis à l'abri, le pauvre. J'imagine sa jolie fourrure couverte de neige...
Je suis partagée entre l'euphorie et l'inquiétude. J'adore la neige, et je suis heureuse comme tout de voir les champs et la route se couvrir d'un fin manteau blanc. Je me remets en selle et reprends ma route sous la neige. Les flocons s'accrochent aux manches de ma veste et sur mon torse. Ils commencent à s'accumuler sur le dessus de mes sacoches de vélo. De temps en temps je secoue les bras pour éviter de me retrouver en manteau blanc glacé. Je peux apprécier la qualité de ma gore-tex, je n'ai pas froid et les flocons se détachent facilement sans laisser de trace ni d'eau. J'essuie d'un revers de main la neige qui tombe sur la sacoche guidon, inquiète pour mon appareil photo et mon téléphone qui se trouve à l'intérieur.
Je sais que ces appareils n'aiment pas les grands froids. Les champs sont bientôt tout blancs. C'est beau ! Couverte par mon bonnet de laine et la capuche de ma veste, je suis bien au chaud. Par contre mes pieds se refroidissent dangereusement. Pour l'instant ils sont toujours au sec, mais les flocons s'accochent à mes surchaussures qui n'empêchent pas le froid de passer.
Je suis impressionnée par la rapidité avec laquelle le paysage s'est couvert de blanc. Incroyable. Est-ce que la neige va tenir ? En tout cas le temps n'est pas propice aux poses, et je pédale longtemps dans ce désert de forêt et de champs glacés. L'heure tourne, je pédale. Je sais que plus le temps passe plus l'humidité et le froid vont pénétrer mes vêtements. Limbazi devrait être en vue aux alentours de midi - une heure. J'ai bon espoir d'y trouver un café ou un petit resto dans lequel je pourrai m'arrêter pour déjeuner, me sécher et me réchauffer avant de poursuivre ma route.
La P11 trace une ligne presque droite dans la campagne vallonnée. Je roule toute la matinée au milieu des champs, m'arrêtant une fois ou deux à l'abri d'un arrêt de bus pour fumer une cigarette et regarder le paysage en réchauffant mes pieds, rêvant du café brûlant qui m'attend à Limbazi.


quelques minutes avant, c etait encore de la puie et du brouillard sur toute la campagne...


