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RUSSIE

 

3 mai 2016 - 23 mai 2016

Brivibas iela me conduit à la E22 en me faisant gagner un kilomètre par rapport à l'entrée de Zilupe par laquelle je suis arrivée hier. Dès que j'arrive à l'embranchement, je retrouve une nouvelle arche énorme et bleue annonçant Terehova à 3 kilomètres. Une voiture lettone arrive sur ma droite pour se rendre vers la Russie.  Et bien la route me semble finalement bien calme à cette heure-ci ! Rien à voir avec les bouchons annoncés sur les sites que j'ai consultés ! Voilà qui est de bon augure. Je suis la voiture et appuie sur les pédales en guettant les signes annonciateurs des postes de douane. 

Un kilomètre, rien d'autre que la forêt tout autour de moi. La route s'élargit doucement, deux files se dessinent au sol. Deux kilomètres, toujours rien. Vais-je passer toute seule la frontière, contrairement à tous les pronostics ? Ah, au loin là-bas j'aperçois quelque chose... le cul d'un camion, puis d'un deuxième, puis un troisième. Mais ils ne sont pas sur ma file, ils ont plutôt l'air de stationner sur la bande d'arrêt d'urgence. Encore un panneau "Terehova", et voilà enfin un bâtiment au bout de la route. Je ralentis un peu pour évaluer la situation en parcourant tranquillement le dernier kilomètre. 

J'arrive à la hauteur des premiers camions que j'ai aperçus, garés sur le bord de la route. Bonne nouvelle, ils ne sont effectivement pas dans la file d'attente et je peux avancer encore sur la route dégagée. Encore trois cent mètres et voici les cabanons de la frontière, et la file de voitures qui s'apprêtent à passer les formalités. Sur le côté gauche de la voie, des cabines mobiles de toilettes sont disposées tous les cent mètres, laissant deviner la longueur de l'attente aux heures de pointe ! A cette heure-ci, je n'ai qu'une petit quinzaine de véhicules devant moi. La file des camions est sur ma droite. Je pose la béquille du vélo derrière une berline lettone, repérant un 4 X 4 allemand juste devant. Toutes les voitures ont coupé le contact, rendant l'atmosphère de ce petit matin très calme. Je descends de vélo et scrupte l'horizon. Derrière le poste frontière, la forêt russe s'étend sur des kilomètres qui me paraissent très peu vallonés. Est-ce que ça va se profiler comme ça jusqu'à Moscou ? Vais-je m'ennuyer sur une route longue et plate sur plus de 600 kilomètres ? J'espère que non, même si finalement j'aurais été encore plus inquiète de découvrir des reliefs trop accentués.

Bon. Ca y est j'y suis. Et mon anxiété repointe le bout de son nez. Je sors de ma sacoche guidon mon passeport et les papiers envoyés par l'agence. Parcours prévisionnel pour les 20 jours, certificat d'assurance, voucher, invitation. J'allume une cigarette et regarde les gens sortirent de leur voiture pour aller aux toilettes, grignoter un sandwich, fumer. Je repère des familles. Des voitures qui semblent peu chargées. Que vont faire ces lettons sur cette route qui ne croise pas de grande ville avant Moscou ?...

Je suis préoccupée par le fait de ne pas avoir de roubles sur moi. J'espère vraiment que je n'aurai pas de difficulté pour trouver un distributeur à Idritsa. J'ai tout de même bon espoir qu'on accepte mes euros, si jamais je ne trouve ni bureau de change ni distributeur. Mais je serai plus tranquille lorsque j'aurai pu tirer de l'argent. 

Aors que je rêvasse, une femme revient des toilettes et me lance un coup d'oeil. Avant de remonter dans sa voiture, elle m'interpelle en anglais pour me dire qu'avec mon vélo je n'ai pas besoin de faire la queue derrière les voitures. "Allez directement au poste" - me conseille-t-elle. Ah bon vous croyez ? Bon. Je sors de la file et pousse mon vélo jusqu'au poste, m'arrêtant derrière la prochaine voiture qui doit être appelée par les douaniers. Je guette le regard approbateur des policiers lettons, mais ils n'ont pas l'air de se soucier de ma présence. La voiture inspectée a le coffre et toutes les portières ouvertes. Trois mètres plus loin, six ou sept hommes attendent devant un petit guichet qui doit faire deux mètres carrés. 

Certains d'entre eux tiennent passeports et formulaires à la main, les autres ont les mains vides. Tous piétinent en jetant régulièrement des coups d'oeil à la vitre du guichet au trois quarts masquée par un store baissé. De temps en temps, une main apparaît par l'ouverture, soit pour tendre un papier soit pour en recevoir un. Ca dure deux secondes à chaque fois. Les minutes sont longues entre chaque apparition de la main blanche sous le store. J'observe les gens qui attendent hors de leurs voitures. Les camions ont une file à part, plus loin. Ici ne passent que des voitures de tourisme. Mes compagnons de patience sont des couples avec de jeunes enfants, des hommes seuls, des familles avec valises et cabas sur les sièges et les plages arrière, des couples d'amoureux dans de belles voitures de sport,... Monsieur et madame tout le monde, en somme... Le 4x4 allemand est le seul véhicule non letton que j'aie aperçu jusqu'ici. 

J'attends depuis vingt minutes lorsque les occupants de la voiture inspectée remontent dedans et ferment les portières avant de démarrer et de s'engager sur la voie de sortie. Le propriétaire de la voiture derrière laquelle j'attends se remet au volant à son tour, avance de cinq mètres et coupe le contact. Je pousse mon vélo histoire de me rapprocher un peu aussi et remets la béquille, prête à patienter probablement encore une vingtaine de minutes avant qu'on me fasse signe. Mais l'officier qui fait les cent pas entre la porte du bâtiment et le guichet lève le bras dans ma direction au bout d'un petit quart d'heure à peine. Le mouvement que décrit son bras me fait comprendre que je peux avancer jusqu'au guichet. Cool ! J'arrive et prends ma place dans la file devant la vitre, essayant de voir ce qui se trame derrière le store. Peine perdue, on ne voit vraiment rien du tout. On dirait même qu'il n'y a pas de lumière dans ce cagibi ! Même quand je me retrouve devant la vitre, étant donné que le store descend au niveau de ma poitrine je ne vois rien. Je me penche avec mon passeport à la main et attends qu'on me parle. La main sort enfin pour prendre mon document. Et j'entends une voix féminine me demander : "dokument ?" Plaît-il ? Je viens de te le donner... Quel autre document veux-tu ? "Kakoi dokument ? (quel document ?)" Je perçois de l'impatience chez mes copains candidats au franchissement de la frontière : vais-je leur faire perdre un temps précieux ? Je ne pense plus du tout à l'itinéraire, au voucher ni à l'invitation, d'ailleurs ce n'est pas pour eux c'est pour la Russie. De toute façon ce n'est pas ça qui intéresse la policière : elle se penche enfin à son tour près de l'ouverture du store - ce qui me permet de voir que j'ai bien affaire à un être humain en uniforme brun et chevelure droite noire comme l'ébène - et jette un oeil derrière moi en me demandant d'un ton exaspéré : "do you have a car ?" Ah ! "No no, ia poutichestvouyou po biciletom !" (non non, je voyage en vélo !). Alors elle se redresse et disparaît à nouveau de mon champs de vision sans plus s'intéresser à moi. Bien... Je me redresse aussi et enfonce les mains dans mes poches d'un air détendu, comme si tout ceci n'était qu'une simple formalité et que je n'éprouvais pas la moindre inquiétude. 

La main blanche réapparaît quelques secondes plus tard, un passeport à la main. Quoi, déjà ? Mais un homme qui se tenait sur le côté a déjà tendu le bras pour récupérer son bien. Il s'en va aussitôt vers sa voiture, et je reprends mon attente. J'entends le tapotement des doigts sur un clavier d'ordinateur. Quatre passeports sont rendus d'un coup, une famille s'éloigne à son tour. Je remarque que les voitures ne sont pas fouillées. Les portières et le coffre sont systématiquement ouvertes par les passagers, mais c'est à peine si les officiers jettent un oeil à l'intérieur. Les conducteurs ont un formulaire spécial pour la voiture - le fameux que m'a réclamée la policière. Deux officiers font les cent pas autour du guichet et rentrent de temps en temps dans le bâtiment d'en face. Parfois ils en sortent avec des passeports à la main, qu'ils tendent aux conducteurs. Ce petit ballet de documents qui passent de main en main se poursuite tranquillement et quasiment sans un mot dans la chaleur naissante de ce petit matin pâle. Je me suis écartée du guichet pour laisser l'accès aux autres au cas où. Mais je reconnais tout à coup la couleur bordeau de mon passeport au moment où la main féminine le pose sur le rebord du guichet tout à coup. Je l'attrape et m'éloigne d'un pas pour l'ouvrir sur le côté et vérifier que c'est bien le mien. 

Glissé entre la couverture et la première page, un petit papier blanc a été inséré. Il porte un tampon avec la date du jour, mais comporte aussi des lignes à remplir. Je cherche à comprendre ce qu'on est censé écrire là-dedans, mais un des policiers en faction m'interpelle et me montre la route vers la Russie du doigt. Ah bon, je peux y aller ? Je lui montre le papier et pointe la route à mon tour. "Tam ?" (Là-bas ?). Il secoue la tête affirmativement. D'accord, ce papier se remplit au prochain bureau sur lequel je vais tomber quelques centaines de mètres plus loin, j'imagine.  Bon bon, alors j'y vais, cpaciba et arrivederci ! Je retourne vers mon vélo et dépose mon passeport dans ma sacoche guidon. Je monte en selle et pédale lentement pour sortir du premier poste, avant d'appuyer un peu plus fort pour prendre de la vitesse. La route est libre devant moi, la dernière voiture qui s'est élancée vers la Russie est déjà loin au bout du virage qui part légèrement sur la gauche. La forêt masque le paysage tout autour. Je roule cinq cents mètres avant de voir se dresser le second poste. Alors ça y est, c'est ici le passage en Russie ? Difficile de le savoir, je ne vois aucun drapeau nulle part. Naïvement je m'attendais à des bouquets de drapeaux rouge-blanc-bleu sur les bâtiments ou flottant haut dans le ciel, à la façon mexicaine. Mais non, rien de tout ça. Un grand bâtiment gris aux portes vitrées, et un cabanon au milieu des deux voies par lesquelles se présentent les voitures. Cette fois encore, la file d'attente n'est pas bien longue.

Il semblerait que je sois là à la bonne saison et à la bonne heure. Le passage pour les voitures est plus long que pour les vélos, mais franchement on est loin des 4 ou 6h d'immobilisme et de fouille dont j'ai lu les désagréments sur internet. Je m'arrête derrière la voiture qui se trouve en bout de file. Je descends de vélo et observe ce qu'il se passe ici. Au niveau du cabanon au toit vert, je crois comprendre qu'on rend le petit formulaire blanc. Il faut donc que je sorte un stylo de ma sacoche guidon. Bon alors que faut-il écrire là-dessus ? Rien que de très banal. Numéro de passeport, nom, prénom, date d'entrée et de sortie, lieu de résidence en Russie. Etant donné le peu de place réservé à cette ligne, je décide de n'inscrire que Moscou. On verra bien si on m'en demande plus. Je dois tout écrire en deux exemplaires puisque le formulaire est divisé en deux parties identiques. Voilà c'est fait. J'attends encore presque une demi heure, avançant mon vélo de temps en temps quand la file s'ébranle, avant qu'un officier ne s'approche de moi, remontant les quatre ou cinq voitures qui sont encore devant moi, pour me faire signe d'avancer à la heuteur du cabanon. Ah chouette ! Je m'exécute, croyant qu'on va s'occuper de moi dans la foulée. Mais non. Le gars me demande de rester sur le côté pour ne pas gêner les voitures. Bien. Nouveau quart d'heure d'attente. A chaque fois qu'une voiture laisse la place libre à côté du cabanon je crois que mon tour est arrivé mais non. Ah si ça y est ! Tout à coup l'officier se tourne vers moi comme s'il venait de se rappeler que je suis là, et m'incite à venir. Je m'approche du guichet où m'attend un monsieur bien en cher habillé d'un uniforme bleu gris et coiffé d'une sorte de képi de même couleur et bordé de rouge. Russe, donc. Je lui tends mon passeport et le formulaire. L'officier ne sourit pas - on est à la frontière, tout de même, et aucune frontière sauf celle de Finlande (je l'apprendrai quelques jours plus tard) n'est un endroit fait pour échanger des amabilités, mais le regard du brave homme est avenant et ça fait du bien. Il ouvre mon passeport, en tourne quelques pages, s'attarde sur une en particulier, relève la tête pour me jeter un nouveau coup d'oeil, puis s'intéresse à mon formulaire, pose mon passeport, sépare les deux parties du formulaire, en glisse une à la page de mon visa pour la Russie et pose la seconde dans un casier sur sa droite, puis attrape un tampon et, Pang !, autorise mon entrée en Russie.  Il me tend mon passeport. Voilà c'est tout. C'est fait. Je n'ai plus qu'à partir. On ne m'a rien demandé de plus. Personne n'a voulu que j'ouvre mes sacoches, personne ne m'a posé la moindre question sur la finalité, le motif, les étapes, les relations, les intentions... Rien de rien. Incrédule, j'offre à l'officier mon plus beau sourire et enfourche mon vélo en lui lançant "dasvidagna !" (au revoir !)

J'ai du mal à y croire. Je regarde tout autour de moi, réalisant que je suis libre comme l'air, libre de m'élancer sur cette route qui me tend les bras et file en ligne droite jusqu'à Moscou à travers une forêt qui joue à saute mouton sur une série de petites collines. Je cherche encore des yeux le signe tangible de mon entrée en Russie, mais décidément les indices ont été bien cachés. Ni drapeau ni panneau annonçant pompeusement le début de la Fédération de Russie. Rien. Même pas le traditionnel panneau routier rappelant au visiteur les limitations de vitesse par tous les temps et la signalisation des autoroutes et voies rapides. Peut-être plus loin ? Allons voir !

Mon coeur s'emballe. J'ai envie de crier de joie. Mais je ne peux pas le faire ici, je dois m'éloigner un peu pour pouvoir laisser libre cours à mon excitation. J'empoigne mon guidon et donne mes premiers coups de pédale sur une route russe. Allez vite, avaler des centaines de mètres pour enfin me laisser envahir par cette réalité incroyable : je suis en Russie ! Ma tête tourne à 35 degrés : rien ou presque n'a changé depuis Zilupe. C'est la même forêt, les mêmes bouleaux, les mêmes pins. La route commence par s'élever en pente douce, grillagée sur le côté, avant de s'élargir au niveau d'un grand pont qui passe au-dessus d'un chemin de fer qui relie Zilupe à Idritsa pour aller jusqu'à Moscou. 