Au bout de trois heures de ce régime, je ne peux plus garder mes mains au sec et l'humidité glaciale transperce mon pantalon. Lorsque j'approche de la périphérie de Limbazi, j'aspire vraiment à me poser au chaud. Je longe de grandes fermes désertées. Aucun signe de vie dans les parages. La route monte un peu en arrivant à l'entrée de la ville. Les maisons en pierres grises s'harmonisent avec la morosité générale du décor. En pénétrant dans les premières rues de la ville, la pierre cède le pas au bois. J'ai le sentiment d'entrer dans un village plutôt que dans une ville. Le bois gris est majoritaire sur les façades, mais la monotonie est interrompue ici et là par la brique rouge. Je ne vois que des habitations privées, et tout semble fermé. Il est vrai que nous sommes dimanche, je ne m'attends donc pas à trouver un grand nombre de commerces ouverts mais tout de même il doit bien y avoir un café en centre ville. En tout cas pendant de longues minutes j'erre dans les rues désertes de ce qui ressemble à un village endormi. Je repère de loin le clocher d'une église et tombe bientôt sur une rue centrale bordée de magasins aux tristes vitrines fermées. La rue décrit un arc de cercle qui contourne le coeur de la ville. Entre deux rues, j'entrevois les toitures de stands d'un marché extérieur. Ravie et frigorifiée, j'en prends la direction. Le marché n'est pas bien grand, mais il apporte un peu d'animation et de vie dans une Limbazi jusqu'ici bien morose et peu accueillante. Je mets pied à terre et pousse le vélo au milieu des passants qui portent leurs cabas de stand en stand. Enveloppés dans des manteaux aux couleurs ternes et à la facture d'une autre époque, les gens me lancent des regards intrigués et peu amènes. Je me fais l'effet dêtre un hurluberlu perdu au milieu d'un ancien monde. Mes surchaussures sont déchirées à force de marcher dessus. Je suis trempée, j'ai froid, je dégouline et mes sacoches sont encore couvertes de neige. Je remonte les stands en espérant trouver un café, mais je ne vois que légumes, charcuterie, plats chauds ressemblant à des ragoûts et soupes épaisses, sinon on passe très vite aux vêtements, sacs et matériel de bricolage Il y a bien un bar, mais on n'y sert que de l'alcool, pas de café. Bon, je me décide à quitter le marché pour sillonner les petites rues du centre ville à la recherche de mon sésame. Toute la population semble être sur le marché, car dès que je m'éloigne je ne croise plus personne dans les rues. Enfin au bout de quelques longues minutes j'aperçois enfin une enseigne. Mais c'est celle d'un petit supermarché. Au moins je pourrai acheter quelque chose à manger, mais ce n'est pas vraiment mon objectif. J'ai vraiment envie de me poser au chaud et de sécher ! Impossible dans un supermarché. Je finis pas aborder un couple qui sort d'un tabac. Je leur demande en russe s'ils connaissent un bar ou un restaurant ouvert le dimanche à Limbazi. L'homme hésite, réfléchit un instant, puis m'indique une enseigne un peu plus bas, que je n'avais pas vue. Du moins je l'avais vue, mais je pensais que c'était fermé. Or la porte d'entrée se trouve au bas d'un escalier qui descend en sous-sol. L'homme m'assure que c'est ouvert. Ouf, ravie, je le remercie et m'approche du restaurant. J'attache mon vélo chargé de neige sur le trottoir, et secoue mes vêtements. Je suis ruisselante. Espérons que je ne répande pas de flaque d'eau par terre dans le restaurant !
Je descends les marches de l'escalier, et ôte mon bonnet et mes gants trempés avant d'ouvrir la porte.
C'est bien un petit restaurant, et non un bar. L'intérieur tout en bois et en pierres de taille est très chaleureux. Un poêle à bois trône au centre de la pièce principale. Dans un coin, une petite bibliothèque avec des livres d'enfants a été installée, avec une table et des chaises miniatures occupées par des poupées de chiffon. Des bougies sont disposées sur toutes les tables. Le sol est couvert d'un carrelage rouge à petits carreaux. Je remarque tout de suite que de l'eau s'étend autour de mes pieds. Oups... je vais inonder le restaurant...
Une jeune femme s'approche de moi. Je lui demande si je peux déjeuner. A part un couple déjà à table, je suis la seule cliente. On m'installe à une table avec banquette. Il fait bon dans le restaurant. J'enlève ma veste et ma polaire pour que mon sweat sèche et se réchauffe. La dame m'apporte le menu puis va remettre une buche dans le poêle. Je me lève et vais déposer mes gants et mon bonnet à côté du poêle. Dommage que je ne puisse pas me permettre d'enlever mes chaussures pour les faire sécher elles aussi à la chaleur du feu de bois ! J'avais fait ça une fois lors d'une étape du chemin de Compostelle. Quel bonheur d'avoir pu remettre mes chaussures toutes chaudes et sèches après un bon déjeuner face au feu de l'immense cheminée du relai jacquaire ! Cette fois, j'ai bien peur que mes pieds resteront humides jusqu'à la fin de la journée... Au moins je commence à me réchauffer dans cette atmosphère conviviale.
Quitte à asser un moment agréable, je commande une soupe aux oignons, des ravioles aux champignons et un verre de vin rouge. Je sors mon appareil photo de sa sacoche et braque l'objectif vers le poêle pour garder un souvenir de cet endroit chaleureux. Mais l'objectif est tout embué ! Mince, le froid et l'humidité sont en train d'attaquer la lentille et le boitier ! Me voilà angoissée à l'idée que mon appareil soit abîmé... Je contrôle mon téléphone portable. Il a l'air de tenir le choc. En randonnée sur cette fameuse étape de Compostelle où la pluie ne m'avait pas quittée de la journée, mon téléphone de l'époque avait eu du mal à se remettre des infiltrations d'eau...
Ma soupe à l'oignon arrive. Mon déjeuner est tout simplement excellent, un régal, et je savoure cette pause réconfortante. Je prends tout mon temps pour déguster vin et mets, contrôlant de temps en temps l'état de mon appareil photo. Au bout d'une heure, j'arrive enfin à voir nettement l'image à travers l'objectif. Ouf, il va s'en remettre ! Me voilà rassurée.
J'ai bien chaud dans ce restaurant, mais même en faisant traîner le repas ma polaire n'est toujours pas sèche à la fin de mon déjeuner. Je commande un café brûlant et sors ma liseus pour gagner encore un peu de temps. Cependant, il faut bien décider de me remettre en route à un moment donné. Je ne vais pas rester ici tout l'après-midi ! Je vais aux toilettes, et constate que mes pieds laissent toujours des traces d'eau par terre... Au moment de me déshabiller, mon pantalon encore humide colle à mes cuisses que je découvre toutes rouges de froid et d'humidité. Formidable...Et j'ai tout un après-midi à passer dans cet état, en espérant que la pluie ait cessé quand je sortirai du resto. Me rhabiller est encore plus désagréable avec un pantalon mouillé et glacé. Mais il faut bien le faire, et il faut bien quitter ce cocon douillet... Je paie, récupère mes gants pas tout à fait secs près du poêle, et enfile toutes mes épaisseurs de vêtements en grimaçant. En remontant l'escalier j'ai au moins la consolation de constater qu'il ne pleut plus. Mais il va falloir que je me remette vite fait à pédaler pour me réchauffer.
Je suis tout de même un peu anxieuse en reprenant la route et en m'éloignant de Limbazi. D'après mon GPS, Limbazi est la ville la plus grande avant Sigulda, que je n'atteindrai que demain. Ce qui veut dire que pour dormir ce soir je ne dois pas compter sur une auberge de jeunesse ou un camping pour me poser au chaud. Hors les conditions météorologiques et l'état dans lequel je suis ne me donnent pas du tout envie de dormir en camping saubage cette nuit... Où vais-je bien pouvoir dormir ?...
Cette question me tarabuste tout l'après-midi, d'autant que la pluie revient bientôt et ne me lâche pas du reste de la journée. Et voilà la limite de mon goût de l'aventure, de l'autonomie et de la vie en nature ! J'ai froid, je suis trempée, mon envie de dormir au chaud devient une nécessité face au côté fun de la débrouillardise ! Il y a des gens qui se fixent un budget quotidien à respecter et n'en déroge pas, c'est la garantie pour eux de tenir le budget global alloué au voyage et ça fait partie du plaisir de s'être débrouillé avec les moyens du bord quelles que soient les conditions. Moi c'est mon envie de confort qui dicte mes choix ce jour-là. Tout comme face à la difficulté de la montagne associée à la chaleur et l'altitude au Guatemala j'ai fait le choix de mettre le vélo dans le bus plutôt que de me débrouiler par mes propres moyens. Plus les jours passent, plus ce voyage confirme que j'ai admiré dans mes lectures depuis vingt ans ces aventuriers qi s'adaptaient à toutes les conditions, mais que je ne leur arrive pas à la cheville. Et désormais je l'admets et cesse de me trouver nulle, comme c'était le cas dans mes périgrinations américaines, mexicaines et guatémaltèques. J'ai arrêté de penser que je n'étais pas à la hauteur de mes rêves. Oh si nous avions été deux je crois que j'aurais trouvé la motivation nécessaire pour affronter ce genre de situation inconfortable. Mais là, j'ai envie d'être au chaud et au sec et je vais suivre cette envie sans complexe.
La pluie efface les traces de l'épisode neigeux. Je retrouve les champs labourés et les couleurs de la forêt. Des cigognes se baladent dans les prés, visiblement peu affectées par le froid et la pluie. Je me donne un peu de courage et d'entrain en chantant, écouteurs sur les oreilles, rêvassant en roulant le long des fermes, des champs et de la forêt. Après Limbazi j'ai rattrapé la P9 qui descend vers Sigulda. Je guette sur la route les panneaux qui pourraient indiquer des hôtels dans le coin, mais je suis en pleine campagne et je désespère de trouver un endroit pour dormir au chaud cette nuit. La journée tire à sa fin, je commence à croire que je n'aurai pas d'aure choix que de bivouaquer dans l'humidité... Quand enfin un panneau annonce un relai hôtel - restaurant à proximité. Voilà qui me redonne de l'enthousiasme ! Je pédale allègrement sous la pluie jusqu'à un embranchement... qui conduit à ce qui doit être un relai château ! Avec ses deux tours et son corps de bâtiment imposant en pierres de taille sur deux étages, l'hôtel se dresse majestueusement au bord d'un lac, entouré d'un grand parc. L'entrée du château d'Igate est ouverte, mais le gardien que je trouve au fond de la grande cour m'annonce que l'hôtel est encore fermé à cette période de l'année. Bon, de toutes façons il devait être hors de prix donc je fais demi tour sans regret, après avoir demandé au brave homme s'il connaît un endroit où je pourrais dormir ce soir, non loin d'ici. D'après lui je devrais pouvoir trouver un hôtel au prochain village. Formidable ! Me voilà repartie pour une dizaine de kilomètres, avant de trouver un nouveau panneau indiquant un hôtel. Je quite la route et emprunte une longue allée qui part en virage et débouche sur... un autre relai château ! Lui aussi au bord d'un lac. Murs roses et blancs, terrasse avec transats et petites tables coquettes faisant face au lac, grand parc forestier tout autour du domaine... l'endroit est magnifique. Je m'arrête aux pieds de l'escalier qui descend vers l'accueil. Je m'approche de la réceptionniste un peu honteuse de laisser des flaques d'eau sur le carrelage tout propre du château. Je m'informe des possibilités d'hébergement. Très aimable et dans un anglais parfait, la dame montre un peu de surprise à l'écoute de ma demande et part se renseigner sur la possibilité de m'accueillir ce soir (je suis la seule cliente aujourd'hui). Elle revient pour m'annoncer que je peux disposer d'une chambre pour 60€, tarif bien sûr bien moindre que ceux pratiqués en saison. J'hésite.... mais accepte, compte tenu de mon peu d'espoir de trouver un autre lieu au sec pour ce soir. Après tout je peux bien m'offrir pour une fois un endroit improbable, beau, douillet et confortable. Le petit déjeuner gastronomique est compris pour ce prix, ainsi que l'accès à la piscine. Je peux dîner au restaurant de l'ahôtel ce soir. Je prétexte une grande fatigue pour refuser le dîner que j'imagine hors budget pour moi. Je me contenterai du pamplemousse et de l'avocat que j'ai encore dans mes sacoches pour dîner dans ma chambre.

Bon ben y a plus qu a tout faire secher !



Bon ben y a plus qu a tout faire secher !
Je vais chercher mes sacoches et les apporte à la réception. Puis nous sortons pour aller mettre mon vélo dans le pavillon de chasse. De retour dans l'hôtel, la réceptionniste me donne des chaussons en tissu pour éviter que je salisse les parquets et les sols en montant dans ma chambre. Je la suis et traverse des salons somptueux, monte un escalier en bois d'apparat conduisant à la salle de bal du château. L'entrée des chambres se trouve à gauche de la salle de réception. Dans le couloir, les portraits de la famille propriétaire du château sont exposés. Je pose mes affaire dans ma chambre et remercie la réceptionniste. A peine ai-je refermé la porte, je transforme ma chambre en séchoir géant. Je retire tous mes vêtements mouillés et les suspens sur le radiateur et aux portes des armoires. J'étale même ma toile de tente sur la moquette pour la faire sécher elle aussi. En dix minutes j'ai mis un souk pas possible dans ma chambre de princesse !
Puis je vais me réchauffer en prenant une bonne douche bouillante dans la salle de bain. Je revis ! Vraiment je n'ai pas le moindre regret pour la dépense, je suis au contraire ravie de dormir dans un endroit aussi insolite.
Quel bonheur de m'ahbiller avec des vêtements chauds et secs après la douche ! Je sors en sarouel de ma chambre et vais visiter les pièces encore ouvertes du château. C'est vraiment drôle de me retrouver ici, il n'y a pas un chat, je me promène dans les couloirs, les petits salons, le grand escalier et la salle de bal. Mais une employée vient bientôt fermer les locaux, il est déjà l'heure de fermer les accès aux visiteurs. Je descends à a réception pour capter internet et visualiser mon parcours du lendemain jusqu'à Sigulda, puis je remonte dîner dans ma chambre. Dommage qu'il n'y ait pas la télé, j'aurais bien regardé un film dans mon grand lit douillet. Du coup je consulte la documentation sur Sigulda que maman m'a laissée, puis je lis sur ma liseuse jusqu'à l'extinction des feux.
Après une bonne nuit de someil au chaud, je retrouve mes affaires le lendemain matin complètment sèches. Le soleil n'est pas encore au rendez-vous mais le ciel semble plus dégagé que la veille. Je descends savourer mon pétit déjeuner royal. Oeufs brouillés, bacon et saucisses, tomates et crudités, pain, beurre, jus d'orange, café... C'est Byzance ! Je mange avec plaisir mais reste raisonnable car rien n'est plus désagréable que de pédaler avec un ventre trop plein. Je sors ensuite fumer sur la terrasse, face au lac qui se pare de jolies couleurs froides. Un petit kiosque est construit sur le bord du lac, donnant accès à un embarcadère pour une promenade en barque sur l'eau. Je ne me lasse pas de ces vues sur les lacs baltes, avec le contraste entre l'eau gris-argenté, les joncs brun clair, la forêt vert et marron, et les nuages blancs et gris sombre.
Je remonte préparer mes affaires, puis nous allons récupérer mon vélo au pavillon de chasse et je salue les employés avant de remonter en selle. Et voilà, un nouveau jour commence, le soleil va revenir, la pluie et la neige ne sont qu'un mauvais souvenir - que j'ai tout de même apprécié ! Et je ne boude pas mon plaisir de me sentir propre après quatre jours sans douche. C'est donc le coeur léger et le corps reposé que je retrouve la P9 pour descendre vers Sigulda.
Les cigognes se réveillent aussi dans leurs nids perchés sur les poteaux de raccordement des télécommunications. La campagne est belle ce matin. Je pédale avec le sourire, j'ai moins froid qu'hier. Le paysage change doucement. Plus je descends vers la vallée de la Gauja plus c'est vallonné. Je monte et je descends allègrement, découvrant les reliefs après chaque petit sommet. La forêt s'étend bientôt à perte de vue. Je passe un petit village à l'entrée du parc national, et tourne sur la P7 pour rejoindre Sigulda. J'attends avec impatience de découvrir cette ville dont j'ai entendu dire qu'elle est très mignonne et très touristique. La vue se dégage. L'église de Krimuldas est indiquée à près de 4 kilomètres. La route s'élance à travers la campagne verdoyante, montant régulièrement mais selon une pente plutôt douce. Pendant une dizaine de kilomètres, la P7 trace une ligne droite à travers la vallée de la Gauja. Au-delà des collines et des prés, la forêt s'étend en fond de paysage. Je passe le lieu-dit qui précède l'église de Krimuldas, et poursuis sur une longue descente au milieu des prés avant de remonter péniblement dans la forêt.




Jusqu'à Sigulda quasiment, la route va jouer à saute-mouton. Le ciel s'éclaircit d'abord, m'offrant de belles couleurs bleues contrastant avec le vert des forêts. Mais plus l'heure avance plus la grisaille revient. A ce rythme, je vais retrouvé la pluie en fin de journée. Pour l'instant quelques rayons de soleil m'ouvrent le chemin vers le château de Turaida que je réussis à rater sans m'en apercevoir. Dommage car il était vraiment mignon. Je ne le verrai que de l'autre rive de la Gauja. Au détour d'un virage, un parking est aménagé à l'entrée d'un domaine et deux cars de touristes viennent de descendre quand je débouche. La vue des touristes ne me donne pas envie de m'arrêter, d'autant que je me retrouve au début d'une longue descente qui file droit vers le fleuve Gauja, qu'il me faut traverser avant d'entrer dans Sigulda. Je cesse de pédaler et laisse le poids du vélo m'emporter vers le fleuve. Mais en levant la tête pour apprécier le paysage, j'aperçois les jolies tours en briques rouges du château qui dépassent de la cime des arbres. Je comprends alors que j'ai dû manquer un monument important. J'hésite une demi seconde.... mais renonce à faire demi tour, car la pente est bien trop raide déjà ! Je ne me sens ni l'envie ni la force de mettre pied à terre et de remonter en poussant le vélo. Je continue donc ma descente, jusqu'au pont enjambant le fleuve. Je m'arrête avant de traverser. Je pense à maman, qui aurait bien voulu la voir, cette vallée. Alors je sors une cigarette et m'asseois sur le pont pour savourer la vue sur le fleuve encaissé entre les collines envahies par la forêt. Sur chaque rive, un escalier de pierres descend le long des piliers du pont pour donner accès à des chemins de randonnée le long de la Gauja. Une jeune femme fait son footing un peu plus bas, tout de rose vêtue. Sur un despiliers du pont, quelqu'un a taggé "Fuck the free world"... Tout en fumant, je regarde la grimpette qui m'attend. Aussi raide que la descente qui m'a conduite au pied du fleuve en quelques courtes minutes. En face de moi, la route fait un virage serré à gauche après le pont, et grimpe en lacets jusqu'à l'entrée de la ville de Sigulda dont j'aperçois les murs du château sur la gauche, à moitié chachés par la forêt. Je vais en baver, c'est sûr... Un coup d'oeil à mon GPS m'indique qu'un camping se trouve sur la droite après le pont, à 3 kilomètres le long du fleuve. C'est tentant d'aller y planter ma tente, mais je préfère être en centre ville pour visiter. Je ne me vois pas planter la tente et revenir à la nuit tombante en ville en vélo pour m'y promener, avant de redescendre au camping pour la nuit. D'autant que de toutes façons il faudra bien que demain je repasse par le centre ville de Sigulda pour prendre la route de retour vers Riga. Je termine ma cigarette, prends une profonde inspiration et remonte donc sur le vélo pour traverser le fleuve et entamer la lente ascencion en lacets vers Sigulda.
Il ne me faudra finalement pas tant de temps que ça pour parvenir en haut. Je mets le pied à terre deux fois pour reprendre mon souffle, récompensée par la vue superbe sur la colline d'en face et le château de Turaida qui se détache du décor. Je passe devant le château de Sigulda, et continue vers le centre ville qui s'étend sur le plateau au sommet de la montée. Je m'attendais à un genre de ville fortifiée, j'en suis pour mes frais ! J'aurais beaucoup de mal à lui trouver du charme, à cette triste ville peu animée sous les nuages gris blancs de plus en plus menaçants.