Je traverse une portion de route visiblement en travaux. De part et d'autre du bitume, des monticules de terre tassés par les pelleteuses s'amassent en plusieurs tas. Des containers gris disposés tous les cent mètres me laissent supposer qu'il peut y avoir de ce côté de la frontière aussi de longues files d'attente pour passer en Lettonie. A l'entrée du pont, un panneau m'annonce que je me trouve dans l'oblast (unité administrative) de Pskov. Sous le panneau, en lettres blanches sur fond bleu, le nom de ce pays tant attendu me saute enfin aux yeux : РОССИЯ. Presque discret. J'ai failli le rater. Je grimpe avec curiosité le pont pour pouvoir découvrir les rails qui passent en-dessous. La voie s'enfonce dans la forêt, de chaque côté du pont. Une voie unique. La forêt s'étale à perte de vue. Si je ne voyais pas de différence jusqu'ici entre la Lettonie et la Russie, la sensation que j'éprouve à cet instant est tout de même bien particulière. J'ai l'impression d'être dans un désert vert. Je me remémore le témoignage d'un cyclovoyageur qui a fait le chemin inverse du mien, de Moscou à Riga. Je me rappelle qu'il se plaignait de la difficulté à camper sur cette portion de route. D'après lui, les abords de la M9 étaient souvent trop humides et donc malsains pour y planter la tente en toute sécurité. Et s'éloigner de la voie rapide impliquait aller à la rencontre des ours. Je tiens de son récit le conseil de ne jamais garder de nourriture dans sa tente, mais de la suspendre à un arbre à une centaine de mètres de son bivouac. Mais maintenant que je peux porter le regard sur cette immense forêt, mes appréhensions s'évanouissent en une seconde. Certes, c'est une mer verte qui m'entoure sur des kilomètres à la ronde, mais les arbres ne sont pas très hauts, j'ai du mal à imaginer que cette nature si belle et d'aspect si paisible représente un danger pour moi. Et puis une autre évidence me saute aux yeux. S'il y a bien des ours dans les parages, ils ne se promènent certainement pas au bord des routes mais doivent se tenir éloignés de la présence humaine. Je sens que je n'ai aucun souci à me faire. 

Je redescends le pont, et parcours encore près de cinq cent mètres avant de tomber sur une aire de parking avec quelques services dans des cabanons de chantier, ainsi qu'une première station service tout ce qu'il y a de plus clean et moderne, décorée en blanc et orange. 

Je n'ai besoin de rien, mais je ne résiste pas à l'envie d'aller voir à quoi ressemble une station service russe. Cette première rencontre avec la vie quotidienne russe est à l'image de ce que sera ma découverte de ce pays : un effort mental pour faire le ménage dans mes idées reçues et mes représentations périmées, et admettre la vision que me propose la réalité. Je sais pertinemment que j'arrive avec une image de la Russie qui n'a rien à voir avec ce qu'elle est vraiment aujourd'hui. J'ai tellement fantasmé sur ce pays, depuis mon adolescence, que j'ai l'étrange sensation de basculer dans le décor d'une émission de téléréalité. Je sais très bien que la Russie n'est plus - et depuis très longtemps, evidemment ! - celle de l'enfance de Maxime Gorki, celle de Lara et du docteur Jivago, ni celle de l'empereur Nicolas 2 ou de Catherine la Grande, pas plus que celle des boïards et de Tolstoï, ni celle de Guerre et Paix, de Soljénitsyne, ou encore de la Pérestroïka. Je le sais parfaitement. Mais c'est avec toutes ces références en tête que j'ai posé le pied sur la M9 (la E22 que je suis depuis Jekabpils). J'ai beau savoir qu'on est en 2016 et que la Fédération de Russie est gouvernée par Poutine, mon imaginaire a conservé le souvenir de toutes ces lectures et ces films qui ont bercé mon enfance, mon apprentissage du russe à l'école. Je n'y peux rien, c'est un réflexe. D'ailleurs pendant toute la durée de mon séjour en Russie je ne toucherai plus mon MP3, plus envie, pas la place dans mon univers personnel à ce moment-là, mon cerveau mobilise au contraire toutes les chansons de mon enfance liées à la Russie. Celles que j'ai apprises en cours de russe, pour le spectacle de fin d'année en 6è où nous avions interprété des classiques, celles aussi des 33 tours des choeurs de l'armée russe que mes parents écoutaient à la maison, celles du 33 tour d'Ivan Rebroff que j'avais reçu pour mon anniversaire ou pour Noël, et puis quelques unes un peu plus modernes que j'avais enregistrées sur une cassiette audio quand j'avais réussi à capter une fréquence russe sur la vieille radio que papa avait conservée de sa jeunesse et qui avait trouvé sa place pendant quelques années dans la chambre que je partageais avec Isa. Pendant que ma grande soeur découvrait les Beatles, moi, toujours en décalage avec les goûts des jeunes de mon âge, je me régalais des romances russes que personne ne connaissait en France ! De toutes façons, à l'époque, je n'étais pas à un décalage près...

C'est donc avec une certaine fascination que j'ouvre les yeux sur la Russie d'aujourd'hui et que je constate que dans la disposaition de ses rayonnages, la variété des produits proposés et l'affichage des différentes publicités pour la téléphonie, les infos people et les grignotages surchargés en sucre, les stations services russes ne diffèrent en rien de nos stations françaises. Mêmes tentations, même place énorme faite à l'inutile et au nuisible pour la santé physique et mentale. Mêmes comportements des clients et mêmes gestes des employés. C'est fou comme ça peut être effrayant, parfois, de constater à quel point nous sommes tous identiques. Je ne sais pas pourquoi j'éprouve ça à ce moment précis, sans doute parce que mes neurones n'ont pas encore admis que la Russie d'aujourd'hui, dans sa partie la plus limitrophe avec l'Europe en tout cas, présente exactement les mêmes habitudes de vie que ses voisins. Mais à cet instant précis je vois dans cette station service l'omniprésence des experts en marketing et analystes comportementaux, et j'en éprouve une sensation d'oppression désagréable. 

​Etant donné que je n'ai besoin de rien, je fais le tour des rayonnages par curiosité puis sors retrouver mon vélo. Si la station est flambant neuve, les deux ou trois cabanons qui lui font face de l'autre côté de la route semblent là depuis toujours et proposent des services que je ne comprends pas très bien.

Je verrai très souvent sur le bord de la M9 ces cabanons surmontés de panneaux clignotant lumineux verts, sur lesquels jene décrypte que les mots "santé" et "carte". Que font les gens qui montent les deux marches de pierre qui conduisent à l'entrée de ces toutes petites boutiques sans fenêtres, par la parte ouverte desquelles je n'aperçois qu'un guichet bardé d'affiches A4 rédigées à la main ? Je n'irai jamais voir de plus près ce qui se vend à l'intérieur. 

Il est presque dix heures alors que je reprends la route. Le passage de la frontière m'aura pris plus d'une heure et demi, l'air de rien. Tandis que je pars en danseuse sur la route, je réalise qu'à aucun moment, côté letton ou côté russe, on ne m'aura demandé mon itinéraire. Je me demande à quoi sert l'obligation qui nous est faite de passer par une agence pour obtenir le visa, à quoi servent le voucher, l'invitation bidon, l'itinéraire bidon inventé de toutes pièces, puisque personne ne contrôle rien, ni à l'entrée ni pendant le séjour du visiteur. Que de temps et de cogitations perdues pour rien ! Quand je pense que je craignais d'être refoulée à la frontière sous prétexte de ne pouvoir justifier de lieux d'hébergement pour mes étapes jusqu'à Moscou ! Tu parles ! Ca n'intéresse personne de savoir où je vais dormir dans ce coin désert de Russie.

Enfin pas si désert que ça. Peu habité, certes. Mais, d'une part cette route est le passage obligé d'un trafic routier régulier entre le centre de l'Europe et Moscou, et donc pourvu de stations services et hôtels pour chauffeurs tous les 50 ou 100 kilomètres. D'autre part les petits villages se succèdent tout de même tout le long de la M9, Si la forêt environnante donne l'impression de pédaler en pleine nature, la civilisation est toujours à portée de main. 

Je longe un terminal pour poids lourds, quasiment tous immatriculés en Lettonie ou Russie, avant de m'engager dans une portion de route de cinquante kilomètres jusqu'à Idritsa sans autre compagnie que les arbres et les oiseaux. Je redoutais le trafic routier intense et la cohabitation désagréable avec les camions. Mais à cette heure-ci je ne trouve pas grand monde sur la route, dans les deux sens. Et lorsqu'un camion arrive derrière moi, le dépassement est toujours respectueux, les chauffeur freinent et prennent de la distance. Aucun ne m'encourage d'un petit coup de klaxon, mais tous font attention à moi, c'est agréable, je peux rouler l'esprit tranquille et laisser mon esprit chercher dans ma mémoire les paroles des chansons longtemps oubliées. Katioucha, Poliouchka Polié, Les bateliers de la Volga - pour la plupart, seules des bribes de parole me reviennent en tête. Mais ce n'est pas grave, je chante à tue-tête, trop heureuse d'être en train de rouler en Russie - j'ai encore du mal à réaliser. J'ai soudain envie d'envoyer un texto à mes parents pour les prévenir que je suis passée, que désormais rien ne m'empêchera d'atteindre Moscou en vélo. Je m'arrête sur le bord de la route, et dans le calme de ce petit matin ensoleillé et à peine perturbé par le passage d'une voiture ou d'un camion, j'écris un message à ma mère (papa n'a pas de portable). 

Les premiers kilomètres sont d'une rectitude impressionnante : je file en ligne droite, mais en rebondissant au gré des reliefs qui rendent malgré tout le décor moins monotone qu'en Lettonie. Pouvori prendre un peu de hauteur de temps en temps change la perspective et la manière dont l'esprit se projette en avant : régulièrement j'aperçois le décor qui m'attend quelques kilomètres plus loin, j'aperçois les prochaines collines, devine les vallées par lesquelles la route se prolonge toujours plus loin, direction plein est. J'ai de la chance avec le temps, il fait beau et doux, je peux enlever ma veste puis ma polaire et rouler en sweat. On est le 3 mai, le printemps va peut-être enfin s'installer et me permettre de rouler bientôt en tshirt.

Je roule déjà depuis plus de vingt kilomètres lorsque je vois au loin sur la droite, planté au pied de la route, un grand panneau bleu annonçant les villes desservies par la M9. C'est drôle de voir les noms écrits en russe. Je ne sais pas si c'est partout pareil, mais les noms des ville sont écrits deux fois, d'abord en alphabet cyrillique, puis en alphabet latin.

Pour la première fois Moscou est indiquée en russe sous mes yeux... que j'écarquille en lisant le nombre de kilomètres annoncés : 592 seulement ! Mais alors j'y suis presque ! 592 kilomètres, sur un terrain aussi plat, c'est 6 jours de voyage pour moi qui n'aime pas me fixer des objectifs trop physiques. 100 kilomètres par jour, c'est largement à ma portée, sans courir, sans traîner non plus. 

​Trop heureuse de me sentir si proche de cette ville mythique, je descends de vélo pour prendre une photo. Puis je remonte en selle et repars en faisant des calculs. Nous sommes le 3. 6 jours de voyage me feront arriver à Moscou le 8 mai. Il faut que j'annonce cette date à Céline, qui m'attend dans son appart moscovite dans lequel elle habite avec Nicolas, son mari, et leurs deux enfants, depuis deux ans. Six jours, c'est comme si j'arrivais demain ! Une toute petite semaine. Cinq nuits seulement sous la tente. Tandis que je fais ces calculs, je prends conscience qu'il est plus que jamais indispensable de savourer ces instants sur la route. Je sais que tout risque de s'enchaîner très vite après ça. Je vais rejoindre Saint-Pétersbourg en train, puis rouler de Saint-Pétersbourg à Vyborg pour quitter la Russie par la Finlande. Et après ?... Ah la question de l'après... Suis-je sûre de vouloir renoncer au Cap Nord ? Ce choix reste difficile. J'ai envie de laisser la porte ouverte à cette option. J'ai jusqu'à Vyborg pour me décider. La route qui monte vers le nord de la Finlande ou bien celle qui longe la côte jusqu'à Helsinki où je pourrai prendre un bateau pour descendre vers la Suède et entamer un retour rapide vers la France. Mon voyage tire à sa fin, il est urgent d'en savourer le moindre coup de pédale....

Zacitino, premier village annoncé depuis la frontière, se trouve bientôt sur ma gauche. Un arrêt de bus bétonné se dresse au croisement de la route. Celui-ci est blanc sale. La plupart du temps je les découvrirai peints en bleu et blanc. Ils deviendront des repères tout au long de mon parcours, et accueilleront mes pauses, m'offrant un siège sur lequel je reposerai mes jambes tout en grignotant une pomme ou une poire avant de repartir à l'assaut du bitume. 

Tout en chantant, je reprends le réflexe que j'avais eu sur les longues lignes droites et plates du Yucatan qui m'offraient aussi peu de distraction pour le regard que cette route forestière : je me mets à compter les kilomètres. Mon cerveau m'a fixé un objectif : 100 kilomètres par jour. Au fil des coups de pédale, mes yeux cherchent régulièrement sur le bord de la route les indications kilométriques et je joue au compte à rebours. Plus que 90 kilomètres, plus que 80, encore 2 kilomètres et il ne me restera plus que 70 kilomètres, encore 5 kilomètres et je ferai une pause... Une voiture de police arrive dans le sens inverse, bleue avec une bande blanche sur la longueur. Mes mains se crispent sur mon guidon. J'essaie d'offrir aux officiers mon visage le plus détendu, yeux braqués sur l'horizon droit devant moi. 

Vais-je avoir droit à un contrôle ? Où allez-vous ? Où comptez-vous dormir ce soir ? Qu'est-ce que vous faites là ? ... La voiture maintient sa vitesse et me croise avant de disparaître dans mon dos. Bon ben voilà. ​La police se fiche bien de moi et de ma balade solitaire sur cette route déserte. Comment ai-je pu sérieusement croire que j'allais éveiller des soupçons, qu'on allait se préoccuper de ma présence ici ? Je secoue la tête, dépitée par ma stupidité. Mais comment peut-on sérieusement imaginer que les russes vont courir après chaque touriste pour évaluer le degré de dangerosité de l'espion  ou de l'activiste potentiel qui se cacherait derrière chaque occidental en vadrouille dans leur pays ? Combien de millions de touristes sillonnent chaque année les contrées russes en toute tranquillité ? Si encore je m'aventurais dans une zone à risque... mais sur cette route qui relie Riga à Moscou en ligne droite, franchement ?... C'est un boulevard qui s'ouvre devant moi, personne ne s'opposera à ce que j'arrive à Moscou en dormant dans la forêt, tout le monde s'en fiche et c'est juste une évidence qui me saute aux yeux. 