Les premières habitations après le château sont des immeubles gris quelconques. Sur le plan du GPS j'avais cru distinguer des petites rues que j'imaginais d'allure médiévale. Et bien pas du tout. Mis à part une église trônant au milieu d'un jardin fleuri, je cherche en vain les traces d'une architecture de caractère. Non, Sigulda ne tient pas ses promesses, et je ne comprends pas bien pourquoi elle a une telle réputation touristique. Bon j'imagine que c'est un bon point de départ pour des randonnées en nature, et puis il faut supposer que sous un soleil radieux le paysage est bien plus attrayant. Mais moi je ne vois que des maisons banales, endormies dans la grisaille et le froid. La route principale qui conduit au centre ville m'emmène tout droit à l'office du tourisme, construit sur un terre plein central immense. Je m'arrête et entre dans le bureau chaleureux. Une jeune femme très aimable me renseigne sur les possibilités d'hébergement dans la ville. Ca n'est pas très réjouissant, je ne trouverai que des hôtels. Rien pour les backpackers.
Elle passe quelques coups de fil pour moi, afin de me trouver l'hôtel le moins cher. Je réserve et pars trouver l'adresse, à moins de deux kilomètres du centre et de son château. La traversée de la ville confirme ma première impression : il n'y a rien à voir ici, à part le château ! L'attraction du coin est le téléphérique qui permet de passer d'une rive de la Gauja à l'autre. A côté d'un parc d'attraction qui propose des activités de ski (saut à ski, descente en luge, descente à ski), on peut prendre un téléphérique qui conduit tout droit au château de Turaida.
Je traverse la voie ferrée qui passe par Sigulda, et repère la rue de mon hôtel, qui se trouve sur la route à suivre demain matin pour rouler vers Riga. Sur la droite, un centre commercial me rappelle que je n'ai pas grand chose à dîner pour ce soir. J'attache le vélo et vais faire quelques courses. En plus d'un avocat et d'un pamplemousse, je trouve un bon chocolat au lait avec des éclats de framboise. Voilà qui me fera un excellent dessert ! Je range mes courses sur mon porte bagage et repars pour trouver mon hébergement. J'arrive au carrefour que j'ai repéré sur mon GPS, avec le Hesburger et le centre commercial à cinq minutes à pieds de mon hôtel. Je tourne sur la gauche et aperçois l'enseigne de mon hôtel. Je constate que celui-ci se trouve donc juste à cent mètres de la route que je devrais prendre demain matin pour rentrer sur Riga. Pratique. L'endroit est classe, plus que ce à quoi je m'attendais. Ca ne me coûte pourtant pas grand chose. Tandis que je gare le vélo, des gouttes de pluie commence à tomber. Je me dépêche de me présenter à la réception et de monter mes sacoches à l'étage où se trouve ma belle chambre confortable. Le grand lit et l'écran télé me tendent les bras pour un moment de farniente après la douche qui me réchauffe. Mais je préfère profiter de la fin de journée pour aller me promener dans Sigulda et tenter de trouver où se cache le charme de cette soi-disant station touristique. Je m'habille chaudement et sors avec l'appareil photo protégé sous ma veste de pluie. Il me faut bien vingt bonnes minutes pour retourner à pieds dans le centre. Je passe par des petites allées bordées de maisons entourées de petits potagers et de rondis de bois bien alignés. Sous ce ciel gris, des grands-pères et des grands-mères emmitouflés dans leurs manteaux et leurs bottes retournent la terre de leur jardin, brûlent les feuilles mortes, sortent chercher du bois pour la cheminée.
Je passe devant une église toute en hauteur, très effilée, étroite, son grand clocher dressant haut sa croix dans le ciel couvert de nuages. Je jette un ooeil à mon GPS. J'aimerais aller voir le château et trouver le funiculaire. Il y a peut-être une jolie vue sur la ville depuis l'autre rive du fleuve.
Je rencontre deux français, un couple en vacances, qui cherchent leur chemin eux aussi pour aller voir le château. Nous discutons le temps de parcourir les rues qui conduisent à l'entrée du parc du château. Puis nous nous séparons. Eux vont visiter l'intérieur du château, moi je compte juste en faire le tour, et voir les paysages qui s'étendent le long des remparts, plongeant jusqu'au fleuve. Le coup d'oeil vaut le détour. Depuis les ruines d'un donjon, je découvre en face de moi, se dressant au-dessus de la cime des arbres, les tours et les remparts du château de Krimuldas. Le château que j'ai longé sans m'en rendre compte, en descendant la route tout à l'heure.
Sigulda est tellement paisible que ma balade est très plaisante et reposante. Relaxante pour les jambes, également. La pluie s'est arrêtée, bien que le ciel soit toujours menaçant. Je quitte le château et demande à trois jeunes garçons par où je dois passer pour rejoindre le funiculaire. En suivant leurs conseils, je me retrouve dans un grand parc qui doit faire la joie des promeneurs en été et pendant les périodes de neige. En plus d'une vue dégagée sur les rives du fleuve, il offre plusieurs activités de plein air. Jeux pour les enfants, mais aussi descente en luge et en ski. Le funiculaire ferme dans dix minutes. Trop tard pour en profiter.

Ce n'est pas grave, je profite de la vue sur le château de Turaida, encore plus jolie depuis les hauteurs du parc. La tour couleur brique se détache de la cime des arbres environnants, c'est beau. Et puis en m'éloignant pour faire quelques pas sur la piste de ski et de luge, j'admire le panorama qui s'offre à moi : le fleuve zigzague entre les collines et s'enfuit loin vers l'ouest, pour partir à la rencontre de la Baltique. Un homme vient s'asseoir sur un banc de bois tourné vers le fleuve, surveillant du coin de l'oeil son chien qui gambade joyeusement sur les flancs de la colline. Je prolonge ce moment de détente. C'est tellement agréable, aussi, de pouvoir profiter de la fin de journée en se promenant l'esprit tranquille, sans avoir la préoccupation de surveiller son territoire, sans guetter la nuit qui arrive, sans s'inquiéter des bruits alentours. Comme toujours lorsque mon cerveau peut s'évader dans des rêveries loin de la logistique du quotidien, je souris en réalisant ma chance d'être ici, et je me projette dans la suite du parcours. Est-ce que mon visa pour la Russie m'attendra bien le jour J au bureau de l'avenue Brivibas ? Que me réserve l'avenir ? Mon rêve de mettre le pied en Russie va-t-il se réaliser ou un souci imprévisible va-t-il contrecarrer mes plans pour cette fois ? Je sais que mon angoisse est irrationnelle, et qu'il n'y a aucune véritable raison pour que l'administration me barre la route de Moscou. Mais tant que je n'ai pas ce fichu papier dans les mains, et même tant que je n'aurai pas franchi le poste frontière, je ne serai pas rassurée. Je préfère anticiper la déception et continuer à envisager un plan B au cas où...
La luminosité décline. Je m'éloigne lentement de mon promontoire, laissant le chien désormais assis, langue pendante, profiter encore un peu du paysage. A quoi songe-t-il, lui ?...
Je reprends la route de mon ôtel mais en zigzaguant à travers les petites rues calmes de la ville. Le col de leur manteau relevé, une malette à la main ou un sac serré le long du corps, des femmes et des hommes marchent tête baissée vers la voie de chemin de fer qui coupe Sigulda en deux. L'esplanade de l'office du tourisme est déserte à cette heure-ci. Je franchis le passage à niveau alors qu'une petit pluie fine se remet à tomber. Je laisse l'eau mouiller mes cheveux. La perspective de prendre une nouvelle douche bien chaude en rentrant me donne envie de savourer ce temps humide et mélancolique. Par-dessus les clotures en bois, j'observe des mamys et des papys, casquette ou fichu sur la tête, retourner la terre de leurs parcelles de jardin, ou entretenir un feu consumant les feuilles mortes amassées en tas fumant. Un chat traverse nonchalamment la rue devant mes yeux, pépère, dodu, tout ébouriffé. Lui non plus n'a pas l'air de se soucier de la pluie. Je tombe sur un gymnase cotoyant une longue piste de bobsleigh décrivant, comme il se doit, plusieurs grandes courbes en dévalant la colline jusqu'au fleuve. Est-ce que la route qui me ramènera à Roga sera vallonnée au départ de Sigulda ? A priori je ne devrais avoir aucune difficulté à rejoindre la capitale dans la journée. C'est bon d'avoir la sensation de rentrer chez soi. L'idée de revenir à l'auberge de jeunesse me réchauffe le coeur. J'ai encore deux jours à y passer. J'irai à la bibliothèque pour avancer un peu l'écriture du blog, et puis surtout il faudra que je règle mon problème de freins. Comme d'habitude, la perspective de quitter un lieu devenu familier me stresse un peu. Mais j'ai aussi hâte de retrouver la sensation de la découverte de l'inconnu. En tout cas je suis ravie de ma balade de cinq jours. Elle m'aura permis de renouer justement avec l'itinérance, l'indépendance et le bien-être le nez au vent. Je sais, je sens que la conscience de la fin de l'aventure va prendre de plus en plus de place dans ma tête. Elle grandit déjà au fond de moi depuis que j'ai remis le pied en Europe. Je suis encore sur un cheval au petit trot, qui va bientôt allonger le pas, pour partir au galop vers les derniers kilomètres et le sprint final du retour à Paris. Dans quelques semaines tout sera fini. Il est urgent que je continue à savourer chaque instant qui passe...
Et ce soir-là je ne boude pas mon plaisir de savourer ma salle de bain et mon lit tout chaud et moelleux ! Un peu de confort ne fait décidément pas de mal. Je dîne sobrement d'une salade en boite - c'est rare, mais pour une fois j'en ai eu envie - et d'un peu de chocolat (ça c'est moins rare depuis l'arrivée en Lettonie...). Puis le reste de la soirée s'écoule entre lecture et mails. Mes affaires sont sèches et déjà rangées pour le départ demain matin.



Mes affaires empaquetées et fixées sur le vélo quand je descends prendre mon petit déjeuner bien garni. Les lettons sont généreux avec leurs hôtes. Je me régale d'oeufs brouillés, de toasts et de jus d'orange et de fruits en plus du café. Me voilà l'estomac bien rempli pour affronter la journée nuageuse. Je porte à bout de bras mon vélo jusqu'en bas des marches de l'escalier pour quitter l'hôtel. Je rends les clefs, rabats ma capuche pourme protéger des faibles gouttes qui tombent à nouveau, et je me mets en route.
Je rentre à Riga. La route qui passe à 100 mètres de l'hôtel file presque tout droit sur 55 kilomètres jusqu'à la capitale. J'ai l'intention de m'en éloigner aussi souvent que je pourrais, ce qui n'est pas bien compliqué en soi puisque des routes forestières s'échappent un peu partout pour s'enfoncer dans les bosquets de pins et de bouleaux, ou pour traverser les villages cachés derrière un premier rideau d'arbres. Je roule sur un pont qui surplombe la voie ferrée à la sortie de Sigulda, et tente une première sortie sur un sentier de terre qui part sur la gauche et, d'après mon GPS, doit longer la nationale plus ou moins. La pluie n'est pas gênante et ne tardera d'ailleurs pas à s'arrêter, heureusement. La terre n'est pas détrempée, j'avance le nez au vent et l'allure légère. Bientôt plusieurs bifurcations m'entraînent un peu plus encore à l'intérieur de la forêt. Je prends les courbes qui semblent s'aligner sur celles de la nationale, car aucune signalisation ne m'aide à savoir où donduisent toutes ces voies de terre.
Je roule ainsi un long moment, enchantée par les senteurs de la forêt et par un paysage qui devient surprenant, avec notamment du sable qui apparaît bientôt sur le bord des chemins. Le ciel se dégage et de jolies palettes de bleu se découvrent derrière les nuages blancs.
Hésitante face à un nouvel embranchement, je m'engage sur une piste qui commence à grimper un peu mais me semble être celle qui s'éloigne le moins de mon objectif. Le décor s'éclaircit, la forêt semble reculer, laissant la place à des collines rases traversées par des chemins de terre fortement marqués par les empreintes des grosses roues de 4x4 ou de machines d'élagage. Puis sous mes yeux étonnés ce sont carrément des dunes de sable qui se dressent au détour d'un virage. Le soleil a décidé de faire une percée à ce moment-là, si bien que l'harmonie des couleurs me laisse vraiment sous le charme. J'en oublie presque une seconde que le sable va m'entraîner dans une belle galère en vélo ! Pour l'instant je suis juste heureuse, ravie de trouver ces jolies dunes de sable fin, d'une couleur dorée tranchant sur le bleu du ciel au milieu de la verte forêt.
APrès ces quelques minutes de contemplation je déchante assez vite, cependant, puisqu'évidemment je dois pousser le vélo en faisant de gros efforts pour réussir à poursuivre ma route de l'autre côté de ce qui doit être une carrière. Au moins après ça j'ai bien chaud ! J'ai tout de même toujours une petite angoisse sur ce genre de manipulations, puisque c'est en poussant et tirant à bout de bras un vélo beaucoup trop chargé que je me suis fragilisé l'épaule lors de ma première expérience de road trip de ce genre. Quelle idiote, quand j'y pense ! J'avais tiré sur le tendon comme une dingue sans me rendre compte des conséquences. Donc toutes les fois où je me retrouve à nouveau dans la situation de devoir pousser et tirer comme je le fais maintenant, je prends mon temps, j'y vais doucement, j'essaye de pousser aussi avec le bassin, de me positionner correctement pour que mes abdos et mes jambes participent plutôt que tout l'effort repose sur la traction des bras.
Quoi qu'il en soit, ce petit exercice m'a bien fatiguée ! Et de l'autre côté de la carrière voilà à nouveau quatre chemins qui se déploient devant mes yeux, partant dans des directions différentes et toutes éloignées de mon cap vers Riga. Bien bien bien... C'est bien joli cette petite promenade champêtre, mais je vais finir par me perdre, à ce rythme-là... Comment peut-on se repérer dans cette forêt ? Mon GPS ne me dit rien sur ces sentiers d'entretien des forêts. Je choisis la voie la plus large, et trouve plus loin un autre carrefour qui me donne la possibolité de reprendre la direction du sud-ouest.