Un autre détail ne tarde pas à me sauter aux yeux. Régulièrement sur le bord de la route de grands panneaux attirent l'attention des usagers de la M9. "Protégez la forêt du feu". Ces grands panneaux verts comportent les numéros de téléphone à appeler pour prévenir du départ d'un feu, et sont accompagnés d'image représentant parfois un ours, parfois un élan pris dans les flammes. Ah ah... donc il y a bien des ours dans cette forêt... Voilà qui n'est pas fait pour me rassurer. Ce n'est donc pas une légende, cette forêt est habitée. Mais sincèrement je ne peux pas réellement m'inquiéter : je n'imagine pas une seconde les ours s'approcher du bord d'une route comme celle-ci. Impossible. J'ai beau être une "flipette", mon cerveau ne trouve pas de matière pour s'alarmer véritablement. D'abord, la présence humaine est visible partout, à commencer par la large tranchée qui suit le bord de la route, quasiment jusqu'à Moscou. Ensuite les stations services tous les cinquante kilomètres, les villages répartis également tous les trente ou quarante kilomètres et même moins au fur et à mesure qu'on approche de la capitale, et puis la circulation régulière des camions et voitures. Non vraiment, je ne vois pas pourquoi un ours s'aventurerait par ici alors qu'il trouve nourriture et tranquillité plus à l'intérieur des terres. J'en serai preque déçue, tout compte fait. J'aimerais bien en voir un, en vrai. Mais il ne faut pas rêver, ça n'arrivera évidemment pas. Néanmoins ces panneaux me narguent et maintiennent un fantasme de mauvaise rencontre qui trouve son petit écho dans l'anxiété que j'éprouve toujours à l'idée de camper seule au milieu de la nature. 

Excitée comme une puce, je guette depuis quelques kilomètres l'apparition d'Idritsa, la première ville russe annoncée sur ma route. Mais rien ne vient perturber l'uniformité du décor boisé qui m'entoure. Rien sauf des vaches qui viennent signaler la présence d'une ferme à proximité. Peu farouches, elles se tiennent tout au bord de la route, et je suis surprise de constater que seule la glissière de sécurité - qui n'est pas bien haute - les empêche de se balader au milieu de la route. Ce qui me donne limite un petit frisson d'inquiétude sur la possibilité de réactions incontrôlées, surtout après avoir croisé leur regard fier et provocateur. Oula, mais c'est qu'elles ont du caractère ces demoiselles ! J'ai comme l'impression bizarre d'être sur leur territoire et qu'il m'est recommandé de passer mon chemin le plus vite possible. Pas très accueillante, la vache russe ! Si les nôtres sont souvent blasées, ces belles bêtes au poil marron foncé ou noir et blanc dressent la tête comme dans un avertissement silencieux. Bien bien bien... Amusée par le malaise dans lequel ces braves bêtes me mettent, je veux garder cette rencontre en mémoire et pose pied à terre pour sortir l'appareil photo. C'est alors qu'elles s'excitent tout à coup.

La marron, qui semble être la meneuse du trio, ​fait deux pas en arrière pour prendre son élan et d'un saut passe élégamment par-dessus la glissière, aussitôt immitée par ses copines. Aïe aïe aïe ! J'ai l'appareil photo en mains et les deux pieds calés autour du cadre du vélo pour le maintenir debout. Il est trop tard pour bouger, je suis coincée, et de toutes façon rester immobile est sans doute la meilleure des choses à faire face à un animal qui s'excite - a fortiori s'ils sont plusieurs. Je reste donc coite, espérant qu'elles s'éloignent de moi. Ce qui se produit, évidemment, car ce ne sont que des vaches et qu'il n'y a aucune raison qu'elles s'en prennent à ma petite personne. Malgré leurs regards chargés de défi, ce sont probablement elles qui ont le plus la trouille. Elles opèrent un repli vers le carrefour qui conduit à Idritsa, quelques dizaine de mètres plus loin (heureusement qu'aucune voiture n'arrive à ce moment-là !), et finissent par traverser la route pour aller courir dans le champs qui s'étend à l'entrée de la ville. Voilà, la voie est sûre, mais je suis prévenue : ici les animaux sont chez eux. Je range l'appareil photo et remonte en selle pour tourner à droite et pédaler vers le centre d'Idritsa. Mais avant d'entrer dans la ville, j'ai plutôt la sensation de m'enfoncer dans la forêt. Le bitume disparaît presque sous la terre. Cent mètres après le carrefour, je remarque un mémorial sur le bord de la route. Une grande pierre plate anthracite, sur laquelle je lis les honneurs rendus par la patrie au 42è régiment de tanks ou à la 21è division de mécanos - ou les deux - engagés dans la deuxième guerre mondiale. Par terre sur la gauche un autre panneau blanc représente une étoile bleu - rouge - blanc et le chiffre 70, barré d'une sorte de bandeau stylisé orange et marron. Je ne le sais pas encore ce jour-là, mais la Russie s'apprête à fêter la victoire dans la "grande guerre", et distribue à toutes occasions des rubans orange et marron à épingler sur soi pour le jour J  le 9 mai. 

Les premières maisons que je découvre sont en bois et tout aussi rustiques que les chaumières lettones. Elles penchent de la même façon, la toiture semble s'affaisser en différents endroits. Les petites fenêtres encadrées de bordures de bois harmonisées avec les couleurs des lattes sur les murs ont un double vitrage permettant l'isolation. Si les premières demeurres sont de petites tailles, un peu plus loin elles prennent de belles proportions et montent d'un étage. Les lattes de bois sont posées à la verticale à partir des fondations, à l'horizontale pour les pièces de plein pied, puis repartent à la verticale sur l'étage supérieur, Les couleurs sont particulièrement harmonieuses dans un parti pris terne, l'isba russe se marie très bien avec le décor forêt - ciel nuageux. Une maison peinte de plusieurs couleurs attirent mon attention. Palissade couverte d'affiches publicitaires, premier étage jaune, deuxième bleu pâle, toit rouge, ce magasin de meubles (d'après les affiches) ne peut échapper à aucun visiteur. Dans un autre style, la datcha qui lui fait face est bâtie avec de solides rondins de bois d'une trentaine de centimètres de diamètre. L'entrée semble en train de s'écrouler sur elle-même, ce n'est probablement plus qu'une question de jours. Les maisons de bois se succèdent au milieu des pins, d'abord espacées sur les premiers cinq cent mètres, puis un peu plus serrées les unes contre les autres. Un peu en retrait sur la gauche se dresse le premier immeuble de la ville. Tout en longueur et sur deux étages seulement, bâti en briques gris clair mais égayé par des touches de bleu et de vert recouvrant le contour des fenêtres. Je ralentis à sa hauteur, frappée par la fantaisie du petit jardin qui se déploie tout autour du bâtiment. Quelque chose détonne dans ce décor. Les couleurs éclatent tout autour de l'immeuble, l'originalité et la personnalité des habitants de l'immeuble s'expriment dans les éléments disposés anarchiquement sur la pelouse autour de l'immeuble. Ici deux pneus peints en bleu et remplis de terreau accueillent une jeune pousse. Une petite tête de cochon rose, ses grans yeux écarquillés dans une expression de surprise, repose à même le sol un peu plus loin. Une grosse bouteille de plastique rectangulaire et peinte en rose et posée sur quatre cailloux ronds peints eux aussi en rose évoque le corps d'un autre petit cochon. Le bouchon faisant office de museau. Deux énormes pneus de tracteur sont décorés en jaune et bleu et font office de jardinière. Sur l'un d'eux, une anse en fer arrondie a été ajoutée, pour donner l'impression d'un puit planté là au milieu du jardin. Quelqu'un s'est amusé à construire un sorte d'arbre en plastique : plusieurs bouteilles sont emboîtées les unes dans les autres et peintes en marron. Au sommet de ce montage, les feuilles d'une plante retombe le long de ce faux tronc. Aux pieds du mur de l'immeuble, des souches d'arbres ont été coupées et des planches clouées sur les soutiens qu'offrent les bases de branches naissantes : et voilà deux chaises toutes prêtes pour les discussions de fin de journée... 

De l'autre côté du chemin, une maison construite avec les mêmes briques grises fait face au jardin. Je pense au premier regard qu'il s'agit d'un autre immeuble, et c'est en partie le cas mais le premier appartement abrite une boutique, si j'en crois l'enseigne clouée au-dessus de la porte. D'ailleurs une femme sort juste à ce moment-là. Pas une cliente, mais la gérante. Tablier autour des hanches, épaisse chevelure rousse sous un foulard blanc, elle s'arrête sur le pas de sa porte et s'adosse au chambranle en glissant les mains dans les poches de son tablier. Elle m'aperçoit alors que je range mon appareil photo dans ma sacoche. Son regard avenant m'incite à m'approcher d'elle. Un chemin de terre longe son immeuble et part dans la forêt. 

Je salue cette brave femme en russe et engage la conversation. Peu curieuse de savoir d'où je viens et où je vais, elle s'inquiète de me voir seule en vélo et me demande si j'ai besoin de quoi que ce soit. Touchée, je la rassure. Tout va bien, je n'ai besoin de rien et suis ravie de découvrir Idritsa. Un coup d'oeil rapide par la fenêtre me permet de voir que la boutique recèle des vêtements et chaussures d'occasion. Je lui montre le jardin d'en face : "C'est joli, ces créations !"

Elle acquiesce et me montre fièrement du doigt la fenêtre de son appartement, justement au rez de chaussée de cet immeuble, le troisième en partant de la gauche, avec la fenêtre bleue. "Ah mais alors vous habitez à moins d'une minute de votre lieu de travail !" Et oui, avant j'habitais plus loin en ville mais depuis deux ans j'ai un appartement ici, je suis contente - répond-elle en souriant. Et c'est vous qui avez réalisé toutes ces créations originales ? On le fait tous, affirme-t-elle, comme si c'était la chose la plus normale du monde. Je lui demande si le centre ville se trouve encore loin. Elle me montre alors le virage à gauche qu'opère la route trois cents mètres plus loin. Juste après ce virage, j'entrerai dans le centre d'Idritsa. "Ah, et savez-vous si je pourrais trouver un distributeur ? J'ai besoin de roubles"... Je ne suis pas bien sûre de comprendre sa réponse : elle me parle d'un magasin de viande... ? Je lui demande de répéter, mais c'est bien ce qu'elle m'indique. Je dois trouver le magasin "Miassa" (viande), et entrer à l'intérieur. Un magasin blanc. Il y aura un distributeur. Ah bon. Je la remercie et lui souhaite une bonne journée, puis je remonte en selle et poursuis ma route vers le centre ville. Je longe encore sur environ deux à trois cents mètres des habitations largement espacées, entourées de palissades en bois et de jardins potagers, avant d'arriver près d'un café bleu qui fait l'angle entre deux rues. Je découvre alors que je roule sur la rue Lénine. Et voilà : aucun doute, je suis en Russie ! Est-ce que chaque ville de Russie a sa rue ou son avenue Lénine, comme tout village français avec le Général De Gaulle et Victor Hugo ?... La rue perpendiculaire que je coupe en passant devant le café est la rue Gagarine. A partir du café se développe le centre ville. Je repère une enseigne, Diksi, qui ressemble à un supermarché. A peu de choses près, on croirait un magasin U, en plus petit et mis à part des vitrines réduites au minimum. On n'est pas dépaysé. Standardisation des magasins. Un peu plus loin je vois le fameux magasin dont m'a parlé la dame. Sur le mur blanc décrépi s'étale en grandes lettres rouges le nom de la supérette miassa - prodoukti, qui ne donne pas franchement envie d'entrer à l'intérieur. Mais cette réaction spontanée me rappelle à quel point je suis façonnée par ma culture : voilà, un magasin sans une belle vitrine propre, sans affiches tape à l'oeil annonçant les super-promos-du-mois et sans customisation des portes d'entrée, poubelles à recyclage, tourniquets, signalétique et tutti quanti n'est dans mon petit esprit étriqué pas un magasin qui "donne envie". Bravo. Un pur produit du sytème. Bon. Je descends de vélo et pousse la porte - car celle-ci ne s'ouvre pas automatiquement à mon approche, il faut baisser la poignée comme au bon vieux temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître.Dans un renfoncement sur ma gauche, j'aperçois tout de suite le distributeur automatique, tandis que sur la droite un couloir moche mène au magasin qui semble proposer produits frais, conserves, pain, gâteaux, bref : un supermarché tout ce qu'il y a de plus normal. Moins sexy que les nôtres, certes, plus sombre et pas fait pour en mettre plein les yeux aux clients, mais bien garni. Je m'approche du distributeur, en espérant que celui-ci me parle en anglais car je m'aperçois que je ne sais pas comment on dit "retrait" et "espèces" en russe...

Heureusement, ça speak english, ouf ! Je réfléchis une seconde aux taux de change, et insère ma carte en priant pour que tout se passe bien. La machine prend une demi seconde pour réfléchir, avant de trier les billets de 100, 500 et 1000 roubles. J'attrape la liasse et en vérifie le compte vite fait avant de l'engouffrer dans la poche intérieure de ma veste. Les premiers roubles que je vois et que je touche. Vingt ans que j'attendais ça. J'ai eu le temps de voir que les billets sont plus longs et moins larges que les euros. Par curiosité, j'entre dans le magasin pour faire le tour des rayons. Laitages, yaourts, oeufs, paquets de gâteaux secs et sans fantaisie, conserves et bocaux de plats cuisinés, pains de toutes les formes, nature ou fourrés à plein de choses, primeurs, etc.  Bon, je n'ai pas à m'inquiéter, je trouverai tout ce qu'il faut pour manger à ma faim ici - sachant que de toute façon je me contenterai de pain, de soupes, avocat, pamplemousse et petits gâteaux... gastronome, moi ? Si peu... C'est marrant comme la nourriture ne m'a jamais passionnée. Découvrir les plats locaux et faire le tour de tout ce qu'on peut trouver de curieux à manger n'a jamais été mon truc. J'ai souvent l'impression que c'est une réminiscence de ma période de vaches maigres, plutôt qu'un véritable désintérêt pour la bonne bouffe. Quand j'ai commencé à m'autoriser des voyages avec un budget tout juste bon couvrir les déplacements, il était bien sûr hors de question de manger au resto, comme de dormir à l'hôtel. Et cela ne m'a pas empêchée d'adorer mes vacances en sac à dos sous la tente avec sandwich au menu tous les jours. L'habitude m'est restée. Pas seulement l'habitude de me contenter de peu. L'habitude, aussi, de considérer que le resto ou les bons petits plats ne sont pas pour moi : trop cher, je ne suis pas dans la bonne case sociale, je ne suis pas à ma place dans un resto. D'ailleurs les rares fois où la nécessité de traiter avec plus d'égards que de coutume me pousse à entrer dans un restaurant, j'ai l'impression de jouer un rôle, d'être le personnage d'un film dont je serais spectatrice. 

Bon, j'ai fait un tour rapide des rayons, je sors retrouver mon vélo. J'ai mes roubles, je peux avancer sereinement vers Moscou sans avoir peur de manquer de ressources. Je me sens plus légère, rassurée. Je monte en selle, avance encore un peu dans le centre du village pour aller jeter un oeil à un autre monument aux héros de la guerre, puis je fais demi tour pour retrouver la M9 . 

Me revoilà sur la route, gonflée d'optimisme. Ce premier contact m'a fait du bien. Ma conversation avec la vendeuse a été rapide, mais c'est comme un signe qui me confirme que tout va bien se passer ici. Je ne sais pas encore où je vais dormir ce soir, mais peu importe, le soleil brille, les gens sont gentils, la forêt belle et rassurante, la route sans surprise ni danger. Je repars bille en tête en regardant droit devant, en me répétant en boucle les poèmes russes appris en classe de 6è. Poèmes enfantins - il fallait bien commencer par des choses simples et accessibles - qui parlent du vent qui souffle dans les arbres, des feuilles qui volent dans le ciel. Les jeux de mots rendent le poème chantant.

Les kilomètres à venir m'offrent des paysages de campagne bordée de forêt. De loin en loin, quelques troupeaux de vaches paissent dans leur prés éloignés de la route. Bien que le décor ne présente pas énormément de différence avec la Lettonie, tout de même c'est plus valonné et c'est bon de retrouver un peu de relief. Les arbres sont de plus en plus verts et feuillus, également. Les nuances de coueur plus variées. Ceci dit, le bouleau reste roi ! Et c'est tant mieux car je ne me lasse pas d'en admirer les jolis troncs fins et blancs. 

La journée s'écoule dans cette bonne humeur parfumée des senteurs de printemps. Les perspectives que m'offre cette route toute droite m'enthousiasment : mon regard plonge loin devant, il rebondit sur toutes les petites bosses que gravissent les voitures et s'envole à l'infini dans le ciel gris-bleu. J'adore lire sur les rares panneaux bleus de signalisation le nom des villages : Isakovo, Sergueïtsevo, A défaut de parler et comprendre aisément la langue, je peux au moins déchiffrer l'écriture ! 

Je m'arrête une bonne demi heure pour casser la croûte. Un peu plus tard dans l'après-midi je m'arrête pour boire un café dans une station essence. Je reste assise dans mon coin sur une table de bois au soleil, prenant plaisir à observer les gens vaquer à leurs occupations. Sur la route, je pédale avec énergie, galvanisée par les kilomètres que je vois défiler sur les poteaux indicateurs. Je ferai 100 kilomètres sans aucune difficulté dans la journée. Et comme les jours rallongent, je ne me préoccupe pas de l'heure. Je sais qu'il sera toujours temps de monter la tente à 20h, voire 21h. Je n'attendrai pas jusque là, mais au moins je n'ai pas ce souci en tête, je peux rouler autant que j'en ai envie. Je me régale des paysages de tourbières, des racines noyées dans l'eau des petits lacs noirs, avec toutes ces nuances du marron au beige tranchant sur la mousse verte et les trouées de ciel bleu.

J'atteins les cent kilomètres un peu à la hauteur de Poustochka. Je n'aurais aperçu que trois villages sur la route depuis Idritsa, et quelques tout petits lieux-dits. Ca devrait être comme ça presque jusqu'à la fin, les derniers cent kilomètres avant Moscou seront un peu plus habités, mais entre temps la présence humaine sera réduite au minimum et comme les villages sont à l'écart de la voie rapide bien souvent le contact avec les humains se réduira aux haltes sur les stations service. Je dépasse Poustochka et commence à regarder autour de moi la configuration du terrain pour repérer les chemins quittant la route. Il s'agit de trouver l'endroit où j'élirai domicile pour ma première nuit sur le sol russe. En poussant un peu vers Zabelye je devrais trouver un lac sur ma droite. Je suis moyennement tentée de m'approcher trop près des lacs, compte tenu de la menace des tics et de la prolifération probable des moustiques. Je pédale lentement, à l'affût des sentiers qui s'enfoncent dans la forêt. Sur quelques kilomètres encore celle-ci est très peu dense, il faudrait que je pénètre très à l'intérieur pour me mettre hors de vue des voitures. Et le sol recouvert de mousse me semble un peu trop meuble à mon goût. 

Mais à l'approche de Zebelye je repère un chemin de terre qui monte sur une hauteur qui doit certainement cacher un champ car je ne vois pas d'arbres là-haut. J'attends qu'une voiture passe, puis je traverse la route et descends de vélo pour le pousser entre les grosses ornières dessinées par les roues d'un tracteur ou d'une machine agricole. Les traces sont humides et laissent parfois des trous gorgés d'eau, mais cela ne veut pas nécessairement dire que le paysan est passé récemment. Les pays de l'Est sont un peu le royaume des eaux stagnantes. Le chemin passe derrière des bosquets qui me cachent rapidement de la route. Ce n'est pas un champ qui m'attend là-haut, mais une prairie qui dévale l'autre versant jusqu'à l'orée de la forêt qui reprend ses droits quelques centaines de mètres plus bas. Les traces de pneus continuent plus loin, en parallèle avec la route. Je laisse le vélo en haut de la colline et marche un peu sur le chemin pour explorer les alentours. Je ne vois aucune habitation. Le coin me semble tranquille, je n'ai rien à redouter mais plutôt des visites animales à espérer : un élan, peut-être ? J'aimerais bien...

Je défais les tendeurs et attrape ma tente pour la déplier sur la terre en veillant à garder une certaine distance par rapport au chemin - on ne sait jamais, si un agriculteur montre le bout de son tracteur à l'aube je ne dois pas lui bloquer le passage. Toute appréhension m'a quittée. Je me sens la bienvenue ici, je ne devrais avoir aucun problème pour dormir chaque soir dans des endroits aussi protégés et paisibles. Ici aussi je suis chez moi, et le retour de cette sensation me galvanise. Je repense à mes débuts sur la route, et mon angoisse irrationnelle à l'idée de planter la tente en nature, comme si des dangers menaçaient un peu partout. J'en souris aujourd'hui. Si encore je me trouvais dans des zones à risque, des pays en guerre, des régions vraiment hostiles, cette angoisse se justifierait. Mais franchement les endroits par lesquels je suis passés sont loin d'être dangereux. J'en arrive presque à regretter de ne pas avoir campé au Mexique. J'avais encore trop peur. Je constate avec plaisir que ces craintes appartiennent au passé. Si je retourne au Mexique, je n'aurai aucune hésitation à planter la tente n'importe où. Comme c'est bon de se sentir chez soi partout ! Finalement ce voyage est en train de réaliser un souhait que j'avais depuis longtemps : plutôt que d'avoir peur des gens et de trimballer partout avec moi ces angoisses ancrées dans mon esprit comme dans l'esprit de la plupart des gens à force de représentations caricaturales, d'informations triées pour ne servir que les plus alarmantes, je développe au contraire une confiance qui me rend plus sereine. Confiance en moi, confiance en l'autre, et confiance en la vie tout simplement. Je fixe le toit de ma tente, installe mon matelas et mon duvet tête vers la porte - habitude que je garde depuis le vol nocturne de mes sacoches au Bélize -, et range méthodiquement ma trousse de toilette et le cadenas dans la pochette intérieure droite de la tente, les tendeurs, les alumettes et la lampe de poche dans la pochette gauche. Une organisation précise qui s'est imposée à l'usage, au fil des nuits dehors. Mon casque de vélo placé sous le matelas et rembourré par ma veste gore-tex fait office de coussin. Mon collant de laine et mon tshirt pour dormir filent droit de la sacoche à l'intérieur du duvet, histoire de prendre un peu la chaleur avant de remplacer sur ma peau mes vêtements de la journée. Mes deux gourdes et la bouteille d'eau sont calées dans le coin gauche de la tente - si dans la chambre de mon appart je n'ai pas de "côté" préféré dans le lit, sous la tente j'ai opté pour le côté droit.  

La sacoche guidon au fond de la tente, suivie de la sacoche contenant la petite sacoche contenant l'outillage, la grande sacoche avec les vêtements, et enfin la sacoche garde-manger près de la porte le temps de préparer ma popote. L'appareil photo sur le duvet, à portée de main au cas où. La liseuse à côté de la tête du duvet. Tout le reste est aussitôt rangé dans les sacoches, rien ne traîne. Un petit coup de torchon pour évacuer les quelques brins d'herbe et les projections de boue qui ont réussi à s'introduire dans la tente pendant l'installation, et voilà, tout est en place en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Je vais attacher le vélo un arbre et lance un regard de propriétaire satisfaite sur le décor. C'est chez moi ici ce soir. J'observe l'orée de la forêt dans l'espoir d'apercevoir le museau d'un élan. Rien à l'horizon pour l'instant, mais peut-être qu'avec un peu de patience... Le ciel rosit, les grondements de la circulation se font de plus en plus rares, le calme envahit mon petit coin de paradis russe, les oiseaux commencent à se raconter leur journée dans les arbres. Je retourne à la tente, hésite puis renonce à sortir le réchaud.

Pas si faim que ça, ce soir, je me contenterai de ce qu'il me reste de pain, saucisson et fromage. Je m'engouffre dans la tente et ôte mes chaussures avec bonheur. Mes pieds retrouvent leur liberté et une sensation de fraîcheur bien agréable. Les chaussettes que j'ai emportées ont vraiment joué leur rôle à la parfection : douces et transpirantes, elles n'ont jamais collé à ma plante de pied de façon désagréable et ont toujours absorbé ces odeurs de sueur contre lesquelles je lutte depuis toujours ! Je retire mon pantalon de route pour enfiler le collant sur lequel je suis assise depuis dix minutes et dont le contact chaud et doux contribue lui aussi à me faire sentir aussi à mon aise que dans le confort d'une chambre douillette... à peu de choses près. Je tire de la poche zipée de mon pantalon la liasse de billets russes. Comme une gamine, j'étale les roubles sur mon matelas, fascinée, aux anges ! des roubles, c'est fou, j'ai enfin des roubles dans la main. Je les examine avec intérêt. Et décide de mettre tout de suite un billet de 100 roubles de côté dans mon portefeuille pour mon père. 

Mon dîner est terminé, et je me sens détendue, bien au chaud dans ma tente "tout confort". J'ai une grosse flemme de sortir les victuailles de ma sacoche-cuisine, les transférer bien emblallées dans mon petit sac ficelle, et aller attacher mes réserves de nourriture à la branche d'un arbre. Un moment, je décide de faire l'impasse sur ces précautions. Rien ne m'alerte sur un danger potentiel, je me sens vraiment tranquille. Mais une fois allongée sur mon duvet, les bras croisés sous ma tête dans une position de détente bien agréable, ma petite voix intérieure me rappelle que deux fois déjà pendant ce voyage je me suis laissée aller à ne pas respecter les règles de précaution de base. Et j'ai payé cash ces deux manquements. A cette pensée, je me redresse sur mon duvet. D'accord, tout me dit que ce soir je suis en sécurité et qu'il ne pouvait y avoir endroit plus tranquille pour dormir. Mais tant pis, je vais quand même respecter le petit rituel. On ne sait jamais. 

J'attrape de la ficelle et sors avec mon barda. Pas génial comme sensation de remettre les pieds dans des chaussures fermées. Par contre l'air est doux et le coucher de soleil baigne la prairie d'une jolie couleur dorée : finalement je suis bien heureuse d'avoir dû quitter ma tannière pour un rituel sans grande justification apparente. Que c'est bon d'être dehors, en "pyjama", dans cette douceur et ce calme. Voilà que la prairie devient ma chambre. Je pourrais bien profiter de mes deux mètres carrés de toile un peu plus tard, pour l'instant c'est ici, dehors, que je veux rester encore un peu. Je ne suis même pas embêtée par le moindre insecte. Je monte le chemin qui surplombe la route - je n'entends plus aucune voiture, pourtant il n'est pas encore 21h. Je m'étonne d'ailleurs qu'il ne fasse pas encore nuit tout à fait à cette heure-ci. Les jours rallongent vraiment... Je lève les yeux vers le ciel. Etonnant cette lumière... 

Ce soir-là, je ne percute pas encore. Il me faudra plusieurs jours pour comprendre pourquoi cette lumière me perturbe, me paraît anormale. Un temps de retard, comme en Espagne, quatorze mois plus tôt. Le 20 mars je parcourais les derniers kilomètres qui menaient à Séville. Je m'étonnais de la couleur du ciel, de la lueur étrange qui enveloppait le paysage. J'avais oublié que le 20 mars une éclipse du soleil était attendue ! Ce soir, quelque part entre Poustochka et Zabelye, je ne percute pas non plus. J'ai oublié les nuits que dans cette partie du monde, à cette période de l'année, le soleil a de plus en plus de mal à se coucher. On n'est pas encore à l'apogée de cette phase, aux fameuses nuits blanches, mais ça commence, et mon corps l'a senti avant que mon esprit enregistre et analyse l'information. 

Je trouve un bout de bois suffisamment lourd pour lester ma réserve de nourriture. A un peu moins de cent mètres de ma tente, je choisis "mon" arbre et "ma" branche. Un essai, deux essais, et hop, mon bout de bois jeté en l'air va se coincer dans les branches du pin. Flûte, il ne retombe pas, me voilà avec ma ficelle coincée là-haut... Heureusement le problème n'en est pas un : je tire sur la ficelle pour tester la résistance de la branche qui retient le bois. Sèche comme elle est; la branche craque tout de suite, mon bout de bois tombe dans ma main. Bon... Mon petit rituel sera vraiment plus que symbolique. Je vais quand même attacher ma nourriture dans les airs, mais franchement si un animal a envie de se servir dans mon frigo perché cette nuit, il lui suffira d'éternuer un peu fort pour faire craquer n'importe quelle branche ! Ceci dit, après tout c'est aussi à ça que sert cette précaution d'éloigner la nourriture de la tente : peu importe si on me la dérobe, l'essentiel est que l'animal ne vienne pas la chercher dans "ma maison"...

 

Je prends le temps de regarder encore un long moment la forêt et la prairie, laissant la zénitude de cet endroit me ressourcer. Et puis je retourne tranquillement dans ma tente. Retirer à nouveau mes chaussures - le bonheur -, me glisser dans mon duvet tout doux - l'extase -, m'allonger et me rendre compte que je peux encore lire à la lueur du crépuscule très clair. 

Le calme sera propice au repos, je dormirai comme un bébé. Une fois n'est pas coutume, je me réveille peu. Un coup d'oeil par l'ouverture de ma tente m'indique qu'une excellente journée démarre : grand beau, ciel bleu encore un peu clair à cette heure matinale et perles de rosées sur la prairie.