A force de détours et de croisements, je finis par quitter ce paysage d'exploitation forestière et de carrière de sable et retrouve la route à proximité. Une piste longe la nationale, alternant les passages au milieu des arbres sur de la terre et l'asphalte de la bande d'arrêt d'urgence - ou de repli pour laisser les voitures plus rapides vous dépasser allègrement sans danger, vu que nous sommes en Lettonie. Je poursuis donc mon chemin sans risque de me tromper de direction, observant que le ciel redevient gris menaçant.

Cette fin de périple dans les environs de Riga sera décidémment humide. Revoilà la pluie qui m'accompagne sur les derniers kilomètres. J'espère que ce n'est pas le temps que j'aurai si je dois traverser la forêt sur 700 kilomètres pour rejoindre Moscou.
Car dès lors qu'il pleut, les distractions et les abris ne se bousculent pas sur le chemin : c'est simple, il n'y a rien ! Pas d'alternative, rien que la route et les arbres qui ne protègent pas du tout. Je resterai d'ailleurs trempée jusqu'à Riga, plus exactement jusqu'aux pieds de l'escalier de l'auberge de jeunesse. Cela ne m'empêche pas de faire quelques embardées sur les petites routes qui traversent les villages sans vie, suites de petites maisons de bois bien alignées, même pas gardées par des chiens qui pourraient mettre un peu de vie en aboyant sur mon passage. J'imagine que le charme de ces habitations doit tenir dans leur accès au nord sur la forêt qui s'étend jusqu'au fleuve, parce que côté sud la seule perspective est une rangée de bouleaux masquant la nationale.
La nationale A2 rejoint bientôt la nationale A3, et les possibilités d'échapper à la bande d'arrêt d'urgence se font plus rares. Par contre la route est longiligne, et même si elle fait quelques très légers sauts de mouton, je trace à vive allure. Je retrouve le chemin de fer et le suivrai jusqu'à l'entrée dans Riga. La balade a été suffisamment dépaysante pour que ça me paraisse étrange de voir apparaître des immeubles à l'horizon. C'est quand même avec un vrai plaisir que je reconnais les bâtiments modernes et les clochers des églises, tout comme le bois des maisons qui m'ont tant charmée au sortir de l'aéroport.
La remontée de l'avenue Brivibas me paraît interminable ! Elle doit s'étendre sur une dizaine de kilomètres. La piste cyclable roule le plus souvent sur le trottoir, je fais attention aux passants. En m'approchant du centre ville, je passe devant le bureau des visas, fermé, et murmure une rapide prière pour que tout se passe bien et que je ressorte bientôt de ce même bureau avec mon précieux visa en poche. Encore un quart d'heure de coups de pédale, et me revoilà devant l'auberge et son mur rouge couvert d'arbres blancs grossièrement peints. La pluie vient de s'arrêter. Je suis bien mouillée, mais pas au point de faire des flaques d'eau sur le parquet, ça devrait aller. Je laisse le vélo en bas et monte toutes mes sacoches, sonnant à la porte pour qu'on vienne m'ouvrir. Cette fois ce n'est pas Oleg qui est de service. C'est le brave nounours peu bavard et ultra musclé dont j'aime le parfum du gel douche le matin. On échange un sourire et j'entre tout mon barda, avant de redescendre chercher mon vélo. Je le porte jusqu'à l'office pour éviter de salir le couloir C'est bon d'avoir ses petites habitudes. Il fait toujours aussi chaud ici, et les lieux sont calmes à cette heure-ci. Studieux, mon hôte s'asseoit à son poste et me confirme que je dors dans le dortoir que j'ai quitté il y a une semaine. Parfait, je prends mes draps et vais installer mon lit.
Ales, un jeune homme tout fin que j'avais déjà croisé dans l'auberge, m'accueille chaleureusement. Allongé sur son lit, il consulte son téléphone quand je m'installe. Nous allons dans la cuisine et pendant que le thé chauffe je réponds à ses questions sur le parcours que j'ai suivi pendant ces cinq jours. Lui aussi fait beaucoup de vélo. D'ailleurs il rêve de faire partie de l'équipe nationale de cyclisme un jour, et fait tous ses déplacements en vélo pour s'entraîner. Sa famille habite à Liepaja, sur la Baltique, et il vient régulièrement en vélo. "Je mets deux heures" - me dit-il dans un bon anglais. Pardon ? Deux cents kilomètres en deux heures ? Et bien nous n'avons pas du tout le même rythme, et je ne serai jamais membre d'une équipe nationale de cyclisme, moi ! Je lui demande où est son vélo. Mais cette fois-ci il est venu en stop. Et d'ailleurs va partir en stop également, demain, pour l'Allemagne. Allons bon ? Il m'explique qu'il va y retrouver un ami. Pour quoi faire ? "Juste comme ça, pour voir mon ami. Enfin en espérant que je trouve des gens qui m'emmènent en voiture. Des fois ça marche bien, mais parfois personne ne s'arrête." Je ne comprends pas très bien ce que fait Micha dans la vie, s'il est étudiant, ou quelle perspective il a devant lui. "Pour l'instant", me dit-il, "j'aime voyager en stop". Ce garçon a une bonne tête, il semble débrouillard et charmant. J'espère qu'il arrivera à retrouver son ami en Allemagne... Je l'abandonne quelque temps devant la série comique russe en cuisine, et pars me relaxer sous la douche.