Le soleil et une bonne nuit de sommeil paisible, rien de tel pour me mettre d'excellente humeur. J'enfile mes chaussures, sors de la tente et vais récupérer mon sac de nourriture toujours pendu à sa branche morte. Le temps de ranger mes affaires et de m'habiller, l'eau du thé est chaude. La température au petit matin est idéale, Les vestes vont rester sur le porte-bagage aujourd'hui, je sens que le temps s'adoucit. Je me demande s'il fait plus chaud en France en ce moment. Dire que dans maximum deux mois ou un mois et demi je serai à la maison.... En buvant mon thé, je sens que ja tentation du Cap Nord est toujours vivace. Tout en finissant mon petit déjeuner (un morceau de pain et un thé) et en finissant de ranger mes affaires, je calcule le temps que me prendrait la chevauchée fantastique vers le Cap Nord par la voie la plus courte. En termes de nombre de jours, c'est réalisable dans le temps que je me suis fixé avant le retour. Mais il faut bien reconnaître que cela m'obligerait à terminer ce voyage par un sprint, avec un objectif de kilométrage tous les jours, ce qui n'a jamais été le cas pendant ce voyage ou presque. 

J'en rêve depuis toujours, pourtant, de ce bout du monde du Nord de l'Europe. J'ai vraiment du mal à renoncer à l'idée. Mais finir sur une course pendant laquelle je ne prendrai le temps de rien gâcherait le plaisir, où serait l'intérêt ? Après tout j'ai déjà renoncé à l'Amérique du sud, alors pourquoi ai-je du mal à lâcher sur le Cap Nord ? Comme pour l'Amérique du sud, si ma vie est assez longue pour me le permettre j'aurais d'autres occasions d'y aller en vélo puisque c'est de cette manière que j'ai envie de le conquérir. Bon, je sens que je n'ai pas envie de prendre une décision maintenant. Il me reste quelques jours devant moi pour y penser jusqu'à l'arrivée à Moscou. En réalité, la décision sera définitive au moment de franchir la frontière pour la Finlande. C'est là que la route se séparera : pour longer la côte vers Helsinki, si je renonce, ou pour commencer à monter vers le nord, si je me lance dans une course contre la montre vers le Cap Nord. 

C'est en pull mais sans veste que je m'élance sur la route ce matin. La fraîcheur de l'air est juste parfaite pour ne pas avoir froid mais me sentir à l'aise dans l'effort. C'est une journée idéale pour rouler et rêver sans être perturbée, car d'après le GPS je ne devrais pas croiser plus de trois villages avant d'arriver à Velikie Liouki. Je ne comprends pas le mot Liouki, mais Belikie veut dire grand, dans le sens de "important". De quoi faire travailler mon imagination sur ce qui m'attend là-bas. Sur le début de parcours, la forêt s'éloigne de la route pour laisser la campagne ouvrir grand l'horizon devant moi. Je pédale sur des routes qui semblent courir vers le bout du monde, de grandes lignes droites qui coupent la campagne en deux et filent vers le ciel tout au bout là-bas. Rien de mieux pour se sentir pousser des ailes dans le dos, portée par une impression d'invicibilité. Quoi de mieux qu'une route sans obstacle pour éprouver le bonheur d'avancer en toute liberté, sans entrave et galvanisée par l'énergie que je sens dans mon corps. Il y a quelques années, j'ai consulté une naturopathe. J'y avais été encouragée par ma mère, qui venait de découvrir cette praticienne et tirait un visible bénéfice de ses consultations. Je me suis laissée convaincre d'y aller, sans avoir de besoin bien concrètement identifié mais avec curiosité. Plusieurs choses m'ont marquée pendant cette séance, et en particulier ce que j'ai ressenti lorsque la praticienne a procédé à l'examen de mon corps. Au fur et à mesure qu'elle plaçait ses mains tout près des zones qu'elle sondait, un tas de pensées m'ont traversé l'esprit. Lorsqu'elle a placé ses mains au-dessus de mes pieds, je me rappelle avoir été frappée de la force avec laquelle j'ai pensé alors "mes jambes, c'est ma liberté, elles sont pleines de vigueur et elles me porteront jusqu'au bout du monde". Le voyage a pris toute la place dans mon esprit. Sur les routes de Russie ce matin-là mes jambes appuient avec énergie sur les pédales. Tout est facile, tout est léger, je vole sur les routes de mon rêve avec un sentiment de toute puissance.  

J'ai beau être dans un espèce de no-man's land, je croise de temps en temps des arrêts de bus plantés sur le bord de la route, au milieu de rien. Un panneau de temps en temps accompagné d'un banc voire d'une cabane en ciment peint en blanc et bleu.  Pourtant je ne vois pas âme qui vive en dehors des voitures qui me dépassent de temps en temps. Mais aucun piéton à l'horizon. Je soupçonne mon GPS de ne pas m'indiquer les tous petits villages cachés derrière les forêts, car ces arrêts de bus ont forcément une utilité. 

En lisière de forêt, de petits cimetières florissent parfois, émergeant de la mousse et des hautes herbes. Comme dans les pays baltes, les croix se dressent aux pieds des cailloux qui démarquent les tombes. J'aime bien ces cimetières plantés en pleine nature, ouverts aux passants, et non pas enclos et masqués à la vue des gens comme chez nous. 

Au niveau du village de Spaster, un premier lac bordé de joncs apparaît à droite de la route. Ces paysages buccoliques, ondulant doucement au sud et au nord, raisonneront toute la journée de ma voix chantonnant les comptines russes et autres chansons qui me passent par la tête. 

Au sud de Novossokolniki, je m'arrête à la hauteur d'une station service pour acheter une boisson fraîche. Plusieurs voitures sont garées sur le parking. Je ne vois jamais la tête des gens qui occupent les voitures que je croise sur la route. Les voici en train de faire des achats ou de mettre de l'essence dans leurs véhicules. Ce sont des familles qui font le tour des rayons petits gâteaux et canettes, des jeunes qui discutent en fumant dehors tout en sirotant un café, chauffeurs routiers qui cassent la croûte : des gens lambdas. Une station comme une autre sur le bord d'une route. Je gare mon vélo et m'asseois avec ma canette d'orangina sur le bord d'un trottoir. Le soleil chauffe mon dos agréablement. Un groupe de jeunes motards discutent un peu plus loin en finissant de manger des sandwiches. L'un d'eux, assez baraqué, portant un épais blouson bleu et argent, regarde dans ma direction assez longuement tout en continuant à parler. Puis il finit par s'approcher. d'un pas nonchalant et me salue en anglais. Il fait le tour de mon vélo et se montre extrêmement courtois et bienveillant tout en écoutant mes réponses à ses questions ("d'où je viens, où je vais, de quelle nationalité je suis, depuis combien de temps je roule,...). Lui rentre avec ses amis vers Rjev. "Combien de temps vous faudra-t-il pour arriver à Moscou, 3 jours ?" me demande-t-il. Oulala non, plus que ça, je ne fais pas 150 kilomètres par jour moi ! Ce serait possible, bien sûr, surtout sur des routes aussi planes. Mais ce n'est décidémment pas mon rythme depuis le début du voyage. J'aime trop mes petites pauses un peu partout pour avoir envie de m'en priver. Donc non, moi je ne mettrai pas trois jours pour rallier Moscou. Je double le compteur ! Nous bavardons un peu sur le plaisir de passer du temps en nature, puis il répond à l'appel de ses amis qui sont prêts à partir, et me salue avant de les rejoindre. A mon tour je vais jeter ma canette et remonte en selle pour reprendre mon rythme de tortue sur la M9. Comme la veille, je garde un oeil sur les petits panneaux indicateurs des kilomètres et compte à rebours la distance qu'il me reste à parcourir pour considérer que j'ai fait "ma part" pour la journée. Au centième kilomètre je relâcherai la cadence pour me mettre en recherche d'un lieu de bivouac. Maintenant que j'ai fait connaissance avec cette route sans difficulté particulière, je réalise que sauf gros problème inattendu, en maintenant cette cadence j'arriverais juste à temps pour vivre à Moscou les fêtes du 9 mai. Et voilà une perspective qui me réjouit et me donne des ailes. C'est quand même une sacrée chance de pouvoir voir ça ! Lorsque Céline m'a avertie de cette échéance, je n'osais pas trop y croire, mais finalement je ne vois plus ce qui pourrait m'empêcher d'être sur la place Rouge le jour de cette grande fête nationale. Je me remémore toutes ces images vues à la télévision, les défilés militaires similaires à notre 14 juillet, les autorités soviétiques puis russes au pied du Kremlin rendant les honneurs aux troupes longeant le mausolée de Lénine. J'ai encore un peu de mal à réaliser que je serai sur la Place Rouge dans quelques jours à peine... J'avance donc à grands coups de pédales, galvanisée par cette perspective. 

 

Mais avant Moscou, j'ai hâte d'arriver à Velikié Louki, déjà, pour voir à quoi ressemble une ville un peu plus peuplée que les villages que je traverse depuis mon arrivée en Russie. Les petits lacs continuent à se succéder sur ma route, surgissant entre les massifs forestiers. Alors que les kilomètres qui me séparent de Velikié Louki diminuent, le paysage s'aplanit et la forêt recule pour laisser toute la place à la campagne. 

La route s'enfuit en une ligne droite de plusieurs kilomètres avant de s'élever pour passer au-dessus d'une voie ferrée, puis du fleuve Lovat. Au point culminant du pont surplombant le fleuve, j'aperçois au loin le panneau bleu annonçant la bifurcation pour entrer dans Velikié Liouki. Bon. Si je pensais que les environs d'une ville moyenne allait s'annoncer par des constructions en bord de route, j'étais loin du compte. Rien ne trahit la présence d'une importante concentration humaine. Je roule jusqu'au croisement et tourne sur ma gauche pour aller voir à quoi ressemble la ville. 

Ce que je vois me surprend. Si les stations d'essence croisées précédemment me rapprochaient déjà beaucoup de mes repères français, la périphérie de Velikie Liouki ne confirme pas l'impression de modernité. C'est sur une bande d'asphalte irrégulière et encadrée par des bas-côtés poussiéreux que j'entre dans la commune, en évitant d'abîmer mes pneus sur les nombreux trous de la chaussée. Finalement l'entrée en matière est à peine différente de l'arrivée sur la toute petite ville frontière d'Idritsa. Elle est même moins avenante, malgré le panneau accueillant le badaud par un qualificatif qui se veut - sans doute - prestigieux : "Velikie Liouki, ville de la gloire militaire".

Je ne suis pas une experte en communication - marketing, mais il me semble que le message tombe un peu à plat face à l'ambiance délétère qui se dégage de ce triste paysage. Routes défoncées, pistes en terre quittant la route principale pour conduire à des allées de maisons délabrées entourées de jardins aux grillages branlants. Fermes à l'abandon et vieux Van rouillés apparaissent sur le bord de la route, au milieu de potagers et terres en friches qui malgré tout ne sont pas devenues des dépotoirs. Tracée à la règle, la route qui a quitté la nationale file tout droit vers le centre ville qui se trouve 3 kilomètres plus loin. Je pédale encore un moment dans ce décor de désolation avant d'apercevoir les immeubles de bétons et les premiers magasins aux grandes vitrines proprettes. De l'autre côté de la route, un énorme demi-fût en métal peint en bleu azur attire mon attention. Si j'apprendrai vite à repérer les arrêts de bus bleu plantés un peu partout au beau milieu de nulle part en Russie, celui-ci a une forme que je ne verrai jamais plus. Le toit bombé doit permettre à la neige de glisser facilement et de ne pas trop alourdir le toit de l'arrêt. Alors que je freine pour mieux le détailler du regard, un petit bus jaune arrive derrière moi et s'arrête à la hauteur de l'arrêt. Deux jeunes femmes en descendent, accompagnant des enfants pour partir en direction du croisement avec la nationale d'où je viens. Mais où habitent ces gens, pour partir ainsi à pied vers l'immensité déserte de la forêt et de la campagne ? J'imagine que la route me cache de nombreux petits chemins conduisant à des villages cachés derrière le rempart des arbres. 

J'avance vers le centre ville, curieuse maintenant de lire et découvrir les enseignes des bâtiments, magasins et entrepôts qui se succèdent bientôt. Finalement, plus je m'avance vers le coeur de la ville, plus les routes reprennent un aspect normal alors que deux minutes plus tôt je me sentais en rase campagne. Ca y est je suis dans une vraie ville. Par contre, mon dieu, comme les barres d'immeubles sont uniformément grises ! On a beau dire, c'est tout de même sinistre. Je longe tout un quartier de logements collectifs sur ma gauche, tandis que des toits d'entrepôts surgissent de temps en temps sur ma droite par-dessus une très longue barrière de béton vaguement ornée de motifs ronds et allongés. Voici un grand magasin Miassa - combinat au milieu des immeubles, sur le bord de l'avenue d'Octobre. Il est bien plus grand que celui que j'ai vu à Idritsa. Je décide de m'y arrêter pour acheter de l'eau pour ma toilette de cette nuit, mais aussi pour flâner au milieu des rayons et voir un peu ce qu'un russe peut trouver dans son supermarché aujourd'hui. Je mets pieds à terre devant les escaliers du magasin, constatant au passage que celui-ci est également équipé d'une rampe pour handicapé. Je sens le regard des gens sur moi alors que je cherche mon antivol pour attacher le vélo à la rampe d'escalier. J'imagine sans peine que les habitants de Velikie Liouki ne doivent pas croiser tous les jours des énergumènes de mon espèce : rares sont les touristes qui passent sur cet axe pour traverser le pays, et encore plus rares sont ceux qui font le détour par Velikie Liouki pour y faire leurs courses au Miassa-Combinat ! Si je ne vois pas de sourire sur les visages, je ne sens pas non plus d'hostilité ou de défiance. Juste une interrogation ma foi assez légitime face à ma présence incongrue. 

Je laisse mon vélo dehors avec l'habituelle petite appréhension qui me noue l'estomac deux secondes quand je le quitte des yeux alors qu'il est exposé dans la rue, hors de ma vue. Mais dans le fond je ne suis jamais véritablement inquiète, car je doute que quelqu'un se serve dans mes sacoches sous le nez des passants. J'entre dans le magasin non climatisé et dans lequel il fait bon. C'est immense ! Sans toutes les fioritures de couleurs et signalétiques particulièrement étudiées par nos designers passionnés par la manipulation des esprits en vue d'une consommation abusive. Mais ce qui est certain, c'est qu'on ne manque pas de grand chose ici, et qu'on a le choix dans les produits. Pas le choix de l'origine, mais pour chaque produit on trouve plusieurs types de conditionnement et fabricants. En fait, mîs à part que les emballages ne sont pas rendus aussi attirants que dans nos supermarchés, je ne me sens pas du tout dépaysée. C'est spacieux, on ne se bouscule pas, les rayonnages sont proprement installés et fournis. Plutôt que des conserves, les russes favorisent les conditionnements en verre. Les contenus ne m'attirent pas spécialement, outre le fait que je ne comprends pas toujours de quel produit il s'agit en fait, du moins côté alimentation. Les gâteaux et bonbons ne m'inspirent franchement pas, trop lourds, gros, sucrés ou apparemment fades. Mais tout est question d'habitude. J'ai du mal à imaginer que les russes se régalent avec ces gros cubes de couleurs fluorescentes ou ces gâteaux secs qui me rappellent mes pèriodes de vaches maigres, mais après tout, si j'avais grandi avec ces produits, peut-être serais-je ravie de trouver tout ça pour me régaler ce soir sous la tente !

J'aimerais bien me trouver quelque chose à faire chauffer ce soir sur mon réchaud. Mais les bocaux de plats préparés et de soupes ne me tentent pas. Mon cerveau et mon corps ne sont pas d'accord : mon esprit fantasme sur un bon petit dîner, mais mon corps n'a envie qu'un d'un bout de pain et d'une soupe légère. Or la légèreté n'est pas de mise dans les rayonnages que je passe en revue... Et je ne me sens pas la créativité pour cuisiner en achetant des légumes. 

Je finis donc par choisir un pain tendre aux céréales, un fromage des plus simples à pâte molle que j'ai pris dans les moins chers, et une soupe façon "borsch". J'ajoute une plaque de chocolat dont l'emballage frappé d'une tête de matriochka me plaît bien, ainsi qu'un pirojek fourré au fromage, et je me dirige vers la caisse. C'est drôle de sortir ma liasse de roubles pour payer ! J'ai l'impression de dépensé énormément d'argent, ce qui n'est pas le cas, mais c'est tout de même étonnant de sortir des billets de 100 et 500 roubles pour un bout de pain et du fromage. La caissière me demande si j'ai la carte du magasin. Même ici.... 

Je sors du magasin avec mon sac de courses dans une main et en regardant dans l'autre les pièces de monnaie que m'a rendue la caissière. Je mets déjà de côté des pièces pour papa, toute contente de lui rapporter des roubles. Toujours sous les yeux des passants qui arrivent ou sortent les mains dans les poches ou tirant un caddie, je range mes courses et coince ma bouteille d'eau sous les tendeurs, avant de détacher l'antivol et de remettre le vélo dans le sens de la marche sur le trottoir.

Je remonte en selle sous un soleil de plomb, et décide de pousser mon exploration de la ville un peu plus avant, bien que je n'aperçoive rien de particulier à l'horizon. L'avenue d'octobre paraît sans fin, et j'ai beau pédaler je ne vois que des immeubles gris ou de grands ensembles industriels. Bon. sans grande conviction, je fais demi tour, renonçant à pousser la curiosité un peu plus loin à la recherche d'un centre ville animé d'une vie un peu populaire, un peu chaleureuse et moins atone que ces bukers sans vie au milieu desquels je pédale. Je préfère retrouver la vie de la forêt et les ondulations des champs. Je parcours les 3 kilomètres qui me séparent de la M9, retrouvant ma grande ligne droite filant vers l'est à travers bois et les prairies.

Le coeur allègre je chante mon bonheur de rouler sur cette terre que j'ai longtemps rêvée. Le temps est idéal, ni trop chaud ni trop froid. La route doucement valonnée me donne de temps en temps des points de vue sur la cime des forêts. Je suis tout de même impressionnée par le manque de relief. Ca dodeline régulièrement, mais pas le moindre pic, le plus petit mont : rien qu'une mer de pins et de bouleaux entrecoupés de prairies. De temps en temps les toits d'un petit village émerge. Loin de me lasser, la route longiligne est propice à mes rêveries. Mes yeux se perdent à l'infini droit devant, aucun obstacle ne vient boucher la vue, et mon esprit s'envole entre flash back sur certains moments du voyage, réflexion sur ce que pourrait être ma vie future, mais aussi élaboration de scenari pour mon futur roman. 

Peu de temps après avoir dépassé le panneau signalant mon entrée dans le kolhkoz de Kalinine, je m'arrête sur le bord de la route, profitant du banc d'un arrêt de bus, pour sortir le pain et le fromage achetés un peu plus tôt. C'est l'heure du pique-nique ! Il sera simple et rapide, car j'arrive toujours très vite à satiété lorsque je passe des journées comme celle-ci à pédaler le nez au vent. Je réserve uen pause poire plus plus tard, ce sera un nouveau petit plaisir à m'accorder à l'occasion d'une nouvelle pause/arrêt d'autobus. Je ne fais pas très attention aux voitures et camions qui me dépassent ou que je croise, mais je n'ai tout de même pas l'impression de voir tant de bus que ça, d'ailleurs. 

Ces arrêts sont-ils réellement en fonction ? Il semblerait bien que oui, car parfois une silhouette attend, assise sur le banc, généralement avec un gros sac en plastique à ses pieds.

L'après-midi apporte des couleurs plus chaudes sur l'ensemble du paysage qui m'entoure, augmentant encore mon plaisir. Il fait beau, je roule avec un tshirt manches longues, ayant relégué au fil des heures toutes les couches supplémentaires de tissu sous les tendeurs, sur le porte-bagage. La route me tend les bras, j'ai perdu toute appréhension sur ma capacité de survie en Russie, je m'autorise enfin à croire que tout va bien se passer et à savourer sans retenue le bonheur de traverser en toute liberté cette immense forêt qui ne se terminera qu'à Moscou !

Comme la veille, je réalise mes 100 kilomètres sans me presser. Je vois bien qu'il va faire jour encore un bon moment puisqu'il n'est que 16h30, mais je décide de m'en tenir à mon programme de 100 kilomètres par jour.

Après tout l'idée est aussi de m'accorder du temps pour profiter du moment présent, de ne pas passer en flèche dans ce décor mais d'en sentir l'âme, de le regarder, de l'entendre battre sous mes pieds et pas seulement sous mes pneus, et de me laisser compter les légendes du coin par les oiseaux qui chantent à l'approche du soir. Je pédale donc plus doucement en arrivant aux environs de Kunia et cherche du regard un chemin vers la forêt ou le champs qui m'accueillera cette nuit. 

Je finis par être attirée par un chemin de traverse qui part sur la gauche, de l'autre côté de la route. Prévu apparemment plutôt pour un tracteur, il monte derrière un rempart de bouleaux. Je mets pieds à terre - enfin je mes les pieds dans la boue, car décidémment il est impossible de trouver un sol vraiment sec dans ces régions à cette période de l'année, pas si loin du dégel. Mes chaussures ne sont plus franchement étanches, je le sens, mais au moins les herbes hautes maintiennent une isolation et je ne trempe pas mes pieds dans l'eau boueuse qui borde le chemin. Il me faut pousser le vélo pour arriver en haut de la butte. L'animal pèse son poids, mais je m'en sors sans trop de mal. En tout cas beaucoup plus facilement qu'à mes débuts en Espagne ! Je pense qu'entre temps j'ai allégé mon équipement et pris du tonus dans les bras et les jambes...

Sur le sommet de la butte, je peux contempler le paysage que me masquait la barrière de bouleaux : une immense prairie qui dévale l'autre versant de la colline, bordée par une forêt de pins. Bon, c'est pas idéal car je ne trouve aucune surface plane sur laquelle étendre ma tente. Mais je vois tout de même l'avantage d'être à la fois près de la route pour demain matin, à l'abri du regard, et à l'orée d'un bois qui pourrait m'offrir un rendez-vous privé ce soir ou demain matin avec ses habitants, qui sait ? J'aimerais bien apercevoir une famille de biches en contrebas, ou un petit renard ?

Sans plus réfléchir, je pose la béquille du vélo (difficile de stabiliser ma lourde monture dans ces herbes hautes !) et défais les tendeurs pour attraper ma tente. Tant bien que mal, je dresse ma petite maison pour qu'elle soit le moins en pente possible et positionne l'ouverture et la tête de mon duvet vers le haut - ce qui ne m'empêchera pas de glisser toute la nuit vers le bas, évidemment ! Le soleil est suffisamment chaud pour que je poursuive mon installation en sarrouel et tshirt. Il suffira qu'il disparaisse derrière la cime des sapins pour que je ressente la fraîcheur et l'humidité de l'air. Pour l'instant je savoure la caresse du soleil sur la peau, sensation que je n'ai plus trop eu l'occasion d'éprouver depuis mon départ du Mexique !

Telle une fée du logis en kit, j'organise avec grand soin le rangement de ma tente. Tout est à portée de main, et dès lors qu'un objet n'a plus d'utilité avant le lendemain matin il est rangé à sa place. J'attache le vélo à ma tente avec les fils servant normalement à stabiliser l'habitat par grand vent. Je n'aime pas bien laisser mon vélo couché par terre à côté de ma tente, il est bien trop facile à voler et j'ai le sommeil bien trop lourd pour être capable de me réveiller si jamais quelqu'un s'approche en douce pour couper les fils. Mais bon, au final je me raisonne en réalisant que tout ça n'est franchement que psychologique : si le destin mettait sur ma route une véritable personne malveillante, ce n'est pas un antivol posé sur le vélo qui l'empêcherait de le voler ou de m'agresser. Et décidemment plus le temps passe plus je me sens sereine et redoute de moins en moins les agressions. Mon cerveau cesse de fantasmer sur des situations totalement improbables. Il est difficile de se sentir parfaitement tranquille quand on fait du camping sauvage, on est tout le temps sur le qui vive. Mais je vois bien que je m'apaise au fur et à mesure du voyage, et savoure au contraire de plus en plus le sentiment de liberté que me procure la possibilité d'élire domicile absolument partout. 

Une fois la tente montée je passe un long moment à lire en regardant le  soleil descendre lentement vers la cime des pins. J'entends de temps en temps des voitures passer en contrebas, sur la M9. Ca m'amuse de me dire qu'elles passent leur chemin sans avoir la moindre idée de mon existence, là-haut, assise devant ma tente, cachée par le feuillage des bouleaux. 

J'attends 19h pour allumer le réchaud, histoire de ne pas manger trop tôt - même si j'ai déjà l'impression que je pourrais tout de suite m'allonger sur mon matelas et dormir jusqu'au petit matin. De toute façon j'écoute plus mon corps que je ne tiens compte des horaires auxquels on est censés dîner ou dormir : je suis un vrai loir, dès que j'arrête de pédaler j'ai envie de dormir ! 

Je dresse l'oreille tout en guettant l'orée des bois pendant que mon eau chauffe sur le réchaud. Pas l'ombre d'une oreille de cervidé ou de la fourrure d'un renard. En même temps le rugissement du feu sous ma casserole doit tenir les animaux à distance, s'il y en a dans les parages...

Je n'ai pas plus de compagnie pendant que je mange mes pâtes. Seul le chant des oiseaux meuble le silence de la nature.  Après avoir fait ma vaisselle et rangé mon équipement de cuisine, je m'allonge dans mon duvet pour une soirée de lecture. Lorsque le sommeil me gagne, je m'étonne une fois de plus de la clarté du ciel malgré l'heure tardive. Je me sens décalée, perdue dans mes repères. Est-ce que le ciel ne devrait pas être plus sombre à cette heure-ci ? Je cherche dans mes souvenirs, fait-il déjà nuit en France à 21h ? Non, probablement pas, on est déjà passé à l'heure d'été. Mais pourquoi ai-je l'impression que quelque chose cloche dans cette clarté du ciel ?... Ca ne m'empêche pas de sombrer bien vite dans le sommeil. 

Mon choix de camper en pente s'avère évidemment peu propice pour dormir. Je me réveille régulièrement compressée, les pieds appuyant sur la toile de fond, obligée de remonter régulièrement vers l'ouverture. En pleine nuit je dois quitter la tente pour aller faire pipi. J'ai horreur de ça en temps normal. Il faut quitter la chaleur du duvet et affronter les ombres du dehors. Mais là je n'ai pas le choix ! Et je note au passage que décidemment le ciel est bien clair ici, on est loin de la nuit noire... Au petit matin je ne parviens plus à me rendormir après un énième sursaut vers 6h du matin. Bon. Autant se lever ! Je constate que malgré l'humidité l'air est assez doux pour que je quitte le duvet sans geler sur place. Enfin j'ai quitté la période pas drôle de la torture du réveil glacé ! Je passe mon pantacourt pour rouler aujourd'hui. La bouteille d'eau achetée la veille me permet de laver mes cheveux - à l'eau froide, pour économiser le carburant de mon réchaud. Ca pique un peu la tête de m'inonder d'eau froide, mais c'est bon de se sentir propre. 

Toujours pas l'ombre d'un animal pendant que je range mes affaires et grignote un morceau de pain pour le petit déjeuner. J'étais sans doute trop près de la route. Une fois la tente repliée et le vélo harnaché, je pousse ma monture dans la descente pour retrouver la route. Allez, c'est parti pour une nouvelle journée de pédalage ! Si tout va bien, j'ai encore quatre journées de vélo pour arriver à Moscou. Quatre jours, c'est rien... Demain soir je pourrai me dire que j'ai parcouru la moitié du chemin entre la frontière et la capitale russe. Je crois que pour ça il faudrait que je dorme du côté de Nelidovo. Ma toilette à l'eau froide a gommé les traces d'une nuit très intermittante. C'est avec un moral d'acier et un bonheur renouvelé que je m'élance à la conquête de mes 100 kilomètres au programme de la journée. D'après ma carte, les prochaines villes un peu importantes sont Nelidovo ou Rjev, donc je vais encore passer une journée 100% grands espaces et petits villages !

Je tombe rapidement sur un lac dont les couleurs m'enchantent. Etendue d'eau bleu argenté, zébrée en son centre par une bande de terre parsemée d'herbes vertes. Sur la rive d'en face, la forêt grimpe sur une petite colinette. Quelques toits de chaumières en bois apparaissent entre les branches des arbres. Et voilà. Il est 8h du matin et je m'extasie toute seule devant un spectacle que sans doute beaucoup trouveraient banal, mais qui suffit amplement à mon bonheur immédiat. Mon dieu que c'est beau et que je suis chanceuse de me trouver là de bon matin pour apprécier ce décor !..

Il est bientôt 9h du matin. Je pédale déjà avec énergie, plongée dans mes pensées. Sur la bande d'arrêt d'urgence qui longe mon côté de la route, un camion remorque est arrêté. La porte du côté conducteur est grande ouverte. Le chauffeur est descendu de la cabine. Il me tourne le dos et s'affaire à ranger quelque chose dans un compartiment latéral de la remorque. Il semble grand et costaud. Alors que j'arrive presque à sa hauteur, il se redresse, ferme le compartiment et se tourne, puis m'aperçoit. Nous échangeons un sourire, ce qui me fait chaud au coeur car jusqu'ici les gens aperçus sur la route ont plus eu l'air perplexes que ravis de me voir. Je ralentis aussitôt pour ne pas passer trop vite, alors qu'il s'approche de sa cabine et escalade les trois marches qui mènent à son siège. Alors que je reporte les yeux sur la route et m'apprête à redonner un coup de pédale plus ferme, son interpellation m'arrête dans mon élan : "Hey !" J'appuie sur les freins, mets pied à terre et me retourne vers lui. 