C'est bon de se détendre au chaud dans un lieu dans lequel j'ai mes petites habitudes. En sarouel, chaussettes chaudes aux pieds, je fais le tri dans les affaires que j'ai utilisées pendant ma balade. Une machine ne fera pas de mal à mes vêtements demain. Dix jours de vélo et de camping sauvage m'attendent à la sortie de Riga, autant partir propre... Je sens que ma tête se prépare à l'idée d'être à nouveau sur la route. J'ai appris à reconnaître cette sensation familière. Je me demande à quoi ressemblera la forêt et les paysages en Russie. Il n'y a pas de raison que ce soit très différent de ce que j'ai vu ici et en Lithuanie et Estonie. Maman avait sans doute raison de craindre que je me lasse de la monotonie du décor. Mais je n'y crois pas une seconde. Ce sera la Russie, et je sais que je vais être heureuse et savourer chaque minute. Peu de mes amis comprendront à mon retour ce plaisir que j'ai eu à franchir cette frontière. C'est normal, quasiment personne ne sait que j'ai appris le russe au lycée, et ils ne sont pas plus nombreux à savoir que la bibliothèque de papa regorgeait des classiques russes. Seule Sonia, ma copine de collège, dont le surnom était Dounia en cours de russe, peut le savoir et comprendre ce que représente pour moi cette partie du voyage.
Je me replonge après le dîner dans mon livre en russe. Si certains mots me reviennent en mémoire au fil de la lecture, il faut bien admettre que j'ai bien besoin d'utiliser google traduc pour réussir à suivre l'histoire. La lecture dans la demi obscurité du dortoir me donne vite envie de dormir, après une journée passée aux trois quart sur les routes le nez au vent. Je m'endors avec la conscience que dans moins de trente-six heures je serai fixée sur l'obtention de mon visa.
Le soleil me réveille le lendemain matin. J'ai fait la grasse mat ! Tout le monde est debout, le seul à dormir encore à part moi c'est mon gentil nounours, qui a travaillé de nuit et disparait maintenant complètement sous sa couette. Un coup d'oeil à mon téléphone resté branché toute la nuit me fait froncer les sourcils. Allons bon, qu'est-ce qu'il se passe ? Il ne s'est quasiment pas rechargé, au contraire, il ne reste que dix pourcent de batterie. Mince alors. Je bouge le fil dans tous les sens, craignant une mauvaise connexion, mais rien ne semble efficace. Je vais essayer plusieurs autres prises, sans succès. J'éteins et rallume le téléphone, et le branche à nouveau. Toujours rien. Décidemment... Après l'appareil photo, est-ce le téléphone qui semble sur le point de me lâcher ? Et s'il n'avait pas apprécier l'humidité constante dans laquelle il a baigné pendant les trois derniers jours de ma virée le long de la Baltique ? J'ai déjà perdu un téléphone comme ça, après une randonnée où il avait plu toute la journée. Inquiète, je laisse le téléphone branché le temps de m'organiser pour la journée.

tiens, la louve et les jumeaux a Riga...



tiens, la louve et les jumeaux a Riga...
Reposée comme un bébé, je me mets en mode "efficacité". Je dois m'occuper de mon vélo. Je prends mon petit déj tranquillement dans la cuisine puis me prépare et sors avec le vélo après avoir papoté un peu avec Oleg qui est de retour. En bas de l'escalier je sors mes outils de mon sac à dos et retire les freins arrière, complètement mangés par le frottement. Le vélo est tellement sale que j'ai les mains noires alors qu'il ne m'a pas fallu trois minutes pour retirer les patins. Je glisse les petites vis dans un sac en plastique, et range le tout dans mons ac à dos. Puis je pousse le vélo jusqu'à l'atelier qu'Oleg et son collègue m'ont montré par la fenêtre, le jour de mon arrivée à Riga.
Je patiente un peu derrière un client, puis montre au vendeur mes freins. J'achète deux jeux de frein, pour en avoir un de rechange au cas où, quand le moment viendra de changer les freins avant. Puis je rentre à l'auberge et me lance dans la réparation. Mais très vite je constate que quelque chose cloche. Une fois fixés, les patins frottent déjà contre la jante, et je n'ai aucun jeu pour tenter de les en éloigner.
Cette réparation est pourtant dans mes cordes, je me sens à la hauteur de la situation. J'essaie d'enlever un élément pour laisser plus d'espace entre le frein et le pneu, mais cette fois il y a trop de jeux. Je m'acharne un bon moment, touchant les réglages des câbles en espérant ne pas faire de bêtise. Au bout d'une demi heure de vaines tentatives, je laisse tomber. Il va falloir que je trouve la solution, mais pas maintenant. Je décide de remettre ça à plus tard. Je vais d'abord aller me promener et avancer sur le blog à la bibliothèque. Quand je serai fatiguée d'écrire, je reviendrai pour m'occuper du vélo. Et puis dans l'intervalle, en fonction de l'état de mon téléphone, je vais peut-être devoir aller en acheter un autre... Je ne me vois pas poursuivre le voyage sans téléphone. Cette dépense n'était pas prévue, mais je n'aurai pas le choix.
Je remonte le vélo à l'acueil et repars vers la bibliothèque en explorant des rues que je n'avais pas encore parcourues. En passant sous un pont, je découvre une sculpture des jumeux Romulus et Rémus en train de boire le lait de leur mère, la louve. Etonnant, ce rappelle de la légende romaine, ici, sous un lugubre pont de Riga qui voit passer les tram et les piétons rasant les murs pour ne pas se faire écraser. Un peu plus loin, ce sont des tags très colorés, trace d'une civilisation bien plus récente, qui égaie le mur d'enceinte d'une usine désaffectée. Les rues que j'emprunte sont désertes. Le soleil éclatant donne malgré tout un aspect chaleureux aux maisons de bois décrépites et aux bâtiments gris qui font triste mine. Je tombe assez vite sur la grande voie principale des trams qui longe les anciens hangards de déchargement des bateaux transformés en magasins et restaurants. Je traverse les rails, faisant attention à ne pas me tordre la cheville entre les gros pavés, et rejoint les quais pour marcher jusqu'au pont Akmens.
Je retrouve avec plaisir le confort de la salle informatique de la bibliothèque, au troisième étage de la pyramide. Je pose ma carte sur le bureau de la surveillante et m'installe devant un écran, après avoir admiré la vue sur la vieille ville et le fleuve à travers les baies vitrées. C'est parti pour quelques heures d'écriture, je quitte la Lettonie et retourne au Mexique avec bonheur. Quel plaisir de revenir à nos balades avec Titi ! Que c'est étrange mais facile, tout à la fois, de replonger dans la chaleur de la jungle et de revoir les décors, les animaux, l'animation des rues, et de revivre les discussions que nous avons eues là-bas. Une fois de plus, après avoir lâché le blog pendant quelque temps, l'immersion dans les jours passés me procure un bonheur intense parce que je prends conscience de la richesse et de l'intensité des moments vécus. Je pars loin, très loin du printemps glacé de l'Europe de l'Est et de mes préoccupations pour mon visa. Je suis en train de marcher sur la pointe des pieds dans la jungle, à quelques mètres derrière Titi, craignant à tout moment de voir surgir un jaguar (du moins moi je le crains, Titi l'espère de tout son coeur !), dans la chaleur moite de la côte yucathèque.

Je reste ainsi des heures, mes doigts pianotent à toute allure sur le clavier, avides de faire revivre les sensations, les détails, les pensées, les couleurs, les rencontres, les anecdotes. Je veux me souvenir de tout. Plus j'écris et plus mon coeur s'emballe. Comment ai-je pu me laisser perturber à un moment par des idées négatives sur ce que j'étais en train de vivre ? Je me revois aux Etats-Unis, dévalorisant à mes propres yeux mon voyage parce qu'il ne ressemblait en rien à ces récits bien plus aventureux, plus courageux, plus audacieux, qui ont nourri mon imagination depuis vingt ans. Avec un bonheur inattendu, je m'aperçois que je suis en train de me mettre en paix avec moi-même. Oui bien sûr je n'accomplis aucun exploit, je ne reviendrai pas coiffée de la gloire des exploratrices ou des jusque-boutistes parcourant les territoires les plus arides et les plus hostiles, mais voilà que je me rends compte que ce voyage est l'aventure de ma vie, qu'il m'offre une intensité et une longévité de bonheur que je ne connaîtrais peut-être plus jamai, et qu'au bout du compte... ca me suffit amplement. Que demander de plus ? Rien, si ce n'est que ça dure encore jusqu'au dernier tour de roue, et, si possible, au-delà.