Il hoche la tête avec un sourire engageant et fait un signe de la main m'incitant à m'approcher. Spontanément je me mets sur mes gardes, mais réponds par un sourire et fais demi-tour pour revenir vers la cabine. Je lève la tête et lui demande "zdravstvouitie, kak delo ?" (bonjour, comment ça va). "Horocho, a ti ?" Ce grand gaillard a un bon sourire et des yeux francs. Je me détends tout de suite, oubliant ma méfiance pour savourer cette curiosité et cette sympathie manifestes. Je réponds que ça va bien, que la route et le temps sont idéaux pour voyager en vélo. "A kouda ti iezdich ?" (et où vas-tu ?) A Moscou - lui réponds-je. Du haut de son siège, il me fait un grand signe de la main pour m'inviter à monter. Pas sûre de bien comprendre où il veut en venir, je demande "Chto ?" (quoi ?) Il se tourne un instant sur sa droite et me fait à nouveau face en me montrant une timballe en fer "Chotcheche Kofié ?"  J'hésite à peine une demi-seconde - pour connaître un peu le milieu, je me méfie des intentions des chauffeurs - puis j'accepte avec un grand sourire. Je descends de vélo, sorts la béquille, et fais le tour de la cabine pour ouvrir la portière passager. J'avais oublié à quel point les marches sont hautes pour monter là-dedans !

Je me hisse sur le siège et m'installe à mon aise. Je connais les cabines de ces camions, je sais à quel point elles peuvent être bien plus confortables qu'on ne pourrait le supposer au premier abord. Je rebondis sur le cuir tendre et moelleux du siège et découvre avec plaisir l'aménagement intérieur. "Minia zavout Patricia" (je m'appelle Patricia) dis-je à mon hôte, qui s'affaire à sortir du café d'une boîte en plastique. Il relève la tête. "A ia, Cerioja" (et moi Serge".  Il me montre deux types de café, du café soluble et du café en grain. Et me demande de choisir celui que je préfère.. Je lui réponds que le soluble sera parfait, mais sa question était finalement réthorique car il prendra quand même le café en grain moulu, de meilleure qualité. "Mais le soluble sera plus rapide à faire" - lui dis-je pour ne pas le déranger. "Mais je vais en prendre moi aussi, je n'ai pas encore pris mon déjeuner."  Il s'est garé ici pour prendre son temps de pause. Il rentre sur Moscou. C'est drôle de penser que lui sera à Moscou cet après-midi, alors que le trajet me prendra encore trois jours... 

Sergueï (le prénom original dont Serioja est le diminutif) allume la plaque de cuisson installée au milieu de la cabine entre les deux siège, et pose la cafetière dessus. Je n'ai pas souvenir que le camion de Stéphane disposait de cet équipement. Mais Stéphane rentrait chez lui tous les jours, partant le matin de Sens pour aller chercher la marchandise à Rungis avant de descendre jusqu'à la frontière italienne puis de rentrer chez lui. J'ai connu Stéphane lorsque je travaillais chez Moiroud & Compagnie, en tant qu'employée de transit. Stéphane était le chauffeur attitré de la navette quotidienne pour Milan. Agé à l'époque d'une petite trentaine d'année tandis que j'en avais vingt-cinq ou vingt-six. On se voyait tous les jours puisque je m'occupais de la navette pour Milan, et sa gentillesse et son professionnalisme nous avaient vite amenés à sympathiser. Dans ce monde si particulier, virile et criard, du transport international, Stéphane me paraissait une crème d'homme, Sa bonne bouille, son éducation, sa conscience professionnelle et ses rêves de vie paisible au fil des économies qu'il tentait de réaliser en travaillant beaucoup me donnaient du comportement masculin une toute autre image que celle que m'offrait Grégory, avec qui je vivais encore à l'époque. Quelle différence entre les deux ! D'un côté le charisme séducteur, la culture et le bagoût, les belles paroles et le mépris pour les moutons travailleurs, les jugements à l'emporte pièce sur la moralité et les principes forcément ridicules du commun des mortels, l'absence de scrupule à se faire entretenir par une femme et à accepter l'aide financière de ses beaux-parents tout en se permettant de les juger, et d'une manière générale l'incapacité à assumer la moindre responsabilité. De l'autre l'humilité, la gentillesse et la générosité d'un gars simple, indépendant, respectueux et déterminé à construire petit à petit la vie dont il rêvait. Mon pauvre Stéphane qui se désolait de ne pas encore avoir trouvé la compagne qu'il attendait pour se projeter dans un avenir familial et serein. Qui, je crois, me dragouillait gentiment mais si timidement que c'en était touchant. J'étais presque désolée de ne lui donner aucun espoir.  

Quoi qu'à l'époque c'est plus pour moi que j'étais désolée, en réalité. Parce que je ne comprenais pas ce qui clochait chez moi pour que je n'arrive pas à me détacher de Grégory, et à m'intéresser à un homme tel que Stéphane, moins flamboyant certes, mais pas manipulateur pour deux clous. 

C'est bien parce qu'il m'inspirait une grande confiance que je me suis retrouvée un jour dans la cabine du camion de Stéphane, descendant avec lui vers la frontière italienne, mon vélo et mes sacoches dans la remorque. J'avais décidé de partir en vacances. Je rêvais déjà depuis longtemps d'un tour du monde en vélo. Evidemment je n'en avais pas les moyens. Je n'avais pas de sous, mais j'avais quand même décidé de partir en vacances en vélo. En discutant avec Stéphane, l'idée nous était venue de mettre mes affaires au-dessus du chargement dans la navette qui partirait pour Milan. Notre correspondant italien était au courant et n'y voyait aucun problème. Ils ont averti leur chauffeur, puisque le rôle de Stéphane était de conduire la remorque à la frontière, où elle serait prise en charge par un chauffeur italien qui finirait le trajet jusqu'à Milan. De Milan, je n'aurais plus qu'à m'élancer sur les routes en direction de Bologne, Ferrara, Mantova, Firenze, Siena, Rome... 

Un soir les manutentionnaires ont chargé mon vélo sur les palettes, je suis monté à côté de Stéphane et nous avons fait la route jusqu'aux Alpes. On a beaucoup discuté, puis quand le sommeil m'est tombé dessus Stéphane m'a permis de dormir sur la banquette qui se trouvait à l'arrière des sièges conducteurs et passagers. Les manoeuvres de stationnement sur le parking m'ont réveillée quelques heures plus tard. On a attendu ensemble l'arrivée du camion qui arrivait de Milan. J'ai observé le ballets des camions lors de l'échange des remorques, décrochage puis raccrochage. J'ai changé de cabine pour monter près du conducteur italien, et j'ai dit au revoir à Stéphane en lui donnant rendez-vous au même endroit trois semaines plus tard pour le retour. 

Je garde un excellent souvenir de ce petit voyage en camion. J'ai eu deux compagnons de route super sympas. Le chauffeur italien a mis un point d'honneur à m'offrir un véritable espresso italien dès la frontière franchie. Voyant que j'aimais beaucoup la compilation de chansons italiennes qu'il écoutait sur son auto-radio, à notre arrivée à Milan il m'a offert le CD pour que je garde un souvenir de mon voyage. 

Les navettes Paris-Milan étaient confortables. La cabine de Sergueï, c'était carrément du grand luxe ! En dehors d'une petite plaque de cuisson, il disposait également d'un frigo, de sièges ultra rembourrés, de petits placards derrière les sièges. Sergueï est propriétaire de son camion. Il ven ses services à différentes compagnies. Je lui explique que j'ai travaillé dans le transport, par le passé. Il m'offre sucre, miel, et me propose de nous faire cuire des blinis. Je décline, car je ne me sens vraiment pas d'avaler un repas consistant avant de me remettre à rouler. Je l'interroge sur la photo de famille que je vois sur son tableau de bord. Il me parle de ses deux filles, qui vivent avec leur mère à Moscou. Lorsqu'à son tour il me questionne sur ma vie de famille et apprends que je n'ai ni mari ni enfant, je le sens inquiet pour moi comme un père de famille pourrait l'être. C'est étrange comme la question sous-jacente est "mais qui va donc s'occuper de toi lorsque tu seras âgée" ? Je sais bien qu'il n'a pas tout à fait tort, mais tout cela est bien loin de la réalité dans laquelle je vis aujourd'hui. 

Nous restons presque une heure à discuter de nos vies, bien longtemps après avoir fini nos cafés respectifs. Lorsqu'arrive l'heure de me remettre en route, Sergueï tend la main vers son rétroviseur. Un petit lapin gris au ventre blanc se balance, accroché au miroir. Sergueï le décroche, et me le tend : "tiens, mon cadeau, en souvenir de notre rencontre". Je suis très touchée par son geste. J'accepte volontiers le cadeau, et m'empresse de le fixer sur mon porte-bagage en assurant Sergueï qu'il m'accompagnera jusqu'à mon retour à Paris. Je lui adresse un dernier salut de la main et un grand sourire, avant de remonter en selle et de reporter mon regard sur la route, droit devant moi. 

Comme chaque fois que je passe un moment agréable avec un ou une inconnu(e) croisé sur le chemin, je pédale pendant un long moment avec un sourire idiot sur les lèvres. La vue d'une étrange exposition sur le bord de la route finit par me distraire de ce souvenir. J'arrive à la hauteur d'un arrêt de bus. Sur des trépieds en bois, des fourrures, chapkas et vêtements sont suspendus. Je freine et m'arrête pour regarder un peu mieux. Une corde part du trépied en bois, attachée à l'un des murs de l'arrêt de bus. Une petite camionnette est stationnée sur le bord de la route à une dizaine de mètres. Son propriétaire doit être à l'intérieur, et doit me juger peut en mesure de lui acheter sa marchandise, sinon il serait sorti à ma rencontre. Je m'approche pour caresser la fourrure des chapkas. C'est super doux. Ces peaux viennent-elles des animaux qui peuplent la forêt ? Probablement. 

J'en saurais un peu plus en tombant, quelques kilomètres plus loin, sur un autre stand, plus fourni. Cette fois-ci le braconnier a carrément sorti deux tables en bois sur tréteaux, et disposé des animaux empaillés à côté des fourrures en vente. Un ours ouvre grand sa gueule, étalé de tout son long sur une table. Par terre, je distingue un magnifique lynx tigré très clair, un énorme furet, une énorme marmotte, ainsi qu'un hérisson aussi gros qu'un bébé Saint bernard. Sur une autre table, on peut choisir ses bocaux de miel ou de confiture, Cette fois le vendeur sort de sa camionnette. Pas bien épais, vêtu d'un pantalon de jogging et d'un blouson noir.  Son visage entre deux âges, creusé de grandes rides, m'intimide un peu. Je le salue et lui demande si c'est lui qui a chassé tous ces animaux. Il secoue la tête affirmativement. Il ne tente rien pour me vendre quoi que ce soit et me laisse regarder, se doutant que je ne lui achèterai rien. Je lui demande encore si c'est dans les environs qu'il chasse. "Non", me dit-il, "plus loin dans la forêt", indiquant par un geste de la main la vaste forêt qui s'étend au-delà de la colline. J'en profite pour me rassurer tout à fait, en lui expliquant que je crains un peu les rencontres fortuites avec les ours ! Mais les ours ne s'approchent pas de la route, j'imagine ? Il me confirme en riant qu'en effet, "bon, il arrive que certains animaux s'approchent assez près mais en règle général ils ne fuient plutôt la présence de l'homme". Bon voilà, j'entends ce que je voulais entendre, je n'ai aucune raison de me faire du mauvais sang. Ceci dit j'avais quand même lu le récit d'un cycliste parti de Moscou pour rejoindre Riga par cette route, et qui avait justement aperçu un ours non loin de la nationale... Mais si je me souviens bien, ce récit remontait déjà à une dizaine d'années en arrière. Je caresse les fourrures qui recouvrent les chapeaux, les manteaux, les bottes. C'est ultra doux ! Mais c'est bien dommage pour les animaux qui ont fait les frais de ces produits artisanaux...

Je souhaite une bonne journée au braconnier et remonte en selle pour poursuivre ma journée de pédalage sous un doux soleil. 

Le reste de la journée se passe dans la contemplation des jolis villages aux maisonnettes en bois, les champs dont les couleurs dorées tranchent joliment avec le vert des forêts, les formes des nuages qui s'étirent paresseusement dans le ciel bleu qui paraît sans limite. Les datchas ont toujours un côté brinquebalant, les toits semblent sur le point de s'écrouler, la tôle penche, les jardins ressemblent à des chantiers en cours, les fils électriques pendent aux murs, les palissades tendent vers le sol. Ces villages ont toujours un aspect délabré, mais j'ai du mal à ne pas me sentir sous le charme. D'autres s'épancheraient peut-être sur la tristesse d'un habitat aussi pauvre. Ca ne me fait pas cet effet-là. J'aime le bois et la terre.

 

Lorsque la barre des 100 kilomètres est franchie je souris intérieurement : ça y est, j'ai parcouru la moitié du chemin ! Comme les enfants, je réalise qu'il me reste 3 dodos sous la tente avant d'atteindre Moscou, de dormir dans un vrai lit et de prendre une bonne douche ! A l'occasion d'un stop sur une station service, je consulte mon téléphone portable. Céline m'a envoyé un message, me donnant son numéro de téléphone sur whattsap. J'enregistre ses coordonnées, et lui confirme que je serai bien là le 8 mai !

Un coup d'oeil sur mes vêtements défraîchis m'incite à la prévenir : je te préviens, après une semaine de camping sauvage sans douche je vais sentir le chacal à 10 kms à la ronde,.. Céline me répondra plus tard : "t'inquiète, on a une douche !" 

Je me mets en recherche d'un coin pour dormir, mais le paysage est très clairsemé autour de moi. Après avoir guetté un long moment les massifs et fourrés qui bordent la route, je m'arrête en face d'un chemin de terre qui s'enfonce dans les herbes hautes d'un champs. La route est déserte. Je traverse la route et observe le champs qui s'étend devant moi. Au loin là-bas, de l'autre côté du champs, la forêt reprend ses droits. Bon. J'ai deux options. Continuer sur la route pour espérer trouver un coin propice, ou bien tenter de suivre les sillons d'un tracteur pour traverser le champs et planter la tente à l'abri de la forêt, là-bas en face. Le silence qui m'entoure me pousse à choisir cette deuxième option. Le temps de m'éloigner suffisamment de la route, je risque d'être vue par une voiture si jamais un véhicule s'aventure par ici dans l'intervalle. Mais je ne vois pas bien où est le risque, alors je mets pied à terre et je pousse le vélo dans la terre et les herbes hautes. Je prends un coup de chaud en poussant le vélo sur près de quatre cent mètres. Les pneus sont freinés par les herbes, il faut vraiment que je force sur le guidon et la selle pour entraîner le vélo derrière moi. Je choisis d'abord une direction, mais je patauge bientôt dans une terre boueuse et je comprends que je m'engage dans une impasse. Je dois rebrousser chemin sur une bonne centaine de mètres avant de bifurquer vers l'est pour m'approcher d'un gros bosquet d'arbres. Ce n'est pas une forêt, mais une fois arrivée à la hauteur de ces arbres je m'aperçois que je suis assez bien cachée et éloignée de la route. L'herbe est suffisamment écrasée ici pour que ma tente puisse offrir une surface relativement plane pour dormir. C'est pas l'idéal mais je ne pense pas trouver mieux à proximité. Ca me plaît d'avoir un immense champs devant l'ouverture de ma tente. J'aime l'endroit. Je vais pouvoir assister au coucher du soleil sans aucun obstacle dans le ciel. 

Toute contente, j'installe mon bivouac. Alors que le soleil brille et chauffe encore un long moment après mon installation, je me contente d'un dîner de pain et de saucisson. En tshirt et short sous la tente, je profite de la douceur de l'air pour laisser mon corps se détendre, allongée sur mon duvet pour lire. La clarté du ciel en soirée me permet d'économiser l'énergie de ma lampe de poche - chargeur solaire. En définitive, je ne me sers quasiment plus de ma lampe car lorsque je tombe de sommeil, vaincue d'abord par l'exercice physique au grand air et par des heures de lecture, il ne fait toujours pas assez sombre pour que j'aie besoin de m'en servir. Ce soir-là, je bouquine longtemps, avant de sortir de la tente pour admirer  l'arrivée du crépuscule au-dessus de ma tête et du champs. Les nuages se teintent de rose, puis de violet, c'est magnifique. Je sors l'appareil photo et reste un long moment à contempler ce spectacle qui n'est donné que pour moi ce soir...

Je m'endors bien avant que la nuit ne tombe réellement, et je me réveille très tôt, dérangée par le jour qui filtre à travers la tente. J'arrive à me rendormir plusieurs fois, jusqu'à ce que mes efforts pour profiter encore un peu du repos s'avèrent inutile. J'ouvre la porte de ma tente et salue le soleil. Il fait déjà aussi clair qu'à midi ! J'enfile mes chaussures pour sortir faire pipi, lorsque j'entends un bruit près de moi, une branche qui craque. Oups, aurais-je de la visite ? Je passe la tête par l'ouverture, à quatre pattes dans ma tente. Le bruit vient du bosquet sur ma gauche. Je fouille des yeux les branchages. Ca bouge à nouveau.... Je découvre alors une forme au milieu des feuillages. Ca ressemble à la croûpe d'un cheval. Un grand cheval ! Bon, pas très rassurée de savoir des animaux en liberté à côté de moi, je suis quand même gagnée par l'excitation et me retourne vite fait pour attraper dans le fond de ma tente mon appareil photo. J'essaie de faire le moins de bruit possible pour sortir de la tente, appareil en mains. Mais alors que je me redresse et fais un pas en avant vers le bosquet, des coups de sabots martellent soudainement le sol et une branche est brutalement tirée par l'un des animaux qui vient de décrocher précipitamment sa nourriture en découvrant ma présence. D'un coup c'est le branle-bas de combat ! J'ai le temps de voir à qui j'ai affaire : deux immenses élans. Avaient-ils détecté ma présence auparavant ? Je ne sais pas, mais en tout cas, se sentant découverts, les voilà qui piquent un sprint pour quitter le bosquet et filer le plus vite possible de l'autre côté du champs, vers une forêt plus grande. Ebahie, je vois leur course au ralenti, prenant conscience de leur taille, de leur force, et admirant l'élégance avec laquelle ils progressent par grands bonds au-dessus des herbes hautes. C'est la première fois que je fois ces animaux bossus en liberté, aussi près de moi. Je n'en reviens pas qu'ils se soient approchés si près de ma tente - ils n'étaient qu'à dix mètres. Ravie par cette rencontre matinale, je les observe jusqu'à ce qu'ils disparaissent dans la forêt en face. Ma journée ne pouvait mieux commencer ! 

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Psychologiquement j'ai passé un cap en réalisant que j'ai parcouru la moitié de la distance qui me sépare de Moscou. Un regain d'énergie me booste ce matin pour me lancer sur les routes désertes et incroyablement plates. L'asphalte tire vers l'infini, je n'ai plus de vues sur les ondulations de la forêt mais les petits villages en bois à l'approche et à la sortie de Rjev sont mignons comme tout et m'offrent un divertissement des plus agréables. Mes connaissances en histoire sont à peu près nulles étant donné que j'ai une mémoire de poisson rouge à ce sujet. Mais si les troupes napoléonniennes sont passées par ces mers de forêt et de campagnes sans relief pour échapper aux troupes russes, il n'y a que l'instinct de survie qui a pu conserver quelques forces aux plus vaillants pour parcourir des centaines de kilomètres dans cette monotonie glaciale probablement balayée alors par les vents hivernaux. Pensée cauchemardesque qui me traverse l'esprit, alors que je pédale en tshirt, en savourant la caresse de l'air chaud sur ma peau en ce mois de mai qui fleure bon le printemps... Ce qui me rappelle qu'à mon retour il faudra que je trouve le nouvel opus de Sylvain Tesson pour suivre sur ses traces la campagne de Russie, puisque j'ai appris en Espagne, un an plus tôt, qu'il avait parcouru la route de la retraite en side-car en 2012. 

Saurais-je continuer à prendre le temps de lire, de retour en France ? Je l'espère. Je sais à quel point on est vite rattrapés par la lobotomisation du quotidien quand on n'y fait pas attention... Jusqu'ici j'ai remarqué que les grandes résolutions que j'ai l'habitude de prendre en revenant de vacances dépaysantes tiennent en général.... deux, trois semaines ? Ah si ce voyage pouvait passer une fois pour toute au tambour à 1000 tours ma force d'inertie pour me transformer enfin en une personne qui profite vraiment du temps qui passe au lieu de me laisser emporter par le flot sans réagir... Voeu pieux ?.. Bon, ne pas se fixer d'objectif trop élevé à atteindre, tout de même ! Une étrange vision me tire de mes questionnements existentiels. Sur le bord de la nationale, planté dans l'herbe verte qui s'étend juste après le bas-côté boueux de la route, le visage du Ché salue tout à coup le passant. Petite icône ronde clouée sur un piquet de bois entouré de fleurs artificielles. Qui donc a élevé ce petit autel ? Je m'arrête devant l'effigie du révolutionnaire à l'étoile brodée sur son bérêt. Je ne vois aucune inscription nulle part. Est-ce l'hommage rendu à une personne décédée à cet endroit dans un accident de la route ? Ou bien juste l'expression de la foi d'un autochtone qui devait affirmer haut et fort ses espoirs en un autre ordre mondial ? Impossible de le deviner. 

Est-ce que je vais commencer à voir plus d'habitations et d'êtres humains aux abords de la route, sur ces derniers kilomètres avant Moscou ? En tout cas je suis gâtée en datchas et villages ce matin. Après avoir savouré une nouvelle perspective au-dessus d'une voie ferrée (je ne me lasse pas de ces grandes lignes droites de rails qui s'enfuient vers le bout du monde aux quatre coins de la Russie...), je croise un énorme monument en mémoire de la seconde guerre mondiale. Non loin d'un village, un obélisque dresse sa pointe vers le ciel. Deux dates sont écrites en rouge - 1941 et 1945 -, encadrant un mot : Pamiat (Mémoire). Les russes ont de l'espace. Les monuments sont toujours d'une taille démesurée. 

Le soleil grimpe lentement vers le zénith, le ciel devient plus bleu, les toits des maisons revêtent  des couleurs un peu plus gaies, bleu, rouge, vert. La circulation s'intensifie alors que je dépasse Rjev pour m'approcher de Zoubtsov. Alors que j'aborde un nouveau petit village, je ralentis imperceptiblement en apercevant un drôle d'habitant de ces lieux qui ne semble pas voir mon arrivée d'un bon oeil.... Pelage marron clair, cornes en position horizontale un tantinet menaçante, les côtes un peu trop apparentes mais d'un gabarit tout de même impressionnant... Bon d'accord, ce n'est qu'une vache, c'est sûr. C'est ridicule d'avoir peur d'une vache, on est d'accord ? Le problème, c'est que je ne vois aucun obstacle entre le bestiaud et la route. Et que ce que je lis dans les yeux du bovidé est tout sauf chaleureux. Je ne sais pas si elle considère que la route est son territoire, mais une chose est sûre, j'ai intérêt à passer mon chemin et vite ! Tel un chien de garde, l'animal baisse un peu la tête sans me quitter des yeux et fait un pas en avant. Bien.

Tandis que nous parcourions les chemins de Compostelle de Cahors à Moissac en 2010, Sophie et moi avions croisé plus d'un chien agressif. Sophie avait tout aussi peur que moi, mais elle s'était intéressée au dressage et m'avait inculqué ce principe : "tu ne les regardes pas dans les yeux, tu gardes ton ryhtme, et tu gardes ta direction en contournant le plus tranquillement possible, ils ne doivent pas sentir que tu as peur". Je range ma trouille dans ma poche, je regarde droit devant moi (enfin, un oeil en coin surveille le bestiaud tout de même), et je pédale comme si de rien n'était. Bon, avouons que le danger était très limité : ce n'est qu'une vache ! Et d'ailleurs, au dernier moment je m'aperçois que même si elle continue son approche lente comme si elle était en liberté, elle est en fait attachée par un cordage noué autour de ses cornes et relié à une chaîne qui traîne dans l'herbe.   

Allez, ma petite minute adrénaline est derrière moi. Je change vite d'atmosphère en tombant sur quelques petites maisons toutes proprettes et joyeusement habillées de jaune, rose, vert ensoleillé. Tiens, est-ce que j'approche d'un endroit un peu plus cossu ? On s'est cassé la tête pour assortir la déco, ici : palissade bleue pétante, lattes murales jaunes, contour de fenêtre bleu clair, linteaux blancs, toit rouge. Les murs et les toirs tiennent debout et ne menacent pas de s'écrouler, les jardins sont nettoyés et ne semblent pas à l'abandon. Ce petit village sorti de nulle part est un ovni dans la campagne environnante. Il ne ressemble absolument pas aux précédents, et n'a rien à voir avec la petite ville de Zoubtsov dans laquelle je m'apprête à entrer. 

La première chose qu'on voit en arrivant à Zoubtsov, juste après la station essence plantée à l'entrée de la ville, c'est une immense barre d'immeuble, grise et complètement délabrée. C'est hideux, et ça doit avoir un siècle ou alors une guerre est passée par là. Ce bâtiment n'a jamais vu un ravalement de sa vie. Je l'approche par son profil droit, qui présente une énorme inscription en rouge et bleu, accompagné d'un blason orange et rouge Je tente de déchiffrer... Bon, A part le nom de la ville écrit en gros, je ne comprends pas le reste ou alors ça pourrait ressembler à une invitation à rester de passage dans le coin.

Après vérification et traduction, c'était bien quelque chose comme ça, littéralement : "Puisses-tu prolonger ton séjour, puissent la Bazouza et la Volga te garder sur ces terres", à peu de choses près. Et il faut espérer que les fleuves joliment nommés Bazouza et Volga aient suffisamment de charme pour retenir le voyageur, car ce n'est certainement pas pour l'architecture qu'on voudrait s'attarder... En tout cas pour une fois on n'est pas accueilli par un rappel à la gloire des héros de la grande guerre. Mais alors que cette remaque me traverse l'esprit, une petite voix tire mon signal d'alarme interne : en France ne trouve-ton pas dans le moindre petit village la stèle ou le monument à la mémoire des morts des deux guerres mondiales ?... Je me sens tout à coup très formatée "anti russe"... Bravo, ça commence bien ma découverte objective de la Russie !

L'immeuble a un frère jumeau à une centaine de mètres en retrait, dans le même état. Des paraboles fleurissent sur les balcons. Le linge sèche sur les cordes fixées entre deux barres métalliques rouillées. Je me demande si c'est comme à Berlin juste après la chute du mur : triste et misérable de l'extérieur, mais coquet et avec du charme à l'intérieur... Aux pieds de l'immeuble qui longe la nationale, des petits commerces forment une espèce de petite zone commerciale colorées et vivantes. Ici on cherche à attirer le passant pour faire tourner le commerce local. Toutes les boutiques affichent les plats ou ingrédients qu'on peut s'offrir à l'occasion d'une petite pause. Poisson, "plats russes", kvass, blinis, pirojkis, J'aperçois des gens dans les boutiques et petits restos. Il est 13h30. Et si je tentais une spécialité locale ? Je traverse la route et m'approche des écriteaux. Mais rapidement je constate que je n'ai pas plus faim que ça. Ou pire que ça : j'ai pris goût à mes sandwiches pain - fromage sans goût et là tout de suite c'est ce qui me fait le plus envie. J'en ai dans mes sacoches. Je m'en contenterai. Par contre je descends de vélo et vais m'offrir un café. 

C'est très curieux la manière dont sont conçues ces petits commerces, qui ne devaient pas en être à l'origine. Vitrines inexistantes, publicité rédigées à la main sur des panneaux de bois recouverts de peinture, quelques néons d'un autre siècle, aménagement intérieur tout sauf design, mais on trouve de quoi se ravitailler sans problème. Les plats préparés sont plutôt alléchants, mais contiennent trop de sauce ou de pommes de terre pour me donner envie. 

Par curiosité, je donne quelques coups de pédale au milieu de la cité de béton qui prend forme au bord de la nationale. Les immeubles sont séparés par des allées plantées d'arbres et des trottoirs recouverts d'une pelouse boueuse qui se remet lentement du dégel. Des gens sortent faire leurs courses ou attendent aux arrêts de bus, la plupart du temps en tshirt ou manches courtes. Il fait bon, et malgré la tristesse du décor la chaleur donne un parfum de légèreté printanière à cette petite ville de campagne. 

Je remonte sur la nationale et poursuis ma route vers le centre, m'arrêtant quelques dizaines de mètres plus loin pour tomber en arrêt sur une surprenantes petite église orthodoxe ronde aux murs de briques rouges et à l'unique coupole noire. Surprenante touche de couleur au milieu des immeubles uniformément gris. 

De l'autre côté de la route, d'autres petites gargottes proposent leur menu du jour aux chauffeurs de camion qui ont leurs habitudes ici. Passé cette zone d'habitations collectives et de restauration pour voyageurs et routiers, la végétation reprend ses droits pour donner un aspect plus rustique au reste de la ville.

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