Ce n'est que lorsque mes yeux commencent à danser sur l'écran que je me décide à quitter le Mexique pour revenir à la Lettonie. Cet arrêt de quelques jours à Riga me donne un avant goût de ce que sera mon retour en France. Le fait de reprendre des habitudes de vie quotidienne sédentaire, de se sentir dans un lieu familier. Comme j'ai hâte de retrouver mon chez-moi ! Je me demande bien, par contre, de quoi ma vie sera faite une fois posée. Qu'est-ce qui m'attend, professionnellement ?... Mystère.
Perdue dans mes pensées, je me rappelle soudain mon problème de téléphone. Je le tire de ma poche, pour constater qu'il est éteint.... Impossible de le rallumer, évidemment. Bon et bien voilà, je n'ai plus de téléphone. Il ne manquait plus que ça. Je trouve un magasin sur l'avenue Brivibas et entre pour avoir une idée du prix des téléphones sans abonnements. Rien à moins de 60 euros. Je remercie et sors, pour me rendre plus loin dans les petites boutiques qui se trouvent à l'intérieur du hall de la gare. Là j'essaie de vérifier si c'est ma batterie qui flanche. Mais a priori c'est plutôt un élément qui a été abîmé à l'intérueur du téléphone par l'humidité, ou bien un problème de connexion avec le chargeur qui nécessiterait de pouvoir ouvrir l'appareil. Mais quand bien même j'arriverais à l'ouvrir, charger le téléphone serait une vraie galère par la suite.
Je regarde ce qu'ils ont comme téléphone pas cher... C'est à peu près partout pareil. Bon. Je me laisse encore un peu de temps pour me décider, mais n'ai pas trop de doute sur ce qu'il va falloir que je fasse...
De retour à l'auberge, je m'attaque au réglage de mes freins. Je sors le vélo sur la passerelle extérieure et reprends mes essais là où j'en étais. Je tente plusieurs solutions, mais en vain. Soit les freins bloquent la roue, soit ils sont beaucoup trop lâches. Me voilà bien ! Je ne vais pas pouvoir faire 900 kilomètres comme ça. Il faut que je m'en sorte, pas le choix !
Alors que je m'arrache les cheveux et couvre mes mains de cambouis, Ales sort fumer et me trouve perplexe devant mon vélo. Il s'approche et me demande ce que je suis en train de faire. Ales s'y connait bien en vélo. Très gentiment, le voilà qui s'agenouille pour regarder le système de freinage. Inspiré, il me demande mon tournevis et prend les choses en main. Il m'explique qu'il faut desserrer une vis que je n'osais pas toucher de peur de tout dérégler sans savoir remettre les choses en état.
Un groupe de résidents qui parlent une langue que je ne reconnais pas monte et entre dans l'auberge. Ils répondent très timidement au bonjour que je leur adresse et regardent, intrigués, ce que nous sommes en train de faire, avant de disparaître dans le bâtiment. Ales s'acharne, pas content du jeu qui continue à déséquilibrer les freins. Un patin est bien réglé, l'autre colle à la roue. Près d'un quart d'heure plus tard, Micha sort à son tour fumer. Le voilà qui 'approche lui aussi et nous observe sans rien dire quelques secondes, avant de s'agenouiller à son tour et d'entamer avec Ales un dialogue en russe dont je saisis le sens sans comprendre tous les mots. Ales lui explique ce qu'il a fait. Micha maintient le guidon et conseille Ales sur la suite des opérations. Les deux garçons ne lâchent pas l'affaire, ils ont décidé de trouver la solution et je ne doute pas qu'ils la trouveront. Je suis un peu gênée de les voir se salir les mains et se creuser la tête pour trouver ce qui ne va pas. Le groupe d'étrangers quitte l'auberge, peutêtre pour aller dîner. Ils nous saluent au passage, cette fois. L'un d'eux s'arrête, se retourne, intéressé, et se met à poser des questions à mes deux mécanos. Il s'agenouille lui aussi et discute avec les garçons. Après un bref échange, il se relève et m'adresse un gentil sourire timide. On ne s'est rien dit, mais je suis touchée par sa bienveillance. On ne peut pas se comprendre et la conversation avorte d'elle-même, mais j'apprécie son intérêt pour mon problème et ses encouragements muets. Il rejoint ses amis et je tends à mes amis les outils qu'ils me réclament.
Au bout de vingt minutes supplémentaires, les voix des garçons prennent un ton plus enjoué. Ca y est, ça freine et ça ne frotte plus ! Le soleil décline derrière les maisons. Je crois l'affaire dans le sac, mais Ales et Micha n'en ont pas fini avec mon vélo. Ales se redresse, Micha attrape le guidon et pousse le vélo sur les cinq mètres de la terrasse puis freine brusquement. Sa grimace témoigne de son mécontentement. Je devine ce qui l'ennuie : bien réglés, les freins devraient permettre au vélo de se mettre à l'arrêt total sur un mètre maxi. Il faut améliorer le réglage. Et sans attendre; Ales et Micha reprennent leurs manoeuvres. Resserrer à droite, essayer, resserrer à gauche, tenter encore... Ca ne va toujours pas. Je leur exprime toute ma gratitude et insinue que ce n'est peut-être pas très grave, que ça ira bien comme ça, que c'est déjà épatant qu'ils aient réussi à supprimer le frottement. Mais ils ont commencé quelque chose et ne seront satisfaits que lorsque le vélo sera réglé comme il se doit. Il fait quasiment nuit lorsqu'enfin ils se relèvent tous les deux avec un grand sourire. Cette fois c'est bon ! Ils ont trouvé le bon milimétrage, la distance de freinage leur semble enfin correcte. Je ne sais pas comment les remercier. Je leur donne rendez-vous à la cuisine, le temps que j'aille nous chercher des bières. Par contre à cette heure-ci je me demande où en trouver. "Il y a un magasin un peu plus loin où tu peux en trouver, je t'accompagne" me propose Ales. On va chercher nos sous et on dévale les escaliers pour rejoindre la route quelques mètres plus loin. Je suis ravie de la compagnie d'Ales. Heureusement qu'il est là, d'ailleurs, pour m'aider à choisir la bonne bière parmi toutes les marques proposées dans la petite épicerie, et surtout pour me dire de les cacher tout de suite dans mon sac, au risque d'avoir des problèmes si nous sortons avec des bières à la main dans la rue. Je n'y aurai pas pensé toute seule.... Il faut que je bataille avec Ales pour qu'il me laisse payer sa bière ! Après tout le mal qu'il vient de se donner pour moi, c'est pourtant bien la moindre des choses que je paie ma tournée.
De retour à la cuisine, nous trinquons tous les trois et discutons de nos programmes respectifs pour les jours à venir. Micha termine son contrat temporaire à la fin de la semaine et devra retourner en Ukraine avant de pouvoir revenir travailler ici. Je continue à trouver étrange qu'un si jeune garçon soit réduit à faire des allers et retours entre son pays et la capitale lettone pour assurer son gagne-pain. Ca doit être dur de vivre tout seul ici. Quant à Ales, il espère trouver un automobiliste qui voudra bien le conduire en Allemagne demain. Il semble optimiste...
Une fois nos bières vidées, chacun se retire dans son lit pour passer le reste de la soirée dans son monde. Je rigole en douce en regardant des vidéos de comiques français, jusqu'à ce que la fatigue me fasse fermer les yeux.